De Polytechnique à la Terre, un parcours vers l’essentiel
Animé par une quête de sens, Antonin Le Priol (X17) a fait un choix audacieux et radical en quittant les sentiers battus de l’X pour embrasser la ruralité. À travers son parcours, il nous invite à repenser notre rapport à la nature, à la société et à notre propre rôle dans la transformation du monde.
Qu’est-ce qui t’anime dans la vie aujourd’hui ?
Actuellement, ce qui me motive est de suivre ma joie et de chercher un équilibre juste entre bonheur, amour et équité. En me confrontant aux enjeux environnementaux et aux inégalités sociales, mon objectif est de rendre le monde plus beau et plus juste à mon échelle, à la fois pour moi et pour ce qui m’entoure. Concrètement, ce sont les problématiques de soutenabilité de notre société qui m’ont conduit à explorer le milieu paysan, notamment mes préoccupations quant à la durabilité de notre système alimentaire face aux crises environnementales.
Quand j’étais étudiant, je me suis avant tout soucié de savoir comment être utile, de quoi la société allait avoir besoin dans les décennies à venir. J’ai alors découvert l’ampleur des difficultés que nous allions rencontrer en dépassant les limites planétaires, avec des crises de plus en plus violentes et de plus en plus régulières, pour lesquelles nous ne sommes pas préparés. Cela m’a poussé à m’intéresser à la résilience de notre système alimentaire et à explorer les milieux ruraux pour comprendre comment y contribuer.
Depuis deux ans et demi, mes activités sont ainsi avant tout orientées vers la terre. J’ai découvert l’agroforesterie et plus généralement les pratiques liées aux arbres, mais aussi le maraîchage. À travers ces différentes pratiques, mon but est de me former pour contribuer à renforcer la résilience de notre système alimentaire et pour répondre aux défis environnementaux.
Tu soulignais être touché et animé à la fois par les questions environnementales et les inégalités sociales. Comment cela se concrétise-t-il dans ton parcours ?
J’ai conscience d’être issu d’un milieu privilégié, dans lequel j’ai évolué pendant mon enfance et mes études. J’ai grandi dans un milieu très élitiste, bénéficiant de nombreux avantages sociaux, a fortiori en tant qu’homme blanc, et j’ai constaté que cela m’éloignait des réalités de la vie quotidienne d’une grande partie de la population. En me connectant à la ruralité, notamment en faisant du wwoofing – un programme culturel et éducatif axé sur l’agriculture paysanne durable qui permet de partager la vie quotidienne sur des fermes bio dans une logique d’apprentissage et d’entraide –, je me suis relié à d’autres milieux et j’ai pris conscience de la relation entre les crises environnementales et les inégalités sociales. Je me suis de plus en plus politisé.
Aujourd’hui, mon engagement se concrétise dans une volonté de vivre plus simplement et de manière plus proche des réalités paysannes, malgré ce passé privilégié. Il est important pour moi que tout le monde soit relié aux activités de base, aux activités liées à la subsistance, pour que l’on casse les schémas de reproduction et d’inégalité des chances dans nos sociétés. Je rêve d’un idéal dans lequel nous serions tous et toutes connectés et nous connaîtrions certaines activités paysannes ou artisanales. De mon point de vue, le fait qu’il y ait une classe qui fait uniquement des activités intellectuelles crée des problèmes dans nos sociétés.
Quel est ton positionnement aujourd’hui par rapport à tes propres privilèges ?
Mon parcours est marqué par une volonté de réduire les inégalités sociales et d’espérer que tout le monde puisse se reconnecter aux activités fondamentales, comme la production alimentaire et artisanale. Cela signifie aussi renoncer à certains privilèges, comme un poste bien rémunéré ou un réseau influent, pour adopter une vie plus connectée aux besoins essentiels et plus équitable, en accord avec mes valeurs. Je n’essaye donc pas activement de faire perdurer mes privilèges, mais je suis conscient de leur existence et je m’efforce de les utiliser au service du bien commun. Plutôt que de profiter égoïstement des avantages que j’ai eus, je cherche à les mettre à profit de manière juste. Mes diplômes et le soutien familial me permettent d’explorer des voies moins rémunératrices et moins sécurisées financièrement, comme l’agriculture ou les métiers liés à la nature, tout en contribuant positivement à la société.
Quelles ont été tes sources de joie, mais aussi tes difficultés, dans ton exploration du monde rural ?
Mes sources de joie incluent l’apprentissage constant sur des sujets essentiels comme la production alimentaire et la vie en milieu rural. Pendant un an j’ai voyagé à travers la France et j’ai fait de nombreuses rencontres avec des personnes partageant mes valeurs, puis j’ai arrêté d’être nomade et j’ai passé l’année suivante dans un même lieu, où j’ai pu expérimenter le passage des saisons et des relations plus profondes avec un petit groupe. J’ai trouvé beaucoup de joie à expérimenter un mode de vie collectif et décroissant au sein de cette communauté.
En revanche, les difficultés incluent principalement le besoin de lâcher prise par rapport à mes anciennes attaches et relations, en particulier avec des personnes avec lesquelles j’ai grandi. Cela peut être difficile, mais j’ai d’un autre côté eu la joie de créer de nouvelles relations. Il y a également dans mon mode de vie actuel une incertitude quant à l’avenir. Depuis deux ans et demi, je vis une certaine instabilité, sans visibilité sur ce que je ferai deux mois plus tard. Parfois, je ressens le désir de stabilité pour mener des projets sur le temps long, créer des relations durables et m’ancrer pour avoir une influence visible à cette échelle du territoire local qui me convient. La mobilité constante et l’incapacité de planifier à long terme sont les aspects les plus difficiles à gérer dans mon mode de vie actuel.
Comment réagissent tes amis et ton entourage face à ton parcours ?
La réaction de mon entourage est globalement positive. Mes amis sont généralement enthousiastes et soutiennent mes choix, même si certains amis d’enfance ou d’études ne partagent pas toujours mes opinions politiques ou mes valeurs. J’ai cependant moins de contacts avec eux car je passe assez peu en région parisienne, où j’ai grandi. Ma famille, en particulier mes frères, m’a énormément soutenu, ce qui m’aide à poursuivre mon cheminement avec plus de légèreté et de sérénité. Cependant, il y a des critiques qui m’ont poussé à réfléchir davantage, notamment le fait que je pourrais utiliser mes compétences acquises pendant mon cursus polytechnicien dans un poste de responsabilité pour influencer le système de l’intérieur, plutôt que de choisir une voie paysanne.
“La vision que j’ai de l’avenir est celle d’un monde décentralisé constitué de petits territoires résilients.”
J’ai constaté que ceux et celles qui s’engagent dans la première voie rencontrent beaucoup de freins et ont du mal à s’épanouir. Je n’ai pas eu envie de me sacrifier pour faire des choses dont l’efficacité ne m’apparaissait pas convaincante. J’ai finalement conclu que, bien que je comprenne cette perspective, je ne trouvais pas ce chemin épanouissant et préférais suivre ma voie actuelle, même si elle est moins conventionnelle. Je mets donc mon énergie dans une activité paysanne à l’échelle locale, car la vision que j’ai de l’avenir est celle d’un monde décentralisé constitué de petits territoires résilients. J’accepte donc de ne pas réutiliser certaines connaissances que j’ai acquises et d’avoir à réapprendre beaucoup.
Tu parles d’une vision décentralisée. Comment envisages-tu le monde – et ta vie – dans quelques dizaines d’années ?
Je vois l’avenir comme étant marqué par des changements radicaux de notre société, notamment en raison des crises environnementales et de la diminution des ressources énergétiques. Dans 10 à 20 ans, je pense que nous verrons une diminution de l’accès à l’énergie facile, ce qui entraînera des transformations majeures dans notre société. Je pense que nous nous dirigerons vers une organisation plus décentralisée, avec une plus grande importance accordée aux pratiques locales et durables. Il est probable qu’à moyen terme nous ayons besoin de beaucoup plus d’activités paysannes et de moins de mobilité.
Je redoute également que la montée du fascisme en Europe soit encore plus prononcée et que l’on bascule dans un système très autoritaire avec une police très forte, mais j’espère aussi qu’il y aura des territoires qui retrouveront par la suite une certaine autonomie et se concentreront sur des pratiques locales et durables. Je suis conscient que l’avenir est incertain, mais mon souhait est de contribuer à une évolution vers une société plus équitable et plus belle, dans laquelle nous pourrons tous nous nourrir.
Dans quelle dynamique s’inscrit cette activité de planter des arbres ?
Planter des arbres est une façon de s’engager dans le temps long. Les arbres offrent par ailleurs de nombreux avantages pour la gestion et la régénération des sols, les ressources en eau et la production alimentaire. Ils peuvent aider à lutter contre l’érosion, améliorer la fertilité des sols et fournir des matériaux pour la construction, ainsi que des ressources alimentaires, tout en demandant relativement peu de travail. Si on a accès à moins d’énergie, notre système alimentaire ne pourra plus produire autant de ressources, autant de céréales.
Avec les arbres, on peut produire une partie de son alimentation, notamment des fruits secs riches en calories (châtaignes, noix, amandes, olives, noisettes pouvant se substituer en partie aux céréales annuelles), ainsi que du fourrage pour les animaux. Les arbres sont cependant en train de souffrir du changement climatique et il est difficile de savoir à l’avance ce qui va le mieux fonctionner dans ce contexte d’incertitude. Malgré tout, l’agroforesterie et les arbres représentent une voie prometteuse pour renforcer la résilience et la durabilité de notre environnement.
Durant ton cheminement depuis deux ans et demi, quelles ont été tes principales prises de conscience ?
Au cours des dernières années, j’ai pris conscience de l’importance d’écouter mes émotions, ce qui a profondément modifié ma perception de la vie et mon rapport à l’autre. Pendant mon enfance et jusqu’à ma scolarité à l’X, j’avais plutôt appris à me couper de mes émotions. Puis mes frères m’ont montré que je pouvais écouter et accueillir ces émotions, au lieu de les bloquer. Cela m’a amené à découvrir la communication non violente (CNV) et à mieux percevoir et écouter la colère et les peines des gens que je rencontre.
J’ai appris à intégrer cette écoute émotionnelle dans ma vie quotidienne, ce qui me permet aujourd’hui d’interagir de manière plus authentique avec moi-même et avec les autres. J’ai également réalisé l’importance de maintenir un lien avec les activités de subsistance, même si je ne fais pas de l’agriculture ou de l’artisanat à plein temps. Je suis persuadé que cette connexion est essentielle pour une société équilibrée et équitable. Je ne sais pas encore si je deviendrai paysan, mais je souhaite dans tous les cas conserver une activité liée à ce milieu dans mon quotidien.
Enfin, même si j’ai perdu la sécurité d’avoir un avenir tout tracé et la stabilité apparente qu’ont la plupart de mes camarades, j’ai appris à apprécier la liberté et la beauté d’une vie incertaine et imprévisible, qui apporte des surprises et des enrichissements personnels.
Quels concepts essentiels, selon toi, devraient être davantage mis en lumière pour répondre aux crises actuelles ?
Je pense à l’adaptation radicale, un concept apparu en 2018 dans un article intitulé Deep Adaptation : A Map for Navigating Climate Tragedy, rédigé par le chercheur anglais Jem Bendell. Depuis lors, ce concept est devenu un véritable mouvement que j’ai découvert lors d’un événement organisé par des amis à la Ferme légère, un écolieu collectif rural en Béarn, où j’ai vécu pendant un an. L’adaptation radicale repose sur l’idée que nos sociétés pourraient subir des transformations profondes, voire un effondrement, en raison des crises écologiques actuelles. Cela nous amène à réfléchir à plusieurs questions cruciales.
D’abord, celle de la résilience : qu’est-ce que nous voulons préserver ? Sur quoi devrions-nous concentrer nos efforts de résilience ? Qu’est-ce qui est vraiment essentiel pour nous ? Ensuite, il y a la question du renoncement : de quoi pouvons-nous nous passer ? Qu’est-ce que nous sommes prêts à abandonner ? Puis vient l’idée de réconciliation : avec quoi devons-nous faire la paix dans l’évolution de nos sociétés, dans notre relation avec le monde et avec les êtres vivants qui nous entourent ?
Enfin, il y a l’aspect de la restauration : qu’est-ce que nous aimerions retrouver ou restaurer dans notre monde ? Ce qui m’a particulièrement marqué dans ce concept, ce sont les questions de résilience et de renoncement : à quoi tenons-nous vraiment et que sommes-nous prêts à laisser derrière nous ? Pour ma part, je souhaite m’investir dans des projets qui seront utiles, peu importe la direction que prendra l’avenir. Par exemple, planter des arbres me semble essentiel car, que nos sociétés changent radicalement ou non, cela restera pertinent. Actuellement, la vie des arbres et les services qu’ils nous rendent me passionnent. Un autre sujet que je trouve plein de sens et dans lequel j’aimerais m’impliquer davantage est la gestion des excrétions humaines, notamment l’urine, comme ressource pour fertiliser les sols.
As-tu un message à transmettre aux lecteurs de La Jaune et la Rouge ?
Je n’ai pas de message spécifique à transmettre, étant donné la diversité du lectorat. Toutefois, je pense que, en tant que privilégiés, nous avons une responsabilité envers la société d’utiliser nos atouts de façon constructive, en contribuant positivement au bien commun dans un engagement sincère tourné vers la justice et l’équité. J’invite donc chacun et chacune à réfléchir à la manière dont nous pouvons utiliser nos privilèges pour contribuer à un monde plus juste et plus durable. C’est en agissant à notre échelle que nous pourrons faire la différence.
Y a‑t-il des ressources qui t’ont marqué et que tu aurais envie de partager ?
Oui, il y a quelques ressources qui m’ont marqué. J’ai continué à lire des livres et à écouter des podcasts qui m’aident à réfléchir et à cheminer. En voici quelques-uns. Les mots sont des fenêtres de Marshall Rosenberg : ce livre sur la communication non violente a profondément changé ma manière de comprendre mes émotions et d’écouter les autres. Les podcasts de Thinkerview aussi : ils offrent des réflexions approfondies sur divers sujets. Également Terre et liberté d’Aurélien Berlan : ce livre explore l’importance de l’autonomie et de l’activité paysanne pour l’avenir. Enfin, les ateliers de travail en écopsychologie : ces ateliers m’ont aidé à accueillir mes émotions et à faire face aux crises actuelles, tout en favorisant mon cheminement personnel.