La radicalité comme mode d’action : die-in au forum des entreprises de l’X
Le die-in organisé par certains élèves de l’X à l’occasion du Forum des entreprises de l’École en 2023 est un exemple de radicalité dans l’action pour la défense de l’environnement. Voici les faits, les suites qui en ont découlé et une réflexion sur l’efficacité de ce type d’action.
Cet article revient sur une action de désobéissance civile qui a eu lieu lors de l’édition 2023 du X Forum, par des élèves du cycle ingénieur polytechnicien, des alumni et des étudiant(e)s d’autres écoles à proximité. Nous avons réalisé plusieurs entretiens avec les élèves qui ont participé à cette action, afin de comprendre leur passage à l’action et de l’analyser au travers du prisme de ce dossier : « Entre réformisme et radicalités ». Après une analyse du mode opératoire, nous revenons sur les conséquences de l’action, qui ont été nombreuses : débats, consultation étudiante, tribune dans la presse, procès en cours.
Un objectif de dénonciation
L’objectif global de l’action était de provoquer un débat afin de remettre en question l’omniprésence de certaines entreprises dans la formation, la vie associative et de campus, et le devenir des élèves de l’École polytechnique. Au cœur des préoccupations des participants était la critique des liens de l’École polytechnique avec les financeurs et opérateurs de « bombes climatiques ». L’expression « bombe climatique » est apparue assez récemment, dans un article publié en 2022 dans la revue scientifique Energy Policy. Des chercheurs et des journalistes ont dressé une liste des plus grands projets d’extraction de combustibles fossiles au monde, que ce soit pétrole, gaz ou charbon. Des projets qui pourraient émettre chacun plus d’un milliard de tonnes de CO₂ sur toute leur durée d’exploitation.
Ces projets ont donc été nommés « bombes climatiques » ou « bombes carbone » par les auteurs de l’article. Pour interpeller pendant un forum qui invite des entreprises liées aux bombes climatiques sans que cela soit remis en question depuis des années, une action que l’on pourrait qualifier de radicale semblait nécessaire aux yeux des participants. Lors de cette action, entre vingt et trente personnes ont réalisé un die-in, qui est une forme de manifestation dans laquelle les participants se laissent tomber au sol pour simuler la mort. Le die-in s’est déroulé au milieu du Grand Hall, dans la partie qui est dédiée aux entreprises de la finance et de la banque pendant le Forum. Quatre élèves ont ensuite prononcé un discours avant d’être interrompus par la sécurité. Les références de la captation du discours ainsi que de sa retranscription sont à retrouver à la fin de cet article.
Un mode opératoire radical
Pendant le die-in, l’objectif était de prononcer un discours et d’être le plus compréhensible possible. L’action a suffisamment perturbé le déroulement du Forum pour que les membres du collectif puissent prononcer la majeure partie de leur discours, avant d’être évacués par la sécurité. Les organisateurs ont souhaité réaliser cette action de rupture pendant ce moment particulièrement symbolique de la scolarité polytechnicienne, temps fort de la présence des entreprises ciblées par l’action à l’X.
Les participants ont posé leurs revendications : leur intention était de mettre en question le financement conséquent de la vie étudiante par des entreprises très polluantes, via le Forum. En effet, pour participer au Forum, les entreprises doivent payer des sommes importantes, qui sont ensuite partiellement reversées pour financer des activités sur le campus, entre autres. En contrepartie de ce financement, ces entreprises obtiennent une large visibilité et un accès direct au vivier de recrutement polytechnicien. Plus largement, les participants rejetaient l’omniprésence de ces entreprises dans d’autres aspects de la vie de campus, comme la subvention de certains événements, leur mise en valeur via des chaires, ainsi que le fait de les inviter à participer à certains cours.
“Ce die-in représente un mode d’action relativement radical à l’École polytechnique.”
Le die-in est un mode opératoire fréquemment mobilisé par les mouvements militants. Plus récemment, il a été associé aux mouvements écologistes, comme Extinction Rebellion. Il est porteur d’une certaine solennité : ce format a été mobilisé pour dénoncer des morts ou des situations d’injustice extrême. On peut penser par exemple aux die-in organisés par Act Up Paris pendant l’épidémie du VIH-sida pour dénoncer l’inaction face à l’épidémie.
Les organisateurs de l’action au Forum voulaient également mobiliser cette dimension solennelle, en évoquant les morts prématurées advenues et à venir liées à l’inaction face au changement climatique. Dans leur discours, les participants visibilisent clairement la question de ces victimes, tout en reconnaissant leur position privilégiée de polytechnicien à ce sujet. Ce die-in représente un mode d’action relativement radical à l’École polytechnique, car il engage une parole militante dans un espace public, laquelle transgresse la pratique de l’obligation de réserve imposée aux élèves polytechniciens français.
Des réformes élaborées collectivement
À la suite de cette action, une mobilisation a été organisée autour d’une réforme du Forum et des entreprises qui ont le droit d’y participer. Pendant la semaine de l’écologie à l’X, plusieurs amphithéâtres ont été consacrés à des débats sur ces questions. Tout d’abord, une conférence s’est tenue où le président du Forum (un élève) en cours de mandat et des participants à l’action ont échangé leurs points de vue.
Des efforts de documentation du sujet avaient été réalisés en amont par les parties prenantes, afin de favoriser un dialogue de qualité. Un autre amphithéâtre a également été consacré à un débat entre tous les élèves souhaitant y participer. Cette action a donc réussi à mettre sur la table des questions et à donner aux élèves la possibilité de s’informer librement sur ces sujets et d’en discuter dans un cadre organisé. Les participants à l’action souhaitaient que les élèves puissent s’approprier ces enjeux et participer à l’élaboration d’une autre organisation du Forum et de la vie étudiante.
L’ouverture d’un dialogue
Après cette phase d’échange, une consultation sur l’organisation du Forum a été organisée par l’administration, la Kès et le Forum. Cette consultation a pris la forme d’un sondage adressé aux promotions en scolarité. Les participants à l’action n’ont pas été invités à prendre part à l’élaboration de la consultation, alors même que le débat a émergé à leur initiative.
Dans le sondage, la notion de « bombe climatique », pourtant au cœur du débat initial, a disparu. Le sondage a été publié le vendredi 15 mars 2023, pendant les pales et le départ de la promotion sortante. En parallèle avec ce sondage, à l’initiative des personnes ayant participé à l’action, une lettre ouverte a été rédigée et adressée à la direction générale de l’École, pour appeler l’École à évoluer. Cette lettre a été signée par 600 élèves et anciens élèves de l’X. Elle a été médiatisée dans Libération notamment (lien à la fin de l’article).
Un Infokès (IK) hors-série (disponible sur requête auprès d’X UE) sur la question de la place des entreprises polluantes a été publié après un appel à contributeurs, ouvert à tout le monde. Cet IK avait pour objectif de permettre à tous les élèves de se faire un avis avant de répondre au sondage. Dans un autre IK, des anciens élèves (de promotions remontant à plusieurs décennies) ont écrit aux promotions en scolarité pour s’opposer à une réforme du Forum. Cela est suffisamment rare pour être noté.
La radicalité étudiante face à l’urgence climatique
Après une première sanction de leur action par leur évacuation du Forum, les élèves ayant prononcé le discours lors de l’action ont aussi eu des jours d’arrêt. Cette punition militaire, liée au statut des étudiants français, est utilisée parmi d’autres par l’administration lors des contestations étudiantes sur le campus. Cette utilisation de la condition militaire des élèves pour les sanctionner, au-delà de ce que pourrait faire une université ou une école d’ingénieurs civile, questionne.
Les personnes sanctionnées ont déposé un recours en interne. À la suite de l’échec de ce recours, l’un d’entre eux porte aujourd’hui l’affaire au tribunal administratif pour annuler sa sanction, en contestant l’utilisation du motif de devoir de réserve afin d’empêcher des étudiants d’exprimer un questionnement d’intérêt général. Parmi toutes ses conséquences, l’action a permis dans un premier temps l’ouverture d’un dialogue et une remise en question de pratiques instituées et reprises, promotion après promotion de polytechniciens.
“Ces personnes doivent arbitrer entre ce qu’elles considèrent comme la défense de l’intérêt général et des pénalités qu’elles subiront souvent seules.”
Le die-in, un format de rupture avec le déroulement convenu du Forum, a permis la création d’un espace de contestation et de réforme. La radicalité s’inscrit aussi dans un contexte temporel où le temps des réformes ne suit pas celui de l’emballement du climat. Dans le contexte de l’urgence climatique, ces modes opératoires pour réclamer urgemment une meilleure prise en compte des dangers se multiplient, malgré un coût individuel important pour les participants.
Ces personnes doivent en effet arbitrer entre ce qu’elles considèrent comme la défense de l’intérêt général et des pénalités qu’elles subiront souvent seules si elles décident de se tourner vers des modes d’action comme la désobéissance civile. Ici, il faut noter que la radicalité de l’action a été accompagnée, dans un second temps, d’étapes plus typiques d’un mode d’action réformiste, comme l’ouverture d’espaces de dialogue avec des personnes opposées aux revendications des participants : des débats, des éditions de l’IK…
Les participants ont produit des supports documentaires pour se rendre compréhensibles et faire de ces questions des sujets collectifs, bien au-delà de leur groupe d’action. On pourrait penser à une dynamique de radicalité portée par un petit nombre pour obtenir un cadre de réforme auquel un plus grand ensemble de personnes pourrait participer. Cette mobilisation a montré l’existence d’un vrai clivage, notamment générationnel, autour de la question du rôle des entreprises dans les sujets écologiques, ce qui fait l’objet d’un article en p. 62 de ce numéro.
Références et liens utiles :
- Captation de l’action : https://www.youtube.com/watch?v=lDxZUq0EhxE&feature=youtu.be
- Lien vers le discours : https://academia.hypotheses.org/52521
- Lien vers la tribune : https://academia.hypotheses.org/files/2024/04/2024–04-06-lettre_ouverte_polytechnique.pdf
- Lien vers un article de presse à propos de la tribune : https://www.liberation.fr/societe/education/polytechnique-des-etudiants-demandent-plus-dengagement-environnemental-a-la-direction-20240412_RLN275S2B5BZTNMEAZEMJ2LN54/
- COP28 : les « bombes climatiques », ces centaines de mégaprojets qui menacent les objectifs de réduction des émissions de CO₂ | France Info (radiofrance.fr) https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/crise-climatique/cop28-les-bombes-climatiques-ces-centaines-de-megaprojets-qui-menacent-les-objectifs-de-reduction-des-emissions-de-co2_6215667.html
- Comment Act Up a utilisé l’art et les chocs visuels pour mobiliser | France Culture (radiofrance.fr)
https://www.radiofrance.fr/franceculture/comment-act-up-a-utilise-l-art-et-les-chocs-visuels-pour-mobiliser-6023673 - Changement climatique : la fabrique des décès prématurés ? | France Culture (radiofrance.fr)
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-enjeux-internationaux/changement-climatique-la-fabrique-des-deces-prematures-1897284