François Mayer

François Mayer (X45) : la jeunesse éternelle !

Dossier : TrajectoiresMagazine N°801 Janvier 2025
Par Pierre-René SÉGUIN (X73)

La rédac­tion est tom­bée amou­reuse de Fran­çois Mayer. On a ses fai­blesses… Ça a com­men­cé par la lec­ture de La Digue de sable et ça a empi­ré lorsqu’elle a ren­con­tré ce vieux cama­rade si simple, char­mant et tout bon­ne­ment « inté­res­sant ». Alors qu’il est en pleine cen­tième année de son âge, elle a vou­lu lui deman­der le secret de sa lon­gé­vi­té et de sa varié­té de talents. Voi­ci la réponse ! on peut en prendre de la graine.

Tout d’abord, quel effet cela fait-il d’être dans sa centième année ? Nous avons bien l’intention d’y aller, alors nous avons besoin de conseils…

Je n’y pense pas. J’ai beau­coup de chance de res­ter actif jusqu’à main­te­nant. Le jazz et l’écriture y ont beau­coup contribué.

Revenons au départ de ce siècle d’existence. Tu n’as pas été le premier X de ta famille… Y aurait-il un déterminisme en la matière ?

Le pre­mier poly­tech­ni­cien de ma famille a été un oncle de ma grand-mère pater­nelle, pro­mo 1848, artilleur et pro­fes­seur de géo­mé­trie à l’X et inven­teur d’une règle à cal­cul. Le second fut le frère aîné de mon grand-père – pro­mo 1877 – offi­cier du Génie, mort en 1892 dans un duel qui annon­çait l’affaire Drey­fus. Il y a eu aus­si des cou­sins, mais pour moi le troi­sième était mon père – 1913 – corps des Mines. Comme on atta­chait moins d’importance aux diplômes dans la famille de ma mère, j’ai été condi­tion­né par les Mayer. Jusqu’en 1943, je n’ai envi­sa­gé que d’entrer à l’X. Ensuite c’est une autre his­toire. Mon frère, moins influen­çable, est entré à HEC. J’aurais eu plus de faci­li­té dans une filière éco­no­mi­co-lit­té­raire. [Lire aus­si : Fran­çois Mayer (X45), un lit­té­raire contra­rié]

François Mayer dans sa jeunesse, lors de ses études à l'École polytechnique

Tu as voulu faire l’X. Les circonstances étaient un peu compliquées. Content d’y être arrivé ? Tu en as retiré quoi, et quel regret as-tu en la matière ?

Le cur­sus scien­ti­fique (pré­pa et École) m’a appris à tra­vailler beau­coup et dans des matières pour les­quelles je n’avais guère de faci­li­té ni de goût. Cela m’a beau­coup ser­vi. D’autre part, à l’École nous étions internes, milieu très homo­gène. J’ai reçu une for­ma­tion par osmose, en débat­tant avec de vrais scientifiques.

Tu as eu une carrière riche et pleine de réalisations remarquables. Nous ne te demandons pas de tout nous raconter, mais dis-nous quand même ce dont tu te souviens particulièrement.

Ma géné­ra­tion était celle des trente glo­rieuses où le tra­vail abon­dait et où l’industrie était sous-enca­drée (morts de 39–40, résis­tants, dépor­tés ou fusillés, juifs exter­mi­nés, col­la­bo­ra­teurs inter­nés). On pou­vait accé­der très jeunes à des res­pon­sa­bi­li­tés. J’ai eu la chance d’avoir quelques patrons aux CV non conven­tion­nels et qui aimaient mettre leurs subor­don­nés à l’épreuve. Le direc­teur géné­ral de la banque d’affaires du groupe où j’ai été recru­té vou­lait me for­mer pour prendre la direc­tion des par­ti­ci­pa­tions industrielles.

Ain­si, quatre mois après ma sor­tie de l’X, j’ai rem­pla­cé un cadre malade à la tête d’une sec­tion des changes. J’avais sous mes ordres une quin­zaine de femmes, plus ou moins jeunes. J’ai beau­coup appris, plus sur les employés que sur les changes. Au bout d’un an, déta­ché dans une usine de méca­nique, j’ai créé la sur­prise en deman­dant à tra­vailler sur une machine, à l’atelier. Je vou­lais évi­ter de regar­der les autres tra­vailler dans un bureau, je ne me suis pas ennuyé et là aus­si j’ai beau­coup appris sur le plan humain. Ma pre­mière res­pon­sa­bi­li­té a été de redres­ser un ser­vice de petit outillage dont la situa­tion était catas­tro­phique. Je suc­cé­dais à un bon tech­ni­cien qui ne s’intéressait pas au com­mer­cial. La maî­trise m’a fait confiance et j’ai obte­nu assez vite des résul­tats, puis j’ai fait le même tra­vail dans d’autres services.

De retour à la banque, j’ai été déta­ché pen­dant cinq ans à la direc­tion d’une grosse PME, de métaux frit­tés. Cette tech­nique était alors uti­li­sée prin­ci­pa­le­ment dans l’industrie auto­mo­bile (cous­si­nets auto­lu­bri­fiants et petites pièces méca­niques). Avec le direc­teur tech­nique, cen­tra­lien chef de labo­ra­toire à l’École cen­trale, nous nous sommes inté­res­sés aux bar­rières de sépa­ra­tion iso­to­pique des­ti­nées à l’enrichissement de l’uranium. Le CEA avait déve­lop­pé une solu­tion à base de céra­mique et son indus­tria­li­sa­tion était un casse-tête. On savait que les Amé­ri­cains uti­li­saient du nickel.

“J’ai reçu une formation par osmose.”

À par­tir de semi-confi­dences ou de pro­pos d’après boire, nous avons entre­vu la solu­tion. Nous en avons par­lé à Claude Fré­jacques (X43) au CEA, puis à Georges Besse (X48) alors char­gé du pro­jet USSI (usine de sépa­ra­tion iso­to­pique). Celui-ci m’a convo­qué le ven­dre­di saint : « Pour­riez-vous mon­ter en deux mois un ate­lier semi-indus­triel de qua­rante per­sonnes, capable de pro­duire ces bar­rières en pré­sé­ries ? » Sacré défi pour une PME de 400 per­sonnes dont quatre tra­vaillaient à la R & D. Réponse exi­gée pour le mar­di, je lui ai rap­pe­lé que le lun­di serait férié. Georges Besse m’a accor­dé un jour de plus.

Nous avons ins­tal­lé deux écoles pré­fa­bri­quées (sans per­mis de construc­tion), nous avons emprun­té des tech­ni­ciens aux action­naires de Meta­fram (c’était le nom de la socié­té) et recru­té des thé­sards. J’avais l’appui de mon pré­sident et un nihil obs­tat du conseil d’administration. Nous avons lan­cé l’opération avec pour seule garan­tie un coup de télé­phone de Robert Gal­ley (direc­teur indus­triel du pro­jet au CEA). En bonne ges­tion, c’était de la folie. Mais tout le monde savait que ce pro­jet était une prio­ri­té abso­lue pour le Géné­ral. Pas ques­tion de se lais­ser frei­ner par l’intendance.

Deux mois après, les pre­mières bar­rières en métal sor­taient et leur mon­tage ne posait pas de pro­blème méca­nique. C’était la solu­tion, mais le pro­duc­teur cana­dien de la poudre de nickel ultra-fine nous a fait savoir qu’il ne pour­rait pas nous en livrer des quan­ti­tés indus­trielles, en rai­son du véto amé­ri­cain. Tout n’était pas per­du, car le CEA a conti­nué à com­man­der des bar­rières en nickel, en petites séries, pour être prêt au cas où le véto amé­ri­cain serait levé. Et sur­tout le CEA a trans­po­sé cer­taines de nos solu­tions sur les bar­rières en céra­mique, ce qui a per­mis leur indus­tria­li­sa­tion, l’enrichissement de l’uranium et la fabri­ca­tion de la bombe. Mal­gré l’échec, cette opé­ra­tion a été ma grande fierté.

Avoir tra­vaillé pen­dant des mois sur un pro­jet stra­té­gique natio­nal, avec Besse, Fré­jacques, Michel Pec­queur (X52) et Robert Gal­ley, a été un pri­vi­lège. Deux années exal­tantes sans autre satis­fac­tion que celle d’avoir par­ti­ci­pé à une grande aventure.

Usine chimique d’ammoniac au Pakistan en 1963, une des premières usines clé en main construite par la France.
Usine chi­mique d’ammoniac au Pakis­tan en 1963, une des pre­mières usines clé en main construite par la France.

Un autre souvenir professionnel marquant ?

Avant le pre­mier choc pétro­lier, nous avions concou­ru en Irak pour un pro­jet d’usine sidé­rur­gique basée sur la réduc­tion directe. Nous avions des réfé­rences en acié­rie, cou­lée conti­nue, lami­noir et par­achè­ve­ment. Et nous avions un accord de licence avec le déten­teur du seul pro­cé­dé de réduc­tion directe indus­tria­li­sé. Le contrat nous a été attri­bué le len­de­main de la pre­mière hausse des prix du pétrole. C’était un « clé en main » incluant les tra­vaux locaux sous-trai­tés à des entre­prises ira­kiennes. Nous les avions fait audi­ter par les socié­tés de génie civil et de mon­tage du groupe. Elles avaient l’expérience et les moyens. 

Mais, dès l’ouverture du chan­tier (entre Bas­so­rah et le Koweït), la mobi­li­sa­tion des ouvriers a été très insuf­fi­sante, moins du tiers du chiffre que nos sous-trai­tants consi­dé­raient eux-mêmes comme néces­saire. Nos relances étaient sans effet. Nous devions apprendre après la fin du chan­tier que Sad­dam Hus­sein avait réqui­si­tion­né ces entre­prises pour effec­tuer des tra­vaux stra­té­giques dans le Kur­dis­tan, en leur impo­sant le secret-défense.

Cela n’empêchait pas notre client (le minis­tère de l’Industrie) de nous rap­pe­ler que nous avions la res­pon­sa­bi­li­té du clé en main. Nous avons donc trai­té avec les GTM (Grands Tra­vaux de Mar­seille, aujourd’hui filiale de Vin­ci Construc­tion), qui enca­draient des entre­prises indiennes. Le chan­tier a été déblo­qué, mais à quel prix ! En ce qui concerne le mon­tage, nous avons eu plus de temps pour nous orga­ni­ser, avec une main‑d’œuvre polo­naise enca­drée par nous. Mais là aus­si le sup­plé­ment était impor­tant. Nous avons deman­dé de l’aide à la CFP (aujourd’hui Total) dont les diri­geants se consi­dé­raient un peu comme les « par­rains » des entre­prises fran­çaises tra­vaillant en Irak. Ils nous ont mis en rap­port avec un agent très proche du n° 3 du régime (Sad­dam Hus­sein n’était alors que n° 2). Ce n° 3 était char­gé des affaires éco­no­miques. Nous avons expo­sé nos dif­fi­cul­tés à cet agent. Il nous a conseillé de mener le pro­jet à bien, sans les entre­prises ira­kiennes défaillantes. Une fois l’usine mise en route, nous pour­rions dépo­ser une récla­ma­tion qui serait étu­diée. La Com­pa­gnie fran­çaise des pétroles nous a confir­mé que c’était la pro­cé­dure en Irak. Dans notre groupe, cer­tains étaient par­ti­sans d’aller tout de suite à l’arbitrage. Phi­lippe Bou­lin (X44) pen­sait comme moi qu’il fal­lait suivre le conseil de l’agent de la CFP. Mais c’était un risque énorme car les pertes étaient esti­mées à plu­sieurs cen­taines de mil­lions. Avec le nou­veau dis­po­si­tif, nous avons pu rat­tra­per une par­tie du temps perdu.

Là-des­sus, le pré­sident al-Bakr prit sa retraite. Sad­dam Hus­sein devint n° 1 et décou­vrit peu après un com­plot contre lui. Il a réagi en fai­sant fusiller des dizaines de cadres du Par­ti. Son adjoint pour l’économie (ex‑n° 3) et le ministre de l’Industrie, qui était notre inter­lo­cu­teur, fai­saient par­tie du com­plot. Ils ont été exé­cu­tés. En quelques jours, nous avions per­du nos contacts et la CFP ne pou­vait plus rien faire pour nous. Mon­sieur Barre, alors Pre­mier ministre, a sui­vi le dos­sier de très près et a arra­ché à Sad­dam un enga­ge­ment de nous trai­ter avec bien­veillance « quand l’usine serait en exploi­ta­tion ». Mal­gré toutes nos mises en garde, le client n’avait rien fait pour recru­ter et for­mer les équipes de pro­duc­tion. Au moment du démar­rage, ils ont enfin com­pris et ont embau­ché des Polo­nais. J’étais en très bons termes avec le ministre polo­nais du Com­merce exté­rieur, qui leur a don­né la consigne de coopé­rer avec nous. Grâce aux usines métal­lur­giques de Creu­sot-Loire, nous avons pu envoyer une équipe com­plète pour le démar­rage (une cin­quan­taine d’agents de maî­trise, de tech­ni­ciens et d’ingénieurs coif­fés par un direc­teur dyna­mique). Ils ont démar­ré l’usine sans pro­blème et elle a été récep­tion­née dans la foulée.

Entre-temps, la guerre entre l’Iran et l’Irak s’était inten­si­fiée. Pro­blème sérieux car l’usine était proche de la zone des com­bats. Nous vou­lions enga­ger la dis­cus­sion de nos récla­ma­tions (ce que le minis­tère refu­sait) mais d’abord veiller à la sécu­ri­té de notre per­son­nel. Les Alle­mands et les Anglais avaient don­né des ins­truc­tions pré­cises à leurs indus­triels. Par exemple, les entre­prises alle­mandes devaient éva­cuer les chan­tiers qui étaient en des­sous d’une cer­taine lati­tude. L’ambassade de France nous a lais­sés juges, en nous inci­tant offi­cieu­se­ment à res­ter pour des rai­sons com­mer­ciales. Pas ques­tion de jouer avec la sécu­ri­té des per­sonnes. Nous avons auto­ri­sé le retour en France de toutes celles qui le dési­raient. Mais les hos­ti­li­tés se sont aggra­vées et le gazo­duc qui ali­men­tait l’usine a été fer­mé. Il res­tait seule­ment à assu­rer l’entretien et la sur­veillance. Nous avons donc rapa­trié la qua­si-tota­li­té des effec­tifs et envoyé un com­man­do d’anciens mili­taires, tech­ni­ciens infor­més des risques (de tirs ira­niens) et payés en consé­quence. D’autre part, en liai­son avec l’ambassade de France au Koweït, tout était prêt pour pou­voir en quelques heures rejoindre le Koweït (50 km) sur déci­sion de notre res­pon­sable local. Dans le même temps, je suis par­ti pour Bag­dad dont l’aéroport était fer­mé. Il fal­lait atter­rir à Amman et rejoindre Bag­dad par la route. Le couvre-feu était strict et de temps à autre il y avait un raid ira­nien. Le chant des sirènes nous rap­pe­lait l’occupation, mais l’importance des bom­bar­de­ments était déri­soire par rap­port à ceux de La Cha­pelle ou de Renault. Pen­dant les six pre­miers jours, je n’ai pu obte­nir qu’un ren­dez-vous et mon inter­lo­cu­teur a refu­sé de par­ler de récla­ma­tion. Il nous conseillait de ren­trer à Paris. Mais, avec les quatre per­sonnes qui m’accompagnaient, nous lui avons fait com­prendre que nous ne par­ti­rions pas avant d’avoir enta­mé les discussions.

C’était en avril 1981. Les pays arabes crai­gnaient l’arrivée au pou­voir de Mit­ter­rand, consi­dé­ré comme ami d’Israël et enne­mi des Arabes. Le pré­sident Gis­card d’Estaing a envoyé le ministre du Com­merce exté­rieur à Ryad pour ras­su­rer les Saou­diens. Mon­sieur Barre a ajou­té à ce pro­gramme une halte de quelques heures à Bag­dad où il a appor­té le même mes­sage à Sad­dam Hus­sein, en y ajou­tant la prière insis­tante d’examiner notre récla­ma­tion et celle d’une autre socié­té. Nous avons vu ce qu’étaient les déci­sions du n° 1 d’une dictature. 

Le len­de­main, notre inter­lo­cu­teur du minis­tère a été envoyé en mis­sion à l’étranger et il a été rem­pla­cé par un homme qui venait de mener à bien un très grand pro­jet. En une dizaine de jours de tra­vail inten­sif, nous avons réglé les pro­blèmes tout en sau­vant la face de nos inter­lo­cu­teurs. Par exemple en rem­pla­çant un mon­tant appe­lé com­pen­sa­tion par un prêt sans inté­rêt du même mon­tant et sans date de rem­bour­se­ment. Nous avons éga­le­ment signé un contrat bien rému­né­ré pour une assis­tance tech­nique sur plu­sieurs années.

Nous sommes ren­trés à Paris en pas­sant par l’usine et par le Koweït. C’était le début de mai. Quelques jours plus tard, un mis­sile ira­nien tom­bait sur l’usine, heu­reu­se­ment sans explo­ser, et nous éva­cuions l’usine. Puis la situa­tion des com­bats a per­mis le retour de notre per­son­nel dans le cadre de cette assis­tance technique.

Quand on a une telle vie professionnelle a‑t-on le temps d’avoir une vie personnelle ? Voit-on ses enfants grandir ? Parle-nous de ton épouse
et du mariage. Derrière tout individu, il y a d’autres personnes, une autre personne, sans qui les choses n’auraient pas été ce qu’elles ont été.

Ma femme était une per­sonne remar­quable. Sans elle, rien n’eût été pos­sible. Fille d’un homme excep­tion­nel (major de l’X à 18 ans), elle avait été habi­tuée à ce qu’il soit sou­vent absent. Elle était très auto­nome, avec ses propres acti­vi­tés. Elle était donc prête à accep­ter la même chose de ma part. Mais je me suis sou­vent repro­ché de ne pas l’avoir aidée davan­tage pour l’éducation de nos enfants. Heu­reu­se­ment, dans le domaine des sciences exactes, ceux-ci ont eu des pré­cep­teurs de choix (leurs deux grands-pères étaient corp­sards). Avec ma femme, nous nous occu­pions sur­tout de leur édu­ca­tion lit­té­raire et artis­tique. Quand notre fils a ren­con­tré des pro­blèmes, elle a sacri­fié sa car­rière pour s’occuper de lui. Il faut aus­si noter que mes absences étaient fré­quentes, mais qu’elles ne duraient rare­ment plus d’une quin­zaine de jours. En revanche, elles étaient impos­sibles à pla­ni­fier. Fina­le­ment, c’est sur­tout le côté mon­dain et « social » qui a été sacri­fié. Nous étions, grâce à elle, une famille très unie.

Tu as deux hobbies : la musique et l’écriture. Mais peut-être aussi d’autres, que nous connaissons moins ?

J’ai beau­coup joué au ten­nis, mais je n’ai jamais été clas­sé. Ma femme n’avait pas de goût pour ce sport ; alors j’ai arrê­té. Elle n’aimait pas non plus le ski, mais j’ai tou­jours gar­dé l’habitude de longs week-ends, avec un ami. Et ce jusqu’à ce qu’un genou me lâche, à plus de quatre-vingts ans. Jusque-là, j’avais fait beau­coup de jog­ging mais à un niveau médiocre.

François Mayer au Petit Journal Saint-Michel.

La musique, donc. Tu as bénéficié à la fois d’un milieu favorable et d’une capacité à ne pas suivre ses voies…

La musique occu­pait une grande place dans la famille Mayer. Ma grand-mère avait étu­dié le chant avec Pau­line Viar­dot. Yvonne Lefé­bure, célèbre concer­tiste et ensei­gnante, m’a dit un jour que mon père était le meilleur pia­niste ama­teur qu’elle eût ren­con­tré. Mon père avait trois frères, et une cou­sine qui avait eu un prix de vio­lon au conser­va­toire de la rue de Madrid. Le cadet était vio­lon­cel­liste, les deux der­niers se par­ta­geaient le second vio­lon et l’alto. Ils fai­saient beau­coup de musique de chambre. La guerre de 14 mit fin à cette aven­ture car le vio­lon­cel­liste est mort des suites de ses bles­sures. Pour le rem­pla­cer, la cou­sine vio­lo­niste a recru­té un ado­les­cent doué qui n’était autre que Pierre Four­nier. Ce nou­veau quin­tette fonc­tion­na pen­dant quelques années.

Mon père avait envi­sa­gé de faire une car­rière de concer­tiste, mais son père le convain­quit de faire l’X d’abord. Et il quit­ta le pia­no quand ses occu­pa­tions dans le corps des Mines l’empêchèrent d’en faire les deux heures quo­ti­diennes indis­pen­sables pour main­te­nir son niveau. Voi­là l’exigence à laquelle, mon frère vio­lon­cel­liste et moi vio­lo­niste, nous avons été confron­tés. Mon père avait sélec­tion­né un pro­fes­seur tyran­nique. Je garde un très mau­vais sou­ve­nir de ces séances d’avant-guerre. À Biar­ritz pen­dant la « drôle de guerre », le pre­mier vio­lon de l’orchestre du casi­no était réfor­mé et il m’a redon­né le goût du vio­lon en me ren­dant moins ambi­tieux. En 1942, j’ai com­men­cé à faire un peu de qua­tuor et cela me plai­sait. Mais les par­te­naires quit­tèrent Paris pour la zone libre. La charge de tra­vail sco­laire en math spé m’a four­ni un pré­texte pour fina­le­ment arrê­ter le violon.

“La littérature est restée un hobby, comme le jazz.”

Et le jazz ? En 1940 dans un ciné­ma, j’ai vu un docu­men­taire sur le Quin­tette du Hot Club de France. En intro­duc­tion, il y avait un mor­ceau inter­pré­té par Louis Arm­strong. Coup de foudre ! Ensuite, Sté­phane Grap­pel­li et Djan­go Rein­hardt m’ont don­né l’envie de les imi­ter. Mais il ne me fal­lut pas une heure pour com­prendre que, avant d’imiter Grap­pel­li, il fau­drait éle­ver consi­dé­ra­ble­ment mon niveau tech­nique. Je devrais donc me conten­ter d’écouter. Le jazz (noir et amé­ri­cain) était pro­hi­bé mais le swing (blanc et fran­çais) était auto­ri­sé. Les concerts rem­plis­saient la salle Pleyel ; les for­ma­tions fran­çaises (Com­belle, Ros­taing, Rein­hardt) copiaient les orchestres de Duke Elling­ton, de Count Basie et de Ben­ny Good­man. C’est à la fin de l’occupation que le jazz de la Nou­velle-Orléans a fait son appa­ri­tion. D’abord avec Claude Aba­die (X38), dont le trom­pet­tiste était Boris Vian, et un peu plus tard avec Claude Luter dans la cave de l’hôtel des Lorien­tais à 200 m de l’École. Nous fai­sions le mur pour aller l’écouter.

En novembre 1946, nous avons déci­dé de for­mer un orchestre. Claude Naud qui était cla­ri­net­tiste a pris le lea­der­ship. J’ai choi­si le trom­bone par hor­reur du sol­fège et parce que l’on pou­vait cher­cher les notes à tâtons et à l’oreille, sans avoir à faire des exer­cices [Lire aus­si : Fran­çois Mayer (45), en cou­lisse d’un trom­bone]. J’ai mis des années à sor­tir de cette illu­sion. Nous avons tra­vaillé tous les soirs, au grand dam de nos cama­rades de pro­mo et des voi­sins du quar­tier. Mais, à la fin de la deuxième année, nous jouions assez sou­vent pour des concerts à l’École ou des sur­prises-par­ties. La sor­tie de l’École dis­per­sa l’orchestre.

Au bout de deux ans, le hasard me fit ren­con­trer un très bon pia­niste avec lequel j’ai repris mon ins­tru­ment. Pen­dant huit ans, nous avons joué quand notre tra­vail le per­met­tait. Mais il est mort bru­ta­le­ment et j’ai arrê­té de jouer jusqu’au cin­quan­te­naire de l’entrée de l’École. Les orga­ni­sa­teurs nous ont deman­dé de recons­ti­tuer une for­ma­tion avec ceux qui en étaient encore capables. Notre pres­ta­tion a eu du suc­cès et cer­tains d’entre nous ont déci­dé de conti­nuer en enga­geant des musi­ciens non poly­tech­ni­ciens. Les Dixie­land Seniors étaient nés. Une dizaine d’années plus tard, j’ai com­men­cé à prendre des leçons… et j’ai fait depuis lors des pro­grès conti­nus. Pro­gres­ser à un âge où tout décline, c’est roboratif.

Et la littérature ? Tu sais notre enthousiasme pour les deux volumes de la biographie romancée de ta famille. Mais tu n’as pas écrit que ça…

En effet, j’ai écrit plu­sieurs romans avant La Digue de sable. D’abord Blues en si bémol avec pour cadre l’industrie après l’Épuration et le milieu du jazz ama­teur au Quar­tier latin et à Lyon (encore assez bio­gra­phique). Autoé­di­té. Ensuite Un Por­trait peut en cacher un autre, une fic­tion. Autoé­di­tée aus­si. Enfin Négos, publié par Lemieux édi­teur, qui a ces­sé son acti­vi­té il y a trois ans. Ce roman a pour thème la négo­cia­tion d’un grand contrat dans un pays en voie de déve­lop­pe­ment (ou émergent).

Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait… Tu écrirais quelles lettres à un jeune poète polytechnicien ?

Je ne suis pas qua­li­fié pour cela. J’ai écrit cinq romans et, en vingt ans, je n’ai pas réus­si à inté­res­ser un grand édi­teur. Je pense en avoir déjà don­né la rai­son. La lit­té­ra­ture est res­tée un hob­by, comme le jazz. Mon conseil serait donc de tra­vailler dans le milieu de l’édition, qui est assez fer­mé. Ou de consa­crer beau­coup de temps à se créer des contacts. Et, de toute manière, les réseaux sociaux sont en train de tout chan­ger. C’est peut-être par là qu’il fau­drait commencer.

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