Réinvestir l’action publique pour la transformer
Angel Prieto (X16) a connu, lors de ses études à Polytechnique, une prise de conscience marquante qui l’a décidé à consacrer sa carrière à la transformation écologique, tant au sein de la haute fonction publique qu’à travers des initiatives associatives. Il nous explique ses choix, ses actions, ses convictions et ses recommandations, fondés sur une vraie expérience de terrain et un souci permanent d’exigence.
D’où est-ce que tu viens ?
Je suis originaire d’Espagne, où j’ai grandi. J’étais passionné de sciences, de mathématiques et de physique et j’ai choisi de venir en France pour intégrer une classe préparatoire. En arrivant à Polytechnique, je voulais faire de la recherche. J’ai eu une prise de conscience en 2A, à l’issue notamment de conférences organisées par les élèves avec des grands experts qui sont venus nous parler des bouleversements en cours : dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, épuisement des ressources… Ça m’a fait l’effet d’un choc ; en l’espace de quelques mois à peine, j’ai perdu le goût pour les équations. Je ne voyais pas tellement vers où ça nous menait, alors qu’en face je voyais l’urgence très forte vis-à-vis des défis écologiques. J’en ai remis en question mon projet de vie et mes appétences.
Qu’est-ce qui a guidé tes choix de carrière ?
Je voulais contribuer de manière très concrète, opérationnelle, à la transformation écologique, en me tournant vers les entreprises ou le secteur public afin d’avoir rapidement de l’impact.
J’ai choisi de rejoindre la fonction publique : s’il y a bien une partie qui peut rompre le triangle de l’inaction – paradigme qui met en lumière la manière dont les trois principaux acteurs de la société (citoyens, État, entreprises) se renvoient mutuellement la responsabilité d’agir pour la transition environnementale – et être pionnière, c’est la puissance publique, par ses capacités à entraîner le reste de la société et par les politiques publiques qu’elle met en œuvre.
J’ai hésité entre rejoindre le corps des Ponts, aux missions tournées vers la transformation écologique, ou bien le corps des Mines, rattaché au ministère de l’Économie et des Finances et lié davantage avec le monde économique. Conscient du poids de Bercy dans les arbitrages interministériels et de l’impact énorme des entreprises sur les bouleversements écologiques, j’ai choisi la seconde option.
Ton engagement ne s’est pas limité à des choix professionnels.
En parallèle, j’ai en effet décidé d’agir d’un point de vue associatif. J’ai participé notamment au lancement d’un mouvement qui se nomme Pour un réveil écologique, un mouvement d’étudiants et de jeunes actifs né du constat que les carrières offertes, notamment à la sortie des grandes écoles, ne sont bien souvent pas alignées avec l’urgence écologique.
Nous avons écrit un manifeste, qui a eu un grand écho médiatique. Ça nous a permis de rencontrer des dirigeants d’entreprise qui, notamment dans des groupes du CAC 40, étaient assez inquiets de voir une partie de leur vivier de diplômés des grandes écoles prête à se détourner de leurs organisations pour des raisons écologiques. Cela constitue la naissance pour moi d’un engagement beaucoup plus large dans le champ associatif.
Je suis convaincu qu’il est essentiel que nous fassions entendre nos voix, pour décaler la fenêtre d’Overton – allégorie aussi connue sous le nom de fenêtre de discours, qui situe l’ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme plus ou moins acceptables dans l’opinion publique d’une société – et ainsi rendre audibles des discours qui ne l’étaient pas auparavant et qui ouvrent de nouvelles perspectives pour dévier du statu quo.
Sur quoi travaillez-vous avec le collectif Pour un réveil écologique ?
Nous avons travaillé évidemment sur les entreprises – pour qu’elles intègrent pleinement les enjeux écologiques au cœur de leur stratégie – mais nous avons aussi développé des actions liées à l’enseignement supérieur, pour que les établissements proposent des enseignements à la hauteur des défis, donnant aux jeunes toutes les clés pour être moteur dans la transformation.
À chaque fois avec une logique d’influence, de plaidoyer, étant toujours force de propositions. Cela me semble crucial dans l’engagement écologique : il faut parfois dénoncer, mais toujours construire des propositions concrètes d’amélioration et construire des outils. C’est notre responsabilité collective et individuelle, et peut-être un peu plus pour nous, ingénieurs. Nous avons aussi développé un troisième volet d’action sur la fonction publique, qui dans son fonctionnement emploie 20 % des actifs et représente 15 % des émissions de gaz à effet de serre. Parce que c’est un employeur important, parce que les politiques publiques menées peuvent avoir un impact énorme et parce que l’administration publique se doit d’être exemplaire, et peut entraîner le reste de la société en étant plus écoresponsable.
À ce titre, j’ai panaché les engagements, en travaillant avec le think tank The Shift Project sur leur plan de transformation de l’économie française, notamment en me concentrant sur la décarbonation de l’administration publique. J’ai été corédacteur d’un rapport sur ce sujet, visant à mettre en lumière l’importance de l’exemplarité de l’administration et les leviers à activer pour entraîner le reste de la société vers la transition écologique.
Dans ton poste actuel, comment as-tu l’impression d’avoir de l’impact et, concrètement, que fais-tu ?
Mon poste actuel est en fait un double poste classique pour un premier poste au corps des Mines, axé sur le développement économique.
Basé en Auvergne-Rhône-Alpes, je suis à la fois conseiller économique de la préfète de région, où je joue un rôle stratégique en mobilisant les acteurs et les services de l’État, et chef du service économique de l’État en région au sein de la DREETS (direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités), l’antenne régionale du ministère de l’Économie. Dans ce cadre, je suis responsable de la mise en œuvre des politiques publiques de Bercy à destination des entreprises. Au sein de mon service, nos missions se divisent en deux catégories : offensives et défensives.
Les missions offensives consistent à soutenir l’innovation des entreprises et à accompagner leurs mutations, en particulier en matière de décarbonation et de sobriété hydrique. Les missions défensives visent à améliorer la résilience des entreprises face aux chocs actuels et à venir.
Comment se traduisent ces missions de soutien à l’innovation et aux mutations des entreprises en matière de décarbonation ?
Depuis mon arrivée il y a environ un an et demi, j’ai fortement orienté l’action de mon service et de mon portefeuille auprès de la préfète sur les questions de transformation écologique des entreprises. J’ai lancé une initiative sur la décarbonation de l’industrie à l’échelle régionale. L’industrie représente en France environ 20 % des émissions de gaz à effet de serre territoriales, dont 50 sites concentrent la moitié (sidérurgie, chimie, cimenterie, matériaux et un peu d’agroalimentaire).
« J’ai lancé une initiative sur la décarbonation de l’industrie à l’échelle régionale. »
La direction générale des entreprises (DGE) contractualise des plans de transformation avec les sites les plus émetteurs, pour les aider à financer leur projet de décarbonation. Cette initiative couvrait certes 50 % des émissions de l’industrie, mais il en restait autant ! Alors j’ai mis en place un projet pour décliner cette initiative nationale et couvrir une partie des 50 % des émissions restantes, en ciblant les 30 sites les plus émetteurs en Auvergne-Rhône-Alpes et en ayant des échanges individuels avec chacun, pour mettre en place des feuilles de route individuelles de décarbonation. Cela nous permet d’avoir une vision fine, d’assurer un suivi de leurs grands projets à venir et de voir comment on peut les aider à accélérer, en anticipant et planifiant les besoins en infrastructures et en ressources.
En complément de cette logique de priorisation de l’impact, j’avais envie de travailler sur le reste des émissions, sur le tissu industriel diffus. Pour cela, j’ai utilisé ma casquette auprès de la préfète de région pour créer une coalition entre les acteurs du développement économique régional, tels que les services de l’État, les services du conseil régional et les chambres consulaires. L’objectif est d’accompagner la décarbonation de l’industrie de manière plus efficace, en évitant les doublons et en comblant les lacunes. Ces actions ont été mises en place il y a un an, les premiers résultats sont encourageants. Néanmoins, je veille constamment à ce que l’on se demande si nous en faisons suffisamment, si nous allons assez loin, comment faire mieux…
Et que fais-tu pour améliorer la résilience des entreprises ?
J’ai également lancé un chantier sur la sobriété hydrique. Avec 10 %, l’industrie n’est pas le plus gros consommateur en France, mais elle reste un secteur important. L’idée de ce chantier est aussi bien de préserver cette ressource pour des usages indispensables que d’améliorer la résilience des entreprises pour qu’elles puissent continuer à produire en cas de pénurie d’eau. Le sujet était peu regardé jusqu’alors, et peu pris au sérieux, car l’eau ne coûte pas très cher et ne pèse pas vraiment dans la performance des entreprises.
Cependant, quand il n’y en a plus, il n’y en a plus : il ne faut pas tellement regarder quel est le coût de l’eau, mais plutôt quel est le coût de l’eau qu’on n’a plus et quel est l’impact sur la production. En renversant cette manière de voir les choses et à la lumière des sécheresses intenses de 2022 et 2023, l’intérêt pour la question de l’eau a fortement augmenté. Nous accompagnons les entreprises, à la fois les sites les plus critiques, à l’image des très grands émetteurs qu’on accompagne sur la décarbonation de l’industrie, et aussi les filières très impactées – l’agroalimentaire, la chimie, la métallurgie – en nous appuyant sur les branches professionnelles, du MEDEF (Mouvement des entreprises de France) et des organisations patronales.
Voilà quelques exemples de ce que je fais dans mon poste, où je pense que nous avons de l’impact. Même si, évidemment, on ne change pas le monde tout seul, j’essaie sur certains sujets de donner une impulsion. Mais le travail est fait collectivement, en embarquant les acteurs économiques. C’est une dynamique de groupe qu’on met en place, pour être plus pertinent et accompagner un maximum d’entreprises.
À t’écouter, on a l’impression que ton engagement est très fluide : à quelles résistances es-tu confronté ?
La plus grande résistance, c’est le statu quo – selon moi notre principal ennemi dans la transformation au niveau opérationnel. Il existe d’autres obstacles, comme les lobbies qui s’expriment davantage au niveau national dans la conception des politiques publiques. Au quotidien, je suis plutôt confronté à cette idée : « On a construit un système complexe, très performant à plein d’égards, notamment d’un point de vue économique, qui fonctionne. »
Faire bifurquer notre modèle économique, créer une redirection écologique, nécessite de réinterroger profondément nos manières de faire : nos manières d’habiter la terre et, pour les entreprises, les modèles d’affaires, les processus… Ce n’est pas simple car, même lorsqu’on a une solution, cela demande de l’énergie, des investissements, donc des décisions structurantes pour des dirigeants d’entreprise.
Il y a aussi des reconversions professionnelles, ou au minimum des besoins de nouvelles formations. Cela nécessite donc d’impliquer des salariés, toute une chaîne de sous-traitants, clients, etc. Cela prend du temps et constitue le principal frein que je rencontre aujourd’hui.
Comment travaille-t-on sur ces freins ?
Selon moi, on y répond par des propositions concrètes. Typiquement, il faut des personnes sur le terrain qui expliquent aux chefs d’entreprise pourquoi il faut réaliser ces transformations pour eux. Il y a plein de raisons : résilience, compétitivité, conquérir de nouveaux marchés, motiver les salariés, recruter ceux qui veulent contribuer aux défis de notre siècle.
Après avoir expliqué le pourquoi, on explique le quoi et le comment : des dispositifs de soutien de l’État peuvent aider les investissements. Quand ils n’existent pas, c’est important de transmettre des demandes au niveau national. Des exemples concrets de pairs, d’autres entreprises du secteur ou d’une taille similaire, qui se sont déjà mis en mouvement, constituent aussi un argument fort. C’est très important d’ailleurs de mettre en lumière les pionniers, de montrer que certains, certaines agissent déjà et que ça se passe bien. Ils montrent une voie pour que d’autres puissent ensuite s’engouffrer dans leur sillage.
Et comment accompagnez-vous les entreprises sur du plus long terme ?
Je considère deux dimensions dans la transformation de l’industrie : verdir l’industrie et industrialiser le vert. Il faut commencer par verdir l’industrie ; faire en sorte que l’existant soit plus vert. Je prends une cimenterie : demain, on aura besoin de beaucoup moins de ciment ; mais on aura sans doute encore besoin de ciment. Et, donc, comment faire pour que ce ciment soit le plus bas carbone possible.
Comment est-ce qu’on accompagne les entreprises ? Je ne peux pas jouer sur la demande à mon niveau, je le pourrais si j’étais au niveau national, si je mettais en place des législations, par exemple sur les normes environnementales de la construction de nouveaux bâtiments ou de nouveaux ouvrages. Mais actuellement je n’ai pas ce pouvoir-là. Donc je prends les cimentiers et je les aide à se décarboner.
La seconde dimension, c’est d’industrialiser le vert. De nombreuses entreprises aujourd’hui insuffisamment développées devraient demain l’être davantage (rénovation thermique des bâtiments, petits véhicules électriques, batteries qui leur sont associées). Il faut soutenir l’émergence de nouveaux modèles d’activité.
Pour toi, y a‑t-il des activités ou des filières qui sont vouées à disparaître ?
Oui, évidemment, mais de tout temps il y a eu des défaillances – et des créations – d’entreprise. La question qui se pose pour moi, c’est comment est-ce que l’on change les règles du jeu économique pour faire en sorte que le terrain soit plus favorable aux entreprises vertueuses et beaucoup moins aux entreprises qui n’auront plus de raison d’exister demain. La puissance publique a ce pouvoir et cette responsabilité.
Ce n’est pas à la puissance publique de décider seule du sort d’une entreprise. Mais ce qu’elle doit absolument faire, c’est changer les règles du jeu pour favoriser les entreprises vertueuses et pénaliser les entreprises qui ne le sont pas. Par exemple, on assiste aujourd’hui à des tensions sur les ressources nécessaires à l’industrie (foncier, électricité, biomasse, compétences car le taux de chômage est assez bas…). Nous devons prioriser ces ressources vers l’industrie verte, et par exemple lui réserver le foncier industriel. Malheureusement, on n’atteint pas encore ce niveau de maturité dans la réflexion collective au sujet des politiques publiques. Nous devrions davantage mettre l’accent sur la croissance – la décroissance – sélectives. Le débat croissance-décroissance est souvent un peu stérile, car on oppose de grandes idées sans savoir très bien de quoi on parle.
“On ne peut pas négocier avec les lois de la physique, mais on peut négocier avec les lois de l’économie.”
Il y a des choses qui doivent croître, il y a des choses qui doivent décroître. Au premier rang des choses qui doivent décroître se situent la consommation matérielle, les émissions de gaz à effet de serre, la dégradation de la biodiversité. Ensuite peuvent croître la production de petits véhicules électriques, l’offre de réparation de vélos, un certain nombre de médicaments qui sont essentiels et qui aujourd’hui sont importés de l’autre bout du monde. Finalement c’est une approche filière par filière que l’on doit mettre en place dans une logique de planification, pour gérer la rareté des ressources et nos impacts environnementaux. On ne peut pas négocier avec les lois de la physique, mais on peut négocier avec les lois de l’économie : c’est sur elles qu’il faut agir.
Comment pousser cette transformation ?
Il faut embarquer le collectif. On ne peut changer le monde que collectivement, ensemble. Et en nourrissant, c’est très important, la complémentarité des engagements. On oppose parfois, à tort, agir de l’intérieur et proposer des alternatives ou dénoncer de l’extérieur. Ce sont des engagements très complémentaires, et c’est important de cultiver cette complémentarité.
De même au sein de la fonction publique entre ministères, entre personnes qui font la même chose dans différentes régions. Par exemple, je vous parlais d’une initiative pour territorialiser la décarbonation industrie : une fois celle-ci bien lancée dans ma région, j’ai veillé à la partager de manière très structurée, avec un kit clés en main, avec tous mes homologues d’autres régions pour qu’ils puissent le mettre en place chez eux.
J’ai aussi veillé à en parler au niveau national afin d’avoir une commande qui vient du niveau du ministère, pour que chaque région réplique en mieux ce qui a été mis en place dans une région pionnière. Il faut inspirer en disant ce que l’on fait et en faisant aussi ce que l’on dit, ce qui me semble essentiel pour créer cette émulation collective et cette dynamique. C’est un premier élément.
Au sein de la fonction publique, les niveaux d’engagement comme de prise de conscience des enjeux sont très disparates.
Le deuxième élément est en effet la création d’une culture commune. Une initiative a été lancée dans la fonction publique pour former dans un premier temps les hauts fonctionnaires aux questions écologiques, puis dans un deuxième temps l’ensemble des agents publics.
Les hauts fonctionnaires représentent 25 000 personnes et le but est qu’ils soient formés avant fin 2024. Donc c’est un énorme chantier. Il s’agit d’une formation plutôt qualitative, quatre journées de formation, qui traitent à la fois des enjeux climatiques, des enjeux de la biodiversité et des enjeux de ressources, par des échanges avec des scientifiques de haut niveau, des ateliers pratiques pour s’approprier les enjeux et les leviers d’action, des visites terrain et des ateliers de passage à l’action.
C’est une initiative que j’ai contribué à lancer, plutôt avec la casquette associative, que j’ai ensuite déclinée (de manière pionnière) en Auvergne-Rhône-Alpes, pour en faire un test sur le terrain afin d’avoir des retours. On a fait ça entre mars et septembre 2023, ça a été profondément enthousiasmant. Ce n’était pas du tout dans la fiche de poste, je le faisais sur mon temps à côté et finalement j’ai réussi à créer une petite équipe opérationnelle autour de moi en Auvergne-Rhône-Alpes.
Certes, il n’y a pas de recette miracle, mais la formation crée cette base, un terreau fertile pour avoir une culture commune et pour partager collectivement la conscience de l’urgence. Il y en a qui seront partis en avance, il y en a qui seront moins mobilisés directement sur le sujet, mais en tout cas on possède ensemble ce bagage commun qui permet de s’engager comme un collectif.
Cette conscience de la gravité des enjeux peut être source de désarroi, d’impuissance voire de résignation. Comment tenir sur la durée ?
Le troisième élément qui me semble très important, c’est effectivement le réenchantement. Je pense de plus en plus à ce sujet, car on a beaucoup tendance à présenter le sujet écologique sous un angle très pessimiste : il y a urgence à agir, de grands bouleversements sont en cours sur les trois grandes dimensions environnementales.
On parle de limitations, de renoncements, de sobriété, et ce n’est pas le langage qui me semble le plus mobilisateur. Ça peut parler à certaines personnes, mais on ne peut s’en contenter. Il faut qu’on embarque 90 % de la population, et peut-être que les 10 % restants à la fin seront rattrapés par des réglementations. Pour cela, il faut mettre en avant ce côté profondément enthousiasmant de la transformation, en disant qu’elle est complexe mais intéressante.
Par exemple, quand on tire la ficelle « comment diminuer les émissions de la mobilité ou leur impact sur les ressources », on se dit qu’il faut des véhicules plus petits ; mais, pour des véhicules plus petits, il faut que les gens en aient envie, donc cela concerne la publicité ; quand bien même les véhicules seraient petits, il faudra des bornes de recharge, donc il faut les installer, ce qui touche aux collectivités ; les petits véhicules électriques consomment des ressources, comment s’approvisionner sans être dépendant des ressources étrangères ? Cela appelle une dimension stratégique ; comment sécuriser et rendre plus attractive la pratique du vélo, car la question de la multimodalité se pose, etc.
“Ces « grandes transformations » nous invitent à réinventer le monde en mieux.”
Dès qu’on tire une ficelle, toute la pelote vient : c’est quelque chose que je trouve profondément enthousiasmant, notamment pour les ingénieurs que nous sommes. C’est aussi enthousiasmant car ces « grandes transformations » nous invitent à réinventer le monde en mieux et à faire preuve de créativité. Enfin, le sens donné à l’action et la fierté de défendre une cause qui nous dépasse, avec en surplus des dimensions collectives, ça rend heureux. Donc, plutôt que de parler de renoncement, il faudrait parler de réinvention ; plutôt que de parler de sobriété, on devrait parler de « suffisance » (trouver le juste milieu) ; plutôt que de décroissance, on devrait parler de ce qu’on décide de faire croître : qu’est-ce qui fait la croissance du bonheur ?
Entre réformisme et radicalités : où te situerais-tu ? quelle est ta perception de cette tension ?
Je me situe plutôt du côté de « faire bouger les lignes de l’intérieur », tout en ayant un pied dans les deux approches. Cette frontière est un peu artificielle, car il existe un continuum entre travailler au sein d’une entreprise pétrolière et tenter d’y réorienter certaines décisions stratégiques, ou bien décider d’aller faire de l’agroécologie au fin fond de l’Ardèche. Pour moi, il est crucial de nourrir la complémentarité des engagements et, surtout, de se demander à titre personnel : qu’est-ce qui me rend heureux et dans quel domaine suis-je compétent ?
Cette transformation écologique durera au moins jusqu’en 2050 et il est important de ne pas se griller en quelques années, en choisissant un chemin sacrificiel, en se disant « il faut que j’aille là où j’ai le plus d’impact parce qu’il faut faire bouger les lignes ». Au contraire, il faut partir de ce qui nous porte, ce qui nous donne envie, et agir sur ce fondement en cherchant toujours à partager, à inspirer et à créer des liens avec d’autres personnes, pour chercher les complémentarités qui nous permettent d’aller plus vite et plus loin.
Comment allier envie et efficacité dans l’action pour faire bouger les lignes ?
En ce qui concerne le fait de « faire bouger les lignes de l’intérieur », je pense que nous avons besoin de plus de « hackers écologiques ». L’idée est de prendre le système tel qu’il est et de voir les marges de manœuvre dont nous disposons pour les exploiter.
En s’inspirant de l’état d’esprit originel des hackers, qui cherchent à tester les limites du système de manière un peu rebelle et à créer quelque chose d’ingénieux, nous pouvons apporter cette approche au combat écologique. Cela implique d’exploiter la force du collectif, de se mettre en mode créatif et de remettre en question les frontières symboliques qui n’ont pas forcément lieu d’être.
Il ne faut pas hésiter à parfois désobéir à sa hiérarchie et en tout cas à être force de propositions pour montrer qu’il existe d’autres façons de faire les choses. Parce qu’en fait les grandes transformations sociétales ont souvent été lancées par une minorité agissante. Je pense par exemple à la fin de l’apartheid en Afrique du Sud, à la fin de l’esclavage aux États-Unis, au droit de vote des femmes en France.
Une minorité déterminée et enthousiaste qui a réussi à surmonter l’inertie du statu quo et quelques opposants virulents, pour créer l’étincelle qui allume le feu et pour provoquer un changement plus large.
As-tu l’impression qu’il y a un angle mort dans notre échange ?
Il y a peut-être un sujet dont on n’a pas beaucoup parlé : celui de l’action concrète et opérationnelle, qui est étroitement liée à la tension entre la réflexion stratégique et l’urgence d’agir sur les sujets écologiques.
On peut être tenté de se dire : comme c’est très complexe, il faut vraiment qu’on y réfléchisse posément, que l’on planifie soigneusement, que l’on ait un plan très carré bien ficelé avant de commencer à agir. En fait, ça nous mènerait dans le mur, parce qu’il y a urgence et qu’il faut se mettre en mouvement dès maintenant.
À l’inverse, une action désordonnée pourrait aussi être le premier ennemi d’une transformation réussie, parce qu’elle peut négliger des problèmes sociaux importants et entraîner de vives oppositions politiques, ou conduire à avancer dans une direction qui n’est pas la bonne, faute d’avoir les bons ordres de grandeur en tête.
C’est un sujet qui est pour moi insuffisamment enseigné, insuffisamment pensé, insuffisamment discuté. Il faut qu’on soit tous dans cet état d’esprit d’agir en penseur, mais aussi de penser en acteur.
Comment les X dans la fonction publique peuvent-ils accompagner l’action ?
Notre formation de polytechniciens nous apprend beaucoup à être dans le « penser » et à être de très bons architectes de la transformation, mais il est essentiel d’être également de bons exécutants. Chacun de nous doit donc être à la fois architecte et acteur opérationnel, en faisant des allers-retours entre la réflexion et l’action, entre les bureaux et le terrain. Adopter cette posture me semble particulièrement important pour les hauts fonctionnaires : loin de rester enfermés dans notre tour d’ivoire, nous devons aller au contact des chefs d’entreprise, des acteurs de la société civile, nous confronter au terrain, aux difficultés des uns et des autres, pour mettre en place des politiques qui soient vraiment pertinentes.
“Être à la fois architecte et acteur opérationnel, en faisant des allers-retours entre la réflexion et l’action.”
Je souhaite terminer en partageant ma philosophie de l’action, qui repose sur deux principes complémentaires : le pessimisme de la lucidité et l’optimisme de la volonté. Le pessimisme de la lucidité consiste à reconnaître la gravité de la situation écologique sans la minimiser ; on en est au stade où il nous faut à la fois penser l’adaptation et travailler sur l’atténuation, autrement dit éviter l’ingérable et gérer l’inévitable. L’optimisme de la volonté, lui, nous met en mouvement et nous incite à célébrer les petites victoires quotidiennes, qui redonnent de l’énergie et du sens à l’action.
En contrepoint
S’il est encourageant de lire l’énergie de nos jeunes camarades se lançant dans le projet de faire évoluer notre fonction publique pour favoriser la durabilité, il faut rester conscient du fait que d’autres avant eux ont pu eux aussi y apporter leur énergie et en ressortir avec un constat d’échec allant jusqu’à la mise en doute de la faisabilité de l’entreprise. Ainsi notre camarade Anne Spiteri (X74), qui s’est attaquée au sujet fondamental de l’eau, relate-t-elle son parcours avec beaucoup de franchise dans son blog « Eau évolution ». Elle y évoque la brutalité de ce milieu à son époque, où il était pourtant encore temps d’enrayer certains processus écologiques irréversibles. L’eau constitue d’ailleurs aujourd’hui l’une des limites planétaires que nous avons franchie.
Les scientifiques ont établi que les cycles de l’eau verte – celle qui participe à l’humidité du sol et qui assure le maintien des végétaux – subissent aujourd’hui des variations au-delà des limites fixées (aridification généralisée des sols) ; et que les prélèvements d’eau douce – cycle de l’eau bleue – excèdent la limite de soutenabilité. Bien sûr, le défi de la durabilité est tel qu’il n’est pas question de renoncer et le réformisme reste encore aujourd’hui l’une des branches de l’alternative, témoin notre dossier. Espérons donc que les jeunes, tel Angel Prieto (X16), qui se lancent aujourd’hui dans la bataille, dans un contexte de sensibilité écologique bien plus favorable que par le passé, pourront à l’issue de leur carrière tirer un bilan plus encourageant que celui de leurs aînés et n’oublions jamais, lorsque l’occasion nous en sera donnée, d’aider à leur réussite.
Pour aller plus loin :
- Voir l’article de Bon Pote au sujet des discours de l’inaction les plus répandus : https://bonpote.com/climat-les-12-excuses-de-linaction-et-comment-y-repondre/
- Voici le lien vers le rapport « Décarboner l’administration publique » du Shift Project : https://theshiftproject.org/article/decarboner-ladministration-publique-rapport-octobre-2021/
- Voir le blog de Anne Spiteri : www.eau-evolution.fr