Elie, lors d’une mobilisation de Scientifiques en Rébellion contre les jets privés.

Polytechniciens et radicalité face à l’urgence écologique

Dossier : Urgence écologique : entre réformisme et radicalitésMagazine N°800 Décembre 2024
Par Groupe X Urgence écologique

Les por­traits de ces quatre cama­rades révèlent qu’ils se sont, cha­cun à leur façon, enga­gés de manière radi­cale pour répondre au défi de l’urgence éco­lo­gique. Nous vou­lons dans cet article déga­ger ce qui, par-delà la diver­si­té de leurs choix, les rap­proche dans leurs par­cours, leurs réflexions et leurs enga­ge­ments respectifs.

Synthèse de quatre por­traits croi­sés : Julien (X00), maître de confé­rences en infor­ma­tique à l’université Aix-Mar­seille, membre du col­lec­tif Scien­ti­fiques en rébel­lion ; Elie (X15), qui a quit­té le monde de la recherche pour tra­vailler dans la conser­va­tion du patri­moine ; Anto­nin (X17), en quête de rési­lience ali­men­taire, explo­ra­teur de voies pay­sannes ; et Auré­lie (X13), cofon­da­trice de l’agence de redi­rec­tion éco­lo­gique 21–22. Des articles com­plets sont consa­crés aux por­traits d’Aurélie et d’Antonin dans ce dossier.

Une prise de conscience de la gravité des enjeux

La pre­mière étape qui trans­pa­raît cor­res­pond à la consta­ta­tion que le fonc­tion­ne­ment actuel de nos ins­ti­tu­tions et entre­prises ne per­met pas de répondre à l’urgence écologique.

Julien évoque une révé­la­tion sur­ve­nue en 2017, qu’il décrit comme un sato­ri, un terme emprun­té au zen qui exprime une prise de conscience sou­daine et radi­cale, dans son cas des bou­le­ver­se­ments éco­lo­giques en cours. Ce sato­ri a pro­fon­dé­ment bou­le­ver­sé son par­cours, au moment même où sa car­rière de modé­li­sa­teur en neu­ros­ciences était en plein essor, avec l’obtention de l’habilitation à diri­ger des recherches. Pour­quoi, s’est-il alors deman­dé, pour­suivre dans le monde de la recherche, alors que nous sommes en pleine crise éco­lo­gique et que son tra­vail pour­rait, à son insu, contri­buer à l’aggravation du pro­blème et non à sa résolution ?

Auré­lie

Pour sa part, Auré­lie met en avant l’insuffisance des approches actuelles de com­pen­sa­tion ou de cap­ture de car­bone, notam­ment les ini­tia­tives de plan­ta­tion d’arbres aux­quelles elle a contri­bué pro­fes­sion­nel­le­ment, qu’elle consi­dère comme de simples pal­lia­tifs face aux enjeux glo­baux. Selon elle, bien que ces pro­jets apportent des béné­fices locaux indé­niables, ils res­tent trop sou­vent au ser­vice de la crois­sance des entre­prises sans remettre en ques­tion la com­pa­ti­bi­li­té de leurs modèles éco­no­miques avec les limites pla­né­taires. Elle raconte le moment ver­ti­gi­neux où elle a réa­li­sé que son tra­vail, mal­gré ses inten­tions posi­tives, ris­quait de contri­buer à l’inverse de ce qu’elle sou­hai­tait voir advenir.

“Son travail risquait de contribuer à l’inverse de ce qu’elle souhaitait.”

Elie, jeune cama­rade issu d’une famille enga­gée dans les luttes sociales, a inté­gré l’urgence éco­lo­gique à un com­bat plus glo­bal contre les inéga­li­tés, à tra­vers un par­cours mili­tant enta­mé pen­dant ses études et pour­sui­vi durant son doc­to­rat en neu­ros­ciences. Pour lui, les réformes ins­ti­tu­tion­nelles sont insuf­fi­santes, inca­pables de pro­vo­quer le chan­ge­ment pro­fond dont la socié­té a besoin, car tout sys­tème pré­sente une inca­pa­ci­té intrin­sèque à modi­fier ses propres fon­de­ments. Il est convain­cu que, pour trans­for­mer un sys­tème dys­fonc­tion­nel (au sens ici de non durable éco­lo­gi­que­ment), il faut s’en affran­chir, se libé­rer des contraintes internes, pour pro­po­ser des alter­na­tives plus auda­cieuses et radicales.

Anto­nin, quant à lui, a vu son inquié­tude gran­dir lorsqu’il a com­men­cé à se ques­tion­ner sur la manière dont notre socié­té pour­rait conti­nuer à sub­ve­nir à ses besoins fon­da­men­taux face aux crises à venir. Il s’inquiète par­ti­cu­liè­re­ment de la rési­lience de notre sys­tème ali­men­taire et de sa capa­ci­té à répondre aux défis futurs, notam­ment en termes d’accès à l’eau et à la nour­ri­ture. Cette pré­oc­cu­pa­tion l’a conduit à explo­rer les milieux ruraux, à la recherche de solu­tions durables et résilientes.

Ces quatre tra­jec­toires témoignent d’une volon­té com­mune de repen­ser en pro­fon­deur notre rap­port à l’écologie et au monde, dans un contexte où l’ampleur et l’imminence des bou­le­ver­se­ments éco­lo­giques appellent de plus en plus à une remise en cause radi­cale de nos modèles de socié­té. Leur enga­ge­ment, né de prises de conscience per­son­nelles, se veut à la hau­teur des bou­le­ver­se­ments qui s’annoncent.

Une démarche radicale conduisant à des changements de vie

Après cette prise de conscience éco­lo­gique pro­fonde, ces quatre cama­rades ont, à leur façon, effec­tué des chan­ge­ments radi­caux dans leurs vies, afin de redon­ner du sens à leur exis­tence dans un monde tra­ver­sé par des crises éco­lo­giques multiples.

Auré­lie a fon­dé une agence de redi­rec­tion éco­lo­gique (21−22), déter­mi­née à remettre en ques­tion les fon­de­ments mêmes des modèles éco­no­miques des entre­prises. Là où le déve­lop­pe­ment durable ou la res­pon­sa­bi­li­té socié­tale des entre­prises (RSE) s’attachent à modi­fier les moyens, Auré­lie insiste sur la néces­si­té de repen­ser la fina­li­té même des orga­ni­sa­tions. Elle accom­pagne ain­si de grandes entre­prises dans un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion de leur rai­son d’être. Sa pas­sion pour la faci­li­ta­tion des pro­ces­sus de groupe l’a conduite à ani­mer des ate­liers de sen­si­bi­li­sa­tion aux enjeux éco­lo­giques, ain­si que des ate­liers d’écologie sen­sible, visant à recon­nec­ter les indi­vi­dus à eux-mêmes, aux autres et au vivant, et à sus­ci­ter en eux un pro­fond désir de prendre soin de la vie.

Julien lors d’une action contre le financement des énergies fossiles par la BNP, pendant la campagne The science is clear, 10 mai 2023.
Julien lors d’une action contre le finan­ce­ment des éner­gies fos­siles par la BNP, pen­dant la cam­pagne The science is clear, 10 mai 2023. © Georges Robert, jour­nal La Provence

Julien a choi­si de pour­suivre sa car­rière d’enseignant-chercheur, tout en s’engageant dans de nom­breuses ini­tia­tives pour faire bou­ger le milieu uni­ver­si­taire sur les ques­tions éco­lo­giques. Il a d’abord pris des res­pon­sa­bi­li­tés ins­ti­tu­tion­nelles, puis s’est impli­qué dans des col­lec­tifs de cher­cheurs tels qu’EcoInfo, qui pro­meut la sobrié­té numé­rique, et l’Atécopol (ate­lier d’écologie poli­tique) d’Aix-Marseille, un ate­lier d’écologie poli­tique, avant de s’engager dans des actions plus mili­tantes avec le col­lec­tif Scien­ti­fiques en rébel­lion.

Action Statue Sunday en avril 2023. Les scientifiques en rébellion alertent sur la cécité de nos sociétés et des personnes au pouvoir, quant aux enjeux climatiques et environnementaux.
Action Sta­tue Sun­day en avril 2023. Les scien­ti­fiques en rébel­lion alertent sur la céci­té de nos socié­tés et des per­sonnes au pou­voir, quant aux enjeux cli­ma­tiques et environnementaux.

“Allier des démarches plutôt réformistes à d’autres plus radicales.”

Il a pris part à une action de déso­béis­sance civile non vio­lente dans le Jar­din des Plantes à Paris, où une cen­taine de scien­ti­fiques ont orga­ni­sé un défi­lé funèbre en marge du Salon de l’agriculture, et il a fait du trac­tage devant une agence ban­caire lors d’une opé­ra­tion dénon­çant le finan­ce­ment des indus­tries fos­siles par les banques. C’est dans la diver­si­té de ces actions que Julien trouve un sens à son enga­ge­ment : allier des démarches plu­tôt réfor­mistes à d’autres plus radicales.

Éga­le­ment membre de Scien­ti­fiques en rébel­lion, Elie, après avoir renon­cé à la recherche uni­ver­si­taire, a choi­si de tra­vailler dans un musée d’histoire ouvrière et sociale, dans le but de repen­ser radi­ca­le­ment notre modèle de socié­té actuel. Son enga­ge­ment se situe désor­mais au croi­se­ment de ses racines mili­tantes et de son par­cours uni­ver­si­taire. Il estime qu’il est cru­cial de pro­po­ser des alter­na­tives au sys­tème en place, en se tenant à l’écart des rouages ins­ti­tu­tion­nels, mais aus­si en conser­vant un lien avec eux à tra­vers le réseau d’anciens cama­rades et amis qu’il a pu for­mer pen­dant ses études. Il s’efforce ain­si de créer des nou­velles manières de pen­ser et d’agir en dehors des cir­cuits tra­di­tion­nels, convain­cu que c’est en dehors du sys­tème que les véri­tables alter­na­tives peuvent émer­ger, défi­nis­sant les contours de la socié­té de demain, avant que celui-ci ne les intègre dans un second temps.

Anto­nin, de son côté, explore depuis deux ans et demi les moyens de ren­for­cer la rési­lience de notre socié­té face aux crises envi­ron­ne­men­tales. Pas­sion­né par l’agroforesterie, il s’est tour­né vers le tra­vail avec les arbres et a élar­gi sa conscience des liens entre crises envi­ron­ne­men­tales et inéga­li­tés sociales. Aujourd’hui, il sou­haite sou­te­nir les luttes visant à réduire ces inéga­li­tés et ren­for­cer la jus­tice sociale.

La volonté de maintenir et de créer du lien, en tissant des réseaux de proximité et en partageant questionnements et cheminements

Julien voit, dans ses actions mili­tantes et les col­lec­tifs aux­quels il appar­tient, une forme de pré­pa­ra­tion pour un futur mar­qué par des crises. Ces réseaux de soli­da­ri­té et de confiance, qu’il contri­bue à tis­ser, pour­raient un jour deve­nir essen­tiels pour vivre ensemble dans un monde incer­tain et en crise. Il sou­ligne éga­le­ment l’importance des moments de par­tage et de débrie­fing après les actions, qui per­mettent des échanges intenses et per­son­nels, par ailleurs peu habi­tuels dans le monde uni­ver­si­taire. Ces dis­cus­sions ren­forcent les liens entre les membres du col­lec­tif et contri­buent à pro­po­ser un modèle de vivre ensemble radi­ca­le­ment dif­fé­rent du cadre stric­te­ment pro­fes­sion­nel actuel­le­ment en vigueur dans la plu­part des organisations.

Auré­lie, quant à elle, croit pro­fon­dé­ment en la néces­si­té de créer des espaces où les émo­tions, le vivant et le corps sont pris en compte au sein des orga­ni­sa­tions. Pour elle, c’est en expé­ri­men­tant ces expé­riences col­lec­ti­ve­ment que les indi­vi­dus pour­ront vivre les chan­ge­ments pro­fonds néces­saires pour répondre aux défis éco­lo­giques. Ain­si, la radi­ca­li­té d’Aurélie nous invite à reve­nir au cœur et au sen­sible plu­tôt qu’à la rai­son pure.

Antonin devant une haie, contenant quelques arbres fruitiers et offrant de nombreux services écosystémiques aux terrains autour.
Anto­nin devant une haie, conte­nant quelques arbres frui­tiers et offrant de nom­breux ser­vices éco­sys­té­miques aux ter­rains autour.

Enfin, Anto­nin béné­fi­cie du sou­tien indé­fec­tible de sa famille, ce qui l’aide à explo­rer de nou­velles voies avec davan­tage de séré­ni­té. Pour lui, les retours de ses proches, même cri­tiques, sont pré­cieux afin de l’aider à affi­ner ses choix de vie et à per­sé­vé­rer dans sa quête de sens et de cohérence.

Un engagement réaffirmé au service du commun

Bien que la démarche de ces cama­rades puisse être qua­li­fiée de radi­cale, on est pour autant bien loin du pro­fil de « déser­teur » qui a pu être cri­ti­qué à pro­pos de jeunes ingé­nieurs cou­pant tout lien avec leur com­mu­nau­té et les ins­ti­tu­tions. Au contraire, nos cama­rades ont trou­vé dans le col­lec­tif et les réseaux une manière de redon­ner du sens à leur vie et leur enga­ge­ment éco­lo­gique, en contri­buant à recons­truire un vécu com­mun et en s’engageant à l’échelle plus large de la société.

Elie, lors d’une mobilisation de Scientifiques en Rébellion contre les jets privés.
Elie, lors d’une mobi­li­sa­tion de Scien­ti­fiques en Rébel­lion contre les jets privés.

Elie envi­sage un futur où il s’installera dans une com­mune rurale en Bre­tagne, inves­tis­sant dans la rési­lience locale et par­ti­ci­pant au déve­lop­pe­ment de sys­tèmes de soli­da­ri­té. Conscient des défis envi­ron­ne­men­taux et poli­tiques à venir, il aspire à vivre en com­mu­nau­té, en ren­for­çant les liens locaux et en sou­te­nant les pay­sans et arti­sans. Sa vision est celle d’une inté­gra­tion locale forte, en met­tant en place des méca­nismes de sou­tien adap­tés aux réa­li­tés du quo­ti­dien, concer­nant notam­ment l’accès de cha­cun à l’alimentation.

C’est éga­le­ment le cas d’Anto­nin, qui sou­haite lui aus­si agir à une échelle locale en s’orientant vers des dyna­miques de rési­lience ali­men­taire dans de petits ter­ri­toires. Il se concentre ain­si sur l’autonomie et la rési­lience des com­mu­nau­tés locales. Son approche est celle de la décen­tra­li­sa­tion et de la créa­tion de liens forts au niveau des villes et villages.

Auré­lie cri­tique la culture de la sépa­ra­tion et de la décon­nexion émo­tion­nelle qui, selon elle, ali­mente les com­por­te­ments éco­lo­gi­que­ment des­truc­teurs dans les grandes écoles et les milieux pro­fes­sion­nels. Par ses ate­liers et ses ini­tia­tives, elle cherche à réta­blir ce lien per­du, convain­cue que cette recon­nexion est essen­tielle pour pro­vo­quer des chan­ge­ments réels et pro­fonds dans la société.

« Les scientifiques doivent assumer leur influence sur le monde et utiliser leur légitimité pour promouvoir des arguments fondés sur des faits scientifiques. »

Julien insiste de son côté sur la néces­si­té de revoir la concep­tion du scien­ti­fique comme une figure neutre et iso­lée. Il sou­tient que les scien­ti­fiques doivent assu­mer leur influence sur le monde et uti­li­ser leur légi­ti­mi­té pour pro­mou­voir des argu­ments fon­dés sur des faits scien­ti­fiques. En s’adressant à ses col­lègues, mais aus­si au grand public et aux poli­tiques à tra­vers des tri­bunes et des prises de parole, il cherche à défendre l’engagement des cher­cheurs dans le débat public et à réfor­mer l’image de la recherche scien­ti­fique pour qu’elle intègre davan­tage de pers­pec­tives sociales et éthiques, comme le recom­mandent les rap­ports de l’université de Lau­sanne et du comi­té d’éthique du CNRS. Cette pré­oc­cu­pa­tion d’aller vers la plu­ri­dis­ci­pli­na­ri­té est aus­si au cœur de nou­veaux ensei­gne­ments à des­ti­na­tion des jeunes géné­ra­tions, qui vont héri­ter d’un monde en péril.

Les par­cours d’Aurélie, Julien, Elie et Anto­nin offrent une illus­tra­tion sai­sis­sante de la diver­si­té des réponses pos­sibles face à l’urgence éco­lo­gique, révé­lant à la fois l’urgence d’une trans­for­ma­tion radi­cale et la richesse des approches indi­vi­duelles pour y répondre. Ain­si, qu’il s’agisse de réta­blir une connexion émo­tion­nelle, de réfor­mer la per­cep­tion du scien­ti­fique, d’investir dans les com­mu­nau­tés rurales ou de ren­for­cer la rési­lience locale, cha­cun contri­bue à sa manière à créer des solu­tions durables face à l’urgence éco­lo­gique. À divers niveaux, ces quatre cama­rades s’engagent en faveur de chan­ge­ments pro­fonds, en pro­po­sant des alter­na­tives auda­cieuses à notre modèle de socié­té actuel, tout en exploi­tant les struc­tures et réseaux exis­tants, brouillant ain­si les fron­tières entre réfor­misme et radi­ca­li­té. Au lieu qu’ils soient com­plè­te­ment oppo­sés, la dif­fé­rence entre ces deux mots se tra­duit par une varié­té d’actions et d’opinions qui, ensemble, tendent à pro­vo­quer le changement.


Références :

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