Des entreprises en transformation face à l’urgence écologique
Les rédactrices et rédacteurs du présent article ont cherché à illustrer par l’exemple le rôle et les difficultés des entreprises vis-à-vis de l’urgence écologique. Les entreprises ont de fait un effet majeur sur l’environnement, et aucun progrès ne peut être espéré sans que leur action intègre la question de leur responsabilité. Mais avec quels outils, avec quels résultats ? et quelles interactions avec le monde qui les entoure ? La réponse par l’exemple !
Cet article a été construit à partir des témoignages de cinq dirigeantes et dirigeants de petites et grandes entreprises, exprimant leur expérience et perception de la transformation des entreprises face à l’urgence écologique. Nous avons souhaité nous intéresser à la place que peuvent jouer les entreprises dans une dynamique de transformation qui sorte de la logique de l’inaction. L’article ne vise donc aucunement à la représentation exhaustive des positions adoptées dans le monde de l’entreprise face à l’urgence écologique. Il ne prétend pas non plus établir les critères qui permettraient de distinguer, parmi les entreprises qui entendent répondre à cette urgence, celles dont l’action réalise bien leur intention de celles qui se contentent d’afficher cette dernière en s’en servant comme d’une « couverture verte » (greenwashing en anglais).
L’impact environnemental majeur des entreprises
Nous ne pouvions pas construire un dossier sur les enjeux écologiques sans traiter du rôle et de la responsabilité des entreprises dans ce domaine. L’activité agrégée des entreprises a un impact environnemental majeur. Cela se constate dans de nombreux domaines et à diverses échelles : le commerce et l’industrie sont les principaux moteurs de l’artificialisation des sols en France, le seul secteur de la production d’électricité (qui est largement dominé par les entreprises) est responsable de plus de 40 % des émissions mondiales de CO₂ et la consommation d’eau est majoritairement dédiée à l’agriculture et à l’industrie.
En élargissant la portée des considérations, pour ne pas se concentrer seulement sur les impacts environnementaux directs des entreprises, mais en considérant les activités auxquelles elles contribuent, nous pouvons observer que certaines entreprises jouent un rôle économique de telle ampleur que leur sphère d’influence sur les émissions de gaz à effet de serre (GES) est comparable à celle de pays tels que la France. C’est par exemple le cas de certaines grandes banques, en considérant les émissions liées aux activités financées.
Affirmer la coresponsabilité des entreprises et du reste de la société
Si le rôle joué par les entreprises nous paraît incontestable, il ne nous semble pas pour autant que les entreprises soient seules responsables de la situation actuelle et des transformations à venir. La responsabilité d’agir concerne aussi bien les citoyens, qui effectuent des choix de consommation, de vote, de placement de leur épargne et d’emploi ; et les pouvoirs publics, qui mettent en place un cadre réglementaire, des politiques territoriales, peuvent investir dans l’économie.
Il nous semble important de reconnaître ces responsabilités complémentaires afin d’éviter l’effet de déresponsabilisation de chaque groupe d’acteur vers les deux autres, effet qui a été analysé et popularisé via le concept de triangle de l’inaction : les citoyens se disant impuissants car tout serait du ressort de l’État et des entreprises ; les entreprises arguant qu’elles ne peuvent agir, car seul l’État fixe les règles du jeu et seuls les consommateurs décident des tendances ; les pouvoirs publics, considérant que les citoyens éliraient des politiques plus écologiques s’ils le souhaitaient réellement, que leurs moyens d’action sont extrêmement limités par rapport à ceux des entreprises.
Structuration de l’article
Le présent article est structuré autour de cinq thématiques se rapportant au leitmotiv des témoignages : la transformation. Afin d’améliorer leur impact vis-à-vis des limites planétaires ou des 17 Objectifs du développement durable définis par l’ONU, nombre d’entreprises doivent opérer une transformation radicale de leurs activités et de leurs objectifs (thématique 1). L’engagement des collaborateurs étant une condition sine qua non de la réussite de cette transformation, la relation entre l’entité morale et ses collaborateurs doit également être repensée (thématique 2). Ont par ailleurs émergé du travail d’interviews trois outils majeurs pour cette double transformation : la RSE (thématique 3), malgré son détournement fréquent à des fins de greenwashing, le partage de bonnes pratiques (thématique 4) et la mesure des impacts environnementaux (thématique 5).
Les témoignages recueillis ont également en commun de présenter des dirigeantes et dirigeants en proie au questionnement et à l’incertitude. Cette attitude nous semble tout à fait compréhensible et louable, car favorisant l’intelligence collective, processus indispensable face à des sujets aussi complexes, et favorisant l’engagement des collaborateurs. Enfin, il sera difficile de qualifier de radicaux le business model ou les objectifs des grandes entreprises dans cet article. Cependant, une transformation souvent irréversible, englobant l’entièreté de l’entreprise, ne pourrait-elle pas être qualifiée de radicale ?
Présentation des dirigeants interviewés
Le présent article est construit à partir d’éléments issus de cinq témoignages.
D’une part, trois témoignages représentent les grandes entreprises : Michaël Schack (X78), ancien directeur marketing opérationnel de la Business Unit Services d’Engie ; Frédérique Delcroix, ancienne directrice RSE – Responsabilité sociétale des entreprises – de SNCF TGV Atlantique, désormais formatrice sur le sujet de la RSE pour l’École des mines Paris-PSL ; Anne du Crest (X92), directrice opérationnelle de l’activité Eau de Veolia France.
D’autre part, deux témoignages récoltés auprès de petites entreprises. NU ! et ses cofondateurs Antoine Asfar, Aude Camus et Mayeul Nicolas proposent des solutions de frigo connecté clé-en-main. NU ! tente de lier alimentation saine et locale, en menant une politique d’achats responsables, et en proposant une solution zéro déchet via un système de consigne. Élodie Madebos, cofondatrice de l’entreprise Le Mouton Givré, produit quant à elle des sacs isothermes écoresponsables, fabriqués en France à partir de laine, lin et chanvre, sans plastique.
Transformer l’activité des entreprises : quel business model ?
Les incitations des entreprises à agir en faveur de l’adaptation ou de l’atténuation du changement climatique sont multiples et se placent à plusieurs échelles géographiques permettant de répondre à différents défis stratégiques. La redirection est cependant semée d’obstacles structurels, notamment pour les petites entreprises : malgré un écosystème entrepreneurial de plus en plus sensibilisé aux questions écologiques, des changements radicaux doivent encore être réalisés dans la réglementation et le soutien financier pour permettre une émergence pérenne de modèles d’entreprise durable. Par quels mécanismes l’action des entreprises est-elle incitée, et freinée ?
Une stratégie d’adaptation chez Engie, déployée non sans heurt, Michaël Schack (X78)
« Dans les années 2010, GDF Suez (ancien nom d’Engie) était au sommet de sa gloire comme leader mondial de la production indépendante d’électricité à base de centrales au gaz et au charbon. La chute du secteur fut rude, inattendue et très rapide (cinq ans !). En effet, le développement rapide des énergies renouvelables décentralisées et intermittentes avait été largement ignoré par les opérateurs historiques. Par ailleurs, le charbon a subi la concurrence frontale du gaz de schiste américain qui a conduit à un effondrement des prix du gaz, notamment aux États-Unis. L’impact économique a été dévastateur : Engie a dû procéder à des dépréciations plus importantes que ses rivaux européens et a vécu une crise existentielle.
Un lent virage pour se donner une nouvelle raison d’être a commencé à émerger en 2015 : Ségolène Royal annonce que GDF Suez sortira progressivement du charbon. La nouvelle vision stratégique en 2017 est de conserver temporairement le gaz aval comme énergie de transition, pour devenir un leader des énergies renouvelables et surtout des services à l’énergie. Ces revirements successifs, dus pour l’essentiel à la révolution énergétique, et les restructurations incessantes qui ont suivi ont démoralisé les équipes du siège, et une grande partie des cadres et dirigeants sont partis.
« La raison d’être est devenue un ciment et une source de forte motivation pour les équipes. »
Aujourd’hui, le groupe s’est recentré sur trente pays dans lesquels il occupe une position importante. Il a vendu les activités de services d’installation et de travaux, qui avaient une culture bottom up très différente des services à l’énergie. Et sa raison d’être est devenue un ciment et une source de forte motivation pour les équipes. Bien que réduit à 100 000 collaborateurs, le groupe se redéveloppe rapidement et est en ligne avec son objectif de devenir un leader mondial des renouvelables et des nouvelles solutions énergétiques. »
Un objectif clairement affiché chez Veolia, qui s’empare de l’échelle territoriale, Anne du Crest (X92)
« Veolia s’est doté d’une raison d’être depuis 2019 : c’est d’agir pour concilier progrès humain et protection de l’environnement. “La raison d’être de Veolia est de contribuer au progrès humain, en s’inscrivant résolument dans les Objectifs de développement durable définis par l’ONU, afin de parvenir à un avenir meilleur et plus durable pour tous”. Cela représente bien notre activité : nous développons et ancrons dans les territoires des solutions qui dépolluent, préservent les ressources vitales de l’épuisement, des solutions qui décarbonent les modes de vie et de production, et les adaptent aux conséquences du dérèglement climatique. Nous résumons cela en “ressourcer le monde”.
C’est à la fois l’intelligence collective et l’expérimentation locale avec nos clients qui nous permettent de développer de nouveaux business models. L’expérimentation locale, car il faut construire avec les clients ces premières opérations innovantes, sur les plans tant technique qu’économique. Et nos clients sont nécessairement ancrés dans les territoires, parce que les métiers liés à l’eau potable et à l’assainissement, au traitement des déchets, aux boucles locales d’énergie et d’efficacité énergétique sont très locaux.
L’intelligence collective est également fondamentale dans notre approche. Par exemple, lors du travail sur notre dernier plan stratégique, dévoilé en début d’année 2024, a été mis en place un dispositif de réseau social interne dédié, pour discuter et réfléchir à l’innovation, accessible aux 218 000 collaborateurs du groupe. De même qu’un travail d’écoute des clients et autres parties prenantes avec le dispositif “+1, pour une écologie en actions” est utilisé sous forme de gouvernance ouverte et participative. Finalement, c’est l’engagement de nos collaborateurs et l’engagement des clients qui permettent de faire la première trace. »
Des contraintes d’ordre moral, financier et réglementaire à la transformation, Antoine Asfar, Aude Camus & Mayeul Nicolas
« De l’époque féodale à aujourd’hui, nous n’avons fait qu’accumuler des contraintes sans opérer de changements fondamentaux. À cet égard, l’histoire nous montre que, de la Renaissance, avec ses assemblées de notables face aux monarques absolus, en passant par les révolutions industrielles, avec des lois sociales, jusqu’à notre ère de social-libéralisme et les rapports d’impact environnemental, le système productif et de distribution des richesses puis les entreprises se sont adaptés aux diverses régulations ayant émergé tour à tour.
Parmi les obstacles que l’on rencontre, la question financière occupe une place prépondérante. Trouver des banques disposées à financer des projets axés sur l’écologie reste un défi majeur. Même parmi les fonds à impact, il est rare de trouver des investisseurs prêts à s’engager sur le long terme, reconnaissant que les résultats environnementaux positifs exigent souvent une vision étendue dans le temps. Les aides publiques, telles que celles de la BPI ou celles issues d’appels à projets municipaux, peuvent néanmoins offrir un certain répit.
Cette difficulté financière s’accompagne de la lutte pour rester compétitifs par rapport à des offres moins exigeantes sur le plan écologique. En ce sens, NU ! note que des règles et des sanctions plus strictes, ainsi que le respect des calendriers de mesures environnementales, telles que les interdictions concernant certains produits plastiques à usage unique, pourraient significativement favoriser les organisations écologiquement responsables. Par exemple, l’entreprise PYXO, sur un marché proche du nôtre, a bénéficié de l’annonce de restrictions sur les plastiques à usage unique, mais a ensuite souffert lorsque celles-ci ont été reportées. »
Une certaine fragilité face aux conséquences du changement climatique, Élodie Madebos
« La situation est ironique : la production de sacs du Mouton Givré est largement affectée par deux facteurs, les sécheresses et les maladies des ovins. Or ces facteurs sont aggravés par le changement climatique que nous visons, via notre business model, à combattre. »
Transformer les motivations des salariés : le sens de l’intérêt général ?
Œuvrer dans une entreprise que les salariés considèrent comme vertueuse donne du sens à leur métier. Cela semble être un moteur essentiel pour fidéliser les salariés et les motiver à surmonter les difficultés au travail.
L’engagement essentiel et motivant des collaborateurs chez Veolia, Anne du Crest
« Je suis arrivée chez Veolia il y a 25 ans. J’avais fait l’École des ponts après l’X, et on commençait à avoir des cours d’analyse de cycle de vie, à voir les Objectifs de développement durable de l’ONU. Mais ce qui m’a fait entrer chez Veolia, ce sont les enjeux sociaux et sociétaux liés à l’eau et à l’assainissement.
Ce que j’aime chez Veolia, c’est l’engagement des personnes, que je constate au quotidien, en particulier dans nos équipes sur le terrain. Je fais ce petit détour par les collaborateurs parce que c’est l’essentiel du sujet d’après moi. Selon notre dernière enquête d’engagement Voice of Resourcers menée auprès des collaborateurs du groupe partout dans le monde, le taux d’engagement est de 89 %.
Le taux d’engagement est un indicateur de bien-être mesuré sur le fondement de cinq questions (fierté, utilité, clarté, ambiance de travail et recommandation), ici sur un panel de 155 000 salariés de 55 pays, soit 75 % des effectifs. 89 %, c’est un très bon taux. »
Croire en la raison d’être de l’entreprise chez Engie, Michaël Schack
« Je me trouvais depuis fin 2015 au siège, dans une fonction de soutien, le métier Business to Territories (B2T). Nous nous étions donné comme mission de décarboner les territoires en nous appuyant sur des activités historiques du groupe, comme les réseaux de chaleur faiblement carbonés – mobilisant de la chaleur de récupération de process (data centers, centres commerciaux, incinérateurs d’ordures ménagères) ou renouvelable (géothermie profonde, biomasse). Ou encore les réseaux de froid à haute efficacité énergétique, car ayant une efficacité énergétique double par rapport aux climatiseurs individuels, voire beaucoup plus s’ils bénéficient d’une source froide comme rivière, lac, mer.
Nous avons ainsi contribué à fournir à notre direction générale de l’époque des études de cas montrant qu’il était possible de décarboner des territoires, et cela a inspiré la raison d’être de l’entreprise : “Agir pour accélérer la transition vers une économie neutre en carbone.” Cette raison d’être fédère l’entreprise, ses salariés, ses clients et ses actionnaires. Je suis passé par des périodes très difficiles, mais ce qui a illuminé mes dernières années de carrière et m’a vraiment motivé – comme mes équipes et collègues – est que j’ai vraiment cru à cette raison d’être d’Engie.
“J’ai vraiment cru à la raison d’être de l’entreprise.”
Lorsque j’étais en poste, nous avions calculé que les émissions évitées chez les clients dépasseraient à partir de 2035 les émissions propres du groupe et avions donc la vision qu’Engie contribuerait à décarboner la planète à partir de 2036 : cela nous motivait beaucoup ! Accompagner nos clients dans leur chemin de décarbonation et contribuer même très modestement à tenter de conserver une planète habitable pour nos descendants, ça donnait un sens profond à mon activité professionnelle. »
Outil pour la transformation : la RSE, son rôle dans l’entreprise
En 1987, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement a défini le concept de développement durable dans son Rapport Brundtland. La dérivation de ce concept aux acteurs privés donne alors naissance à celui de la RSE. Aujourd’hui, ce concept fait face à des accusations de greenwashing – pensons par exemple à Coca-Cola, critiqué pour avoir, au cours des JO de Paris 2024, distribué de nombreuses boissons en vidant des bouteilles en plastique pour en servir le contenu dans des ecocups en plastique – et de fausses croyances, pour ne citer que les critiques les plus courantes. L’action concrète des départements RSE est-elle dans l’esprit de sa définition initiale ? Comment trouver l’équilibre entre la nécessité d’une vision critique de son entreprise à visée transformative et celle d’une communication enjolivée pour maintenir son entreprise à flot ?
Distinguer RSE et greenwashing à la SNCF, Frédérique Delcroix
« La première manière de voir la RSE, celle que je préfère, c’est celle du Rapport Brundtland : la responsabilité sociale des entreprises, c’est d’assurer le développement de l’organisation dans le respect de celui des générations futures. Ensuite a émergé à la suite du sommet de Rio le fameux People Planet Profit. Cette expression, également désignée par le terme triple performance ou triple bottom line en anglais, a été employée pour la première fois en 1994 par John Elkington, fondateur d’un cabinet de conseil nommé SustainAbility. Elle désigne une méthode d’évaluation de la performance d’une entreprise à partir des trois piliers du développement durable (social, environnemental et économique), comme le montre le premier schéma de la figure ci-dessus : à l’intersection des trois cercles se situe la sustainability. Il me semble que c’est cette définition de la RSE qui est remise en cause, et à raison : si tu n’as pas d’environnement, tu n’as pas d’économie ni de profit, donc mettre les choses au même niveau, c’est absurde.
« Si tu n’as pas d’environnement, tu n’as pas d’économie ni de profit. »
Aujourd’hui, des entités comme la Convention des entreprises pour le climat (CEC), association d’intérêt général dont la vocation est d’organiser des parcours de prise de conscience et de transformation pour décideurs économiques, proposent de représenter les enjeux en cercles concentriques, comme le montre le second schéma de la figure. Cette vision est beaucoup plus proche de celle du Rapport Brundtland, moins indigente intellectuellement.
Ce que je trouve hyperintéressant dans la RSE, c’est que ça permet de créer un espace de discussion avec un vocabulaire simple et universel – Responsabilité sociétale des entreprises. Que tu ailles dans un atelier avec des ouvriers ou dans un bureau avec des financiers, tu arrives, avec ce même vocabulaire, à parler à tout le monde. Tu prends une demi-journée seulement avec ces mots, et dans tout environnement de travail, les gens, d’eux-mêmes, ont reposé toutes les questions clés.
« Pour transformer une organisation, tu as un peu besoin d’être une Cassandre. »
Avec People Planet Profit, tu dénatures le vocabulaire et tu laisses les humains démunis parce qu’ils n’ont plus de mots. Un des problèmes originels de la RSE est le rôle qui lui est donné dans l’entreprise, en tout cas en France. On lui demande simultanément de transformer l’organisation et de la légitimer en racontant une histoire positive. Mais comment peut-on être juge et parti ? Pour transformer une organisation, tu as un peu besoin d’être une Cassandre. Pour moi, cette double mission tient de l’impossible. La séparation est donc souvent pratiquée de fait : les directions RSE traditionnelles font beaucoup de com, elles n’ont pas beaucoup de temps pour transformer. Et, en parallèle, il y a donc des organisations où la RSE se fabrique en dehors de la RSE.
Quand j’étais à la SNCF, beaucoup de choses intéressantes n’étaient pas dans le giron de la RSE, mais dans celui des opérations. Ce qui est dommage, c’est que la dissociation de ces deux rôles ne soit pas pensée et articulée. Chez SNCF Atlantique, le choix qui a compté pour moi, c’est celui de ne pas rester en direction centrale. J’ai voulu aller dans une business unit pour être plus près de la réalité de l’activité. Globalement, la RSE est une discipline encore en construction et les personnes qui ont envie de faire avancer le schmilblick choisissent des endroits où elles ont l’impression de pouvoir apporter quelque chose au puzzle. En l’occurrence, pour une personnalité comme la mienne, travailler à l’échelle d’une BU était mieux. »
La RSE définie chez Veolia, Anne du Crest
« Chez Veolia, la RSE découle de la déclinaison des 17 Objectifs de développement durable dans l’entreprise. Depuis 2020, la performance plurielle concilie la RSE, dans ses dimensions sociale, sociétale et environnementale, et les enjeux financiers et commerciaux de l’entreprise. La performance est partagée au sein de l’entreprise au travers d’une roue qui représente nos parties prenantes, les enjeux auxquels nous devons faire face et nos objectifs. Tous les cadres ont été formés à évaluer chaque projet au regard de cette roue et de ses objectifs, et cette évaluation fait partie des critères de décision d’engagement du projet au niveau du groupe. Par exemple, Veolia a conçu à Abidjan, en partenariat avec l’entreprise PFO Africa, l’une des plus grandes usines de production d’eau potable en Afrique de l’Ouest.
Notre performance plurielle se mesure chaque jour dans cette usine via les indicateurs suivants : développement des emplois locaux, féminisation des effectifs, performance énergétique des bâtiments, préservation de la nappe phréatique… Dès lors que les questions de RSE sont à ce point intégrées dans notre projet stratégique, la RSE devient une manière de présenter les choses, de les rendre visibles, d’expliciter comment notre raison d’être se traduit dans les projets avec les clients. Prendre l’angle de la performance plurielle, c’est une voie pour réfléchir un peu plus, pour se challenger, pour prendre un peu de hauteur et essayer de pousser plus loin les solutions. »
Outil pour la transformation : le partage de bonnes pratiques
L’efficacité du réformisme réside notamment dans sa capacité à susciter des adaptations et imitations. Au cours des interviews que nous avons menées, nous avons pu relever quelques exemples de partage de bonnes pratiques.
Des formations transformatrices à la SNCF, Frédérique Delcroix
« Avec mon équipe, on a porté deux mesures vraiment transformatrices. La première est d’avoir institué un temps de formation collective sur les enjeux de la RSE à chaque comité de direction (codir), pour que la direction se forme non pas aux petites briques de solution, mais aux grands enjeux et ordres de grandeur, pour être capable par la suite de discerner parmi les différentes solutions proposées. On avait même intégré SNCF Atlantique dans la toute première Convention des entreprises pour le climat, qui est un espace de formation collective où les corps dirigeants des organisations vont se former, réfléchir et transformer leur feuille de route au contact d’autres dirigeants qui font la même chose. Il y a donc ce regard entre pairs, qui suscite l’émulation et qui permet de faire bouger l’organisation.
À côté de cette démarche qui concernait la tête de l’organisation, on a formé les collaborateurs de toute l’organisation et créé une communauté d’ambassadeurs RSE, pour que les gens se forment, partagent. Dans une organisation, la plupart des compétences sont là : certaines personnes sont formées aux enjeux climat, d’autres aux enjeux biodiversité, d’autres des techniciens connaissant bien les sujets de l’énergie. Dès qu’une organisation est un peu conséquente, il y a plein de ressources. L’objectif est de les mobiliser, d’orchestrer ce travail entre eux pour ne pas avoir à réinventer la poudre à chaque étape. C’était vraiment le plus opérant, de travailler en même temps à la transformation du codir et de l’organisation en mode “communautaire”. Ça marche bien si c’est symétrique. »
Le partage d’expériences chez Veolia, Anne du Crest
« Ce qui est hyperriche, et là je peux dire toute la joie que j’ai d’être dans un grand groupe comme Veolia, c’est le partage d’expériences. Souvenez-vous des étés 2022 et 2023 : sécheresse, manques d’eau. À l’automne 2023, 83 départements avaient pris des arrêtés de restriction d’usage de l’eau. Si 2024 a permis de recharger les nappes, en France, d’ici 25 ans, le débit moyen de nos cours d’eau pourrait diminuer de 10 à 40 %, et la recharge des nappes phréatiques pourrait baisser de 10 et 25 %. Or l’Espagne a vécu cela il y a quelques années et nos collègues ont pu tester et mettre en œuvre des solutions, comme la réutilisation des eaux usées ou la recharge de nappes. Leur expérience nous est utile !
Même chose en ce qui concerne les traitements pointus de l’eau potable – techniques membranaires, résines ou désalinisation –, nos expériences aux USA par exemple nous permettent de relever des défis, en adaptant au contexte local, toujours. De fait, lorsque nous rencontrons une difficulté, nous pouvons toujours trouver un collègue qui y a déjà fait face, qui a des solutions et des idées, avec qui on peut réfléchir. »
Outil pour la transformation : la mesure des impacts environnementaux
La mesure de l’impact environnemental des activités humaines, des personnes tant physiques que morales, doit permettre le respect des limites planétaires. Cependant, les dirigeants soulignent les limites de la mesure sous sa forme actuelle, partielle et chronophage.
Les origines de la démarche, Antoine Asfar, Aude Camus & Mayeul Nicolas
« Si l’on se réfère aux limites planétaires, il s’agit de respecter les seuils critiques tels que le cycle de l’eau douce, la gestion des nutriments, la pollution chimique, l’utilisation des sols et les émissions de dioxyde de carbone. Ce sont tous des éléments influant directement sur le changement climatique. La gestion de ces facteurs est vitale et, pour y parvenir, l’analyse du cycle de vie (ACV) est un outil comptable efficace et méthodique, évaluant les impacts environnementaux liés à chaque étape de la vie d’un produit ou service, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à sa fin de vie. »
La conformité est chronophage, Frédérique Delcroix
« La conformité sociale et environnementale est paradoxale. On peut considérer que la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) – qui impose notamment aux entreprises de réaliser une analyse de double matérialité, comprenant les impacts de l’entreprise sur l’environnement et les impacts des risques environnementaux sur la performance des entreprises – met en mouvement les organisations en posant un certain nombre d’obligations. Mais, d’un autre côté, la conformité donne pour contrainte au département RSE de traiter énormément de données. Or les départements RSE manquent souvent de personnel : comment trouver la place dans tout ça pour poser la question d’une responsabilité systémique et de sa mise en œuvre ? La conformité a rajouté beaucoup d’objectifs vertueux, mais l’on peut se poser la question des humains qui arrivent à naviguer entre ces différents types d’objectifs. »
Mesure et enjeux moraux, Élodie Madebos
« Certaines personnes ont critiqué notre activité car elle n’est pas végane. Nous assumons notre soutien au pastoralisme extensif traditionnel, car cela permet la pérennité de notre activité, qui a un impact carbone bien moins élevé que les sacs de congélation classiques.
C’est un phénomène complexe : en tant qu’agent économique, les personnes physiques font des choix prenant en compte plusieurs facteurs : le confort, le coût financier, l’impact environnemental, l’impact social, la souffrance animale et d’autres qui leur sont propres. Et pour éviter le greenwashing, même involontaire, du fait de la méconnaissance des ordres de grandeur, il est nécessaire d’avoir accès à des données suffisamment précises et contextualisées selon tous les axes. Sans cela, on peut se retrouver à faire des comparaisons hasardeuses.
Les personnes ayant critiqué notre activité car non végane n’ont pas eu à justifier de l’impact environnemental de leurs différents choix de vie et de consommation – et il serait bien immoral de les obliger à le faire. Mais une position de ce type n’est pertinente que lorsque la personne qui critique a en tête les ordres de grandeur principaux et dispose d’une bonne compréhension systémique des phénomènes. »
Quelques enseignements
Ces témoignages illustrent une volonté de transformation profonde du monde des entreprises chez les personnes interviewées, et ce malgré la diversité des structures qu’elles ont expérimentées (taille de l’entreprise, type de poste, business model choisi). Cette envie de changement, dont le fondement semble être le sentiment d’œuvrer pour l’intérêt général, se réalise par le cumul de plusieurs éléments, comme l’adéquation de la raison d’être des entreprises et du respect de la biosphère, la nécessité du dialogue et de la formation au sujet des enjeux écologiques, ou l’acquisition d’outils adaptés (capacité de mesure de l’impact environnemental, maîtrise d’un vocabulaire commun au sujet des enjeux environnementaux).
Références
- https://www.banque-france.fr/fr/publications-et-statistiques/publications/quels-secteurs-economiques-contribuent-lartificialisation-des-sols-en-france
- https://www.statistiques.developpement-durable.gouv.fr/edition-numerique/chiffres-cles-du-climat-decembre-2022/7‑repartition-sectorielle-des-emissions-de
- Oxfam, « Climat : CAC degrés de trop », 2021. https://www.oxfamfrance.org/rapports/climat-cac-degres-de-trop/
- Voir l’interview de Fabien Esculier « Réinvestir l’action publique pour la transformer » et l’illustration associée. Pour approfondir la question, vous pouvez consulter https://bonpote.com/climat-les-12-excuses-de-linaction-et-comment-y-repondre/
- https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/
- IEA, « World Energy Outlook 2015 », Chap.5, 2015. https://www.iea.org/reports/world-energy-outlook-2015
- Financial Times, « European utilities slash asset valuations », 2016. https://www.ft.com/content/5b2dd030-1e93-11e6-b286-cddde55ca122
- https://www.veolia.com/fr/groupe/notre-raison-detre-mouvement/plus-1-ecologie-actions
- www.dhcnews.com
- Uniclima, « Bilan 2019 et perspectives 2020 du génie climatique », 2019. https://www.uniclima.fr/presse_33_dossier-de-presse-bilan-2019-et-perspectives-2020-du-genie-climatique.html
- https://www.engie.com/groupe/raison-etre
- Convention des entreprises pour le climat, « Cinq fausses croyances de la RSE à dénoncer pour enfin agir », 2022. https://cec-impact.org/blog/cinq-fausses-croyances-de-la-rse-a-denoncer-pour-enfin-agir/
- https://cec-impact.org/lassociation-cec/
- https://www.veolia.com/fr/groupe/rse-performance-plurielle