Die in

La radicalité comme mode d’action : die-in au forum des entreprises de l’X

Dossier : Urgence écologique : entre réformisme et radicalitésMagazine N°800 Décembre 2024
Par Groupe X Urgence écologique

Le die-in orga­ni­sé par cer­tains élèves de l’X à l’occasion du Forum des entre­prises de l’École en 2023 est un exemple de radi­ca­li­té dans l’action pour la défense de l’environnement. Voi­ci les faits, les suites qui en ont décou­lé et une réflexion sur l’efficacité de ce type d’action.

Cet article revient sur une action de déso­béis­sance civile qui a eu lieu lors de l’édition 2023 du X Forum, par des élèves du cycle ingé­nieur poly­tech­ni­cien, des alum­ni et des étudiant(e)s d’autres écoles à proxi­mi­té. Nous avons réa­li­sé plu­sieurs entre­tiens avec les élèves qui ont par­ti­ci­pé à cette action, afin de com­prendre leur pas­sage à l’action et de l’analyser au tra­vers du prisme de ce dos­sier : « Entre réfor­misme et radi­ca­li­tés ». Après une ana­lyse du mode opé­ra­toire, nous reve­nons sur les consé­quences de l’action, qui ont été nom­breuses : débats, consul­ta­tion étu­diante, tri­bune dans la presse, pro­cès en cours.

Un objectif de dénonciation

L’objectif glo­bal de l’action était de pro­vo­quer un débat afin de remettre en ques­tion l’omniprésence de cer­taines entre­prises dans la for­ma­tion, la vie asso­cia­tive et de cam­pus, et le deve­nir des élèves de l’École poly­tech­nique. Au cœur des pré­oc­cu­pa­tions des par­ti­ci­pants était la cri­tique des liens de l’École poly­tech­nique avec les finan­ceurs et opé­ra­teurs de « bombes cli­ma­tiques ». L’expression « bombe cli­ma­tique » est appa­rue assez récem­ment, dans un article publié en 2022 dans la revue scien­ti­fique Ener­gy Poli­cy. Des cher­cheurs et des jour­na­listes ont dres­sé une liste des plus grands pro­jets d’extraction de com­bus­tibles fos­siles au monde, que ce soit pétrole, gaz ou char­bon. Des pro­jets qui pour­raient émettre cha­cun plus d’un mil­liard de tonnes de CO₂ sur toute leur durée d’exploitation.

Ces pro­jets ont donc été nom­més « bombes cli­ma­tiques » ou « bombes car­bone » par les auteurs de l’article. Pour inter­pel­ler pen­dant un forum qui invite des entre­prises liées aux bombes cli­ma­tiques sans que cela soit remis en ques­tion depuis des années, une action que l’on pour­rait qua­li­fier de radi­cale sem­blait néces­saire aux yeux des par­ti­ci­pants. Lors de cette action, entre vingt et trente per­sonnes ont réa­li­sé un die-in, qui est une forme de mani­fes­ta­tion dans laquelle les par­ti­ci­pants se laissent tom­ber au sol pour simu­ler la mort. Le die-in s’est dérou­lé au milieu du Grand Hall, dans la par­tie qui est dédiée aux entre­prises de la finance et de la banque pen­dant le Forum. Quatre élèves ont ensuite pro­non­cé un dis­cours avant d’être inter­rom­pus par la sécu­ri­té. Les réfé­rences de la cap­ta­tion du dis­cours ain­si que de sa retrans­crip­tion sont à retrou­ver à la fin de cet article.

Un mode opératoire radical

Pen­dant le die-in, l’objectif était de pro­non­cer un dis­cours et d’être le plus com­pré­hen­sible pos­sible. L’action a suf­fi­sam­ment per­tur­bé le dérou­le­ment du Forum pour que les membres du col­lec­tif puissent pro­non­cer la majeure par­tie de leur dis­cours, avant d’être éva­cués par la sécu­ri­té. Les orga­ni­sa­teurs ont sou­hai­té réa­li­ser cette action de rup­ture pen­dant ce moment par­ti­cu­liè­re­ment sym­bo­lique de la sco­la­ri­té poly­tech­ni­cienne, temps fort de la pré­sence des entre­prises ciblées par l’action à l’X.

Les par­ti­ci­pants ont posé leurs reven­di­ca­tions : leur inten­tion était de mettre en ques­tion le finan­ce­ment consé­quent de la vie étu­diante par des entre­prises très pol­luantes, via le Forum. En effet, pour par­ti­ci­per au Forum, les entre­prises doivent payer des sommes impor­tantes, qui sont ensuite par­tiel­le­ment rever­sées pour finan­cer des acti­vi­tés sur le cam­pus, entre autres. En contre­par­tie de ce finan­ce­ment, ces entre­prises obtiennent une large visi­bi­li­té et un accès direct au vivier de recru­te­ment poly­tech­ni­cien. Plus lar­ge­ment, les par­ti­ci­pants reje­taient l’omniprésence de ces entre­prises dans d’autres aspects de la vie de cam­pus, comme la sub­ven­tion de cer­tains évé­ne­ments, leur mise en valeur via des chaires, ain­si que le fait de les invi­ter à par­ti­ci­per à cer­tains cours.

“Ce die-in représente un mode d’action relativement radical à l’École polytechnique.”

Le die-in est un mode opé­ra­toire fré­quem­ment mobi­li­sé par les mou­ve­ments mili­tants. Plus récem­ment, il a été asso­cié aux mou­ve­ments éco­lo­gistes, comme Extinc­tion Rebel­lion. Il est por­teur d’une cer­taine solen­ni­té : ce for­mat a été mobi­li­sé pour dénon­cer des morts ou des situa­tions d’injustice extrême. On peut pen­ser par exemple aux die-in orga­ni­sés par Act Up Paris pen­dant l’épidémie du VIH-sida pour dénon­cer l’inaction face à l’épidémie.

Les orga­ni­sa­teurs de l’action au Forum vou­laient éga­le­ment mobi­li­ser cette dimen­sion solen­nelle, en évo­quant les morts pré­ma­tu­rées adve­nues et à venir liées à l’inaction face au chan­ge­ment cli­ma­tique. Dans leur dis­cours, les par­ti­ci­pants visi­bi­lisent clai­re­ment la ques­tion de ces vic­times, tout en recon­nais­sant leur posi­tion pri­vi­lé­giée de poly­tech­ni­cien à ce sujet. Ce die-in repré­sente un mode d’action rela­ti­ve­ment radi­cal à l’École poly­tech­nique, car il engage une parole mili­tante dans un espace public, laquelle trans­gresse la pra­tique de l’obligation de réserve impo­sée aux élèves poly­tech­ni­ciens français.

Des réformes élaborées collectivement

À la suite de cette action, une mobi­li­sa­tion a été orga­ni­sée autour d’une réforme du Forum et des entre­prises qui ont le droit d’y par­ti­ci­per. Pen­dant la semaine de l’écologie à l’X, plu­sieurs amphi­théâtres ont été consa­crés à des débats sur ces ques­tions. Tout d’abord, une confé­rence s’est tenue où le pré­sident du Forum (un élève) en cours de man­dat et des par­ti­ci­pants à l’action ont échan­gé leurs points de vue. 

Des efforts de docu­men­ta­tion du sujet avaient été réa­li­sés en amont par les par­ties pre­nantes, afin de favo­ri­ser un dia­logue de qua­li­té. Un autre amphi­théâtre a éga­le­ment été consa­cré à un débat entre tous les élèves sou­hai­tant y par­ti­ci­per. Cette action a donc réus­si à mettre sur la table des ques­tions et à don­ner aux élèves la pos­si­bi­li­té de s’informer libre­ment sur ces sujets et d’en dis­cu­ter dans un cadre orga­ni­sé. Les par­ti­ci­pants à l’action sou­hai­taient que les élèves puissent s’approprier ces enjeux et par­ti­ci­per à l’élaboration d’une autre orga­ni­sa­tion du Forum et de la vie étudiante.

L’ouverture d’un dialogue

Après cette phase d’échange, une consul­ta­tion sur l’organisation du Forum a été orga­ni­sée par l’administration, la Kès et le Forum. Cette consul­ta­tion a pris la forme d’un son­dage adres­sé aux pro­mo­tions en sco­la­ri­té. Les par­ti­ci­pants à l’action n’ont pas été invi­tés à prendre part à l’élaboration de la consul­ta­tion, alors même que le débat a émer­gé à leur initiative. 

Dans le son­dage, la notion de « bombe cli­ma­tique », pour­tant au cœur du débat ini­tial, a dis­pa­ru. Le son­dage a été publié le ven­dre­di 15 mars 2023, pen­dant les pales et le départ de la pro­mo­tion sor­tante. En paral­lèle avec ce son­dage, à l’initiative des per­sonnes ayant par­ti­ci­pé à l’action, une lettre ouverte a été rédi­gée et adres­sée à la direc­tion géné­rale de l’École, pour appe­ler l’École à évo­luer. Cette lettre a été signée par 600 élèves et anciens élèves de l’X. Elle a été média­ti­sée dans Libé­ra­tion notam­ment (lien à la fin de l’article).

Un Info­kès (IK) hors-série (dis­po­nible sur requête auprès d’X UE) sur la ques­tion de la place des entre­prises pol­luantes a été publié après un appel à contri­bu­teurs, ouvert à tout le monde. Cet IK avait pour objec­tif de per­mettre à tous les élèves de se faire un avis avant de répondre au son­dage. Dans un autre IK, des anciens élèves (de pro­mo­tions remon­tant à plu­sieurs décen­nies) ont écrit aux pro­mo­tions en sco­la­ri­té pour s’opposer à une réforme du Forum. Cela est suf­fi­sam­ment rare pour être noté.

La radicalité étudiante face à l’urgence climatique

Après une pre­mière sanc­tion de leur action par leur éva­cua­tion du Forum, les élèves ayant pro­non­cé le dis­cours lors de l’action ont aus­si eu des jours d’arrêt. Cette puni­tion mili­taire, liée au sta­tut des étu­diants fran­çais, est uti­li­sée par­mi d’autres par l’administration lors des contes­ta­tions étu­diantes sur le cam­pus. Cette uti­li­sa­tion de la condi­tion mili­taire des élèves pour les sanc­tion­ner, au-delà de ce que pour­rait faire une uni­ver­si­té ou une école d’ingénieurs civile, questionne. 

Les per­sonnes sanc­tion­nées ont dépo­sé un recours en interne. À la suite de l’échec de ce recours, l’un d’entre eux porte aujourd’hui l’affaire au tri­bu­nal admi­nis­tra­tif pour annu­ler sa sanc­tion, en contes­tant l’utilisation du motif de devoir de réserve afin d’empêcher des étu­diants d’exprimer un ques­tion­ne­ment d’intérêt géné­ral. Par­mi toutes ses consé­quences, l’action a per­mis dans un pre­mier temps l’ouverture d’un dia­logue et une remise en ques­tion de pra­tiques ins­ti­tuées et reprises, pro­mo­tion après pro­mo­tion de polytechniciens. 

“Ces personnes doivent arbitrer entre ce qu’elles considèrent comme la défense de l’intérêt général et des pénalités qu’elles subiront souvent seules.”

Le die-in, un for­mat de rup­ture avec le dérou­le­ment conve­nu du Forum, a per­mis la créa­tion d’un espace de contes­ta­tion et de réforme. La radi­ca­li­té s’inscrit aus­si dans un contexte tem­po­rel où le temps des réformes ne suit pas celui de l’emballement du cli­mat. Dans le contexte de l’urgence cli­ma­tique, ces modes opé­ra­toires pour récla­mer urgem­ment une meilleure prise en compte des dan­gers se mul­ti­plient, mal­gré un coût indi­vi­duel impor­tant pour les participants. 

Ces per­sonnes doivent en effet arbi­trer entre ce qu’elles consi­dèrent comme la défense de l’intérêt géné­ral et des péna­li­tés qu’elles subi­ront sou­vent seules si elles décident de se tour­ner vers des modes d’action comme la déso­béis­sance civile. Ici, il faut noter que la radi­ca­li­té de l’action a été accom­pa­gnée, dans un second temps, d’étapes plus typiques d’un mode d’action réfor­miste, comme l’ouverture d’espaces de dia­logue avec des per­sonnes oppo­sées aux reven­di­ca­tions des par­ti­ci­pants : des débats, des édi­tions de l’IK…

Les par­ti­ci­pants ont pro­duit des sup­ports docu­men­taires pour se rendre com­pré­hen­sibles et faire de ces ques­tions des sujets col­lec­tifs, bien au-delà de leur groupe d’action. On pour­rait pen­ser à une dyna­mique de radi­ca­li­té por­tée par un petit nombre pour obte­nir un cadre de réforme auquel un plus grand ensemble de per­sonnes pour­rait par­ti­ci­per. Cette mobi­li­sa­tion a mon­tré l’existence d’un vrai cli­vage, notam­ment géné­ra­tion­nel, autour de la ques­tion du rôle des entre­prises dans les sujets éco­lo­giques, ce qui fait l’objet d’un article en p. 62 de ce numéro.


Références et liens utiles : 

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