« Notre double technicité mathématique et financière est un atout majeur » Daniel Ivanier (X85), cofondateur de Fragmos Chain
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En 2019, Daniel Ivanier (X85) a fondé Fragmos Chain, qui a pour objectif d’apporter sécurité, fluidité et efficacité à la gestion postnégociation des instruments financiers. La solution de blockchain privée (DLT) élimine les tâches opérationnelles clés telles que la réconciliation et la confirmation des transactions et réduit considérablement les coûts et les pertes opérationnelles.
Quelle est l’activité de Fragmos Chain ?
Fragmos Chain est une plateforme logicielle conçue pour numériser et automatiser les processus opérationnels, dits post-trade, entre les institutions financières. La plateforme couvre les dérivés traités de gré à gré (dérivés OTC over-the-counter), qui sont les produits les plus complexes des marchés financiers. Le marché des dérivés OTC est gigantesque : plusieurs dizaines de millions de transactions sont réalisées chaque année, représentant plus de 700 trillions de dollars US. Notre plateforme offre quatre fonctionnalités clés : la standardisation des transactions ; la réconciliation des transactions entre les contreparties, possible grâce à la standardisation préalable ; la contractualisation juridique, appelée « confirmation » dans le jargon des dérivés ; et enfin l’automatisation du calcul des événements.
Quel est le parcours du fondateur que tu es ?
Après l’X et la formation d’ingénieur des Mines, j’ai passé huit ans au ministère de l’Industrie. J’ai ensuite cumulé vingt ans d’expérience en banque de financement et marchés de capitaux, couvrant tous les métiers : financement de projets, post-trade, informatique, réglementaire, risques – ainsi que la direction de Dexia aux États-Unis pendant la crise financière de 2008. En 2019, j’ai fondé Fragmos Chain et réuni rapidement une équipe d’experts en banque et en technologie, qui constitue aujourd’hui le socle de l’entreprise.
Comment t’est venue l’idée ?
En tant que praticien dans les coulisses des banques, loin des projecteurs du trading et de la vente, j’ai constaté que l’industrie bancaire manquait encore cruellement d’industrialisation. Alors que l’industrie manufacturière amorçait sa transformation dès les années 80, les marchés financiers, portés par une croissance et une rentabilité exceptionnelles, n’avaient pas senti le besoin de se doter d’un appareil productif performant. La crise de 2008 a marqué un tournant : les banques se sont vues contraintes de réduire et maîtriser leurs coûts et risques opérationnels.
Ces transformations, colossales, s’étaleront sur une ou deux générations. Parmi les chantiers les plus critiques, le post-trade des dérivés OTC se distingue par des coûts par transaction de plusieurs centaines de fois supérieurs à ceux d’autres produits financiers et par des risques opérationnels majeurs tels que la fraude ou les erreurs de couverture financière, qui peuvent provoquer des pertes massives ou l’arrêt d’activités entières. Depuis cette crise, des réglementations spécifiques ont été introduites pour ces produits à travers les places financières mondiales. Ces évolutions ont confirmé la nécessité et l’urgence de solutions comme Fragmos Chain.
Qui sont les concurrents ?
Deux infrastructures de marché anglo-saxonnes occupent un créneau proche du nôtre : celui des dérivés simples, dits vanilles. En revanche aucune solution n’existe pour couvrir les produits complexes, tels que de nombreux dérivés sur actions, sur matières premières ou structurés. Notre plateforme se distingue également par sa capacité à gérer les événements de cycle de vie des dérivés, parfois quotidiens, ainsi que les clauses juridiques des contrats, essentielles pour résoudre les conflits ou les défauts de contrepartie. Aujourd’hui, les opérateurs des banques se contentent souvent d’échanger des fichiers Excel ou PDF et de comparer manuellement des listes de données pour identifier les divergences. Cette approche archaïque, peu adaptée à la complexité des transactions sur dérivés, entraîne inévitablement de nombreuses erreurs.
Quelles ont été les étapes clés depuis la création ?
Après la création de Fragmos Chain en 2019, le développement de la plateforme a démarré en 2020. À partir de 2022, nous avons conduit des pilotes avec plusieurs banques, ce qui nous a permis de valider notre approche. Par la suite, nous avons constitué une communauté de vingt banques et institutions financières européennes, nord-américaines et asiatiques, afin de collaborer sur les futures évolutions de la plateforme. Nous nous préparons désormais à entrer en production en ce début de l’année 2025.
Qu’est-ce que la blockchain apporte aux transactions financières ?
La blockchain offre une sécurité renforcée des échanges et garantit la confidentialité, des aspects essentiels pour les banques. De façon plus originale, elle apporte également la sécurité juridique : des avocats mandatés par l’ISDA ont établi que les transactions sur dérivés OTC documentées sur une blockchain privée sont juridiquement contraignantes (legally binding).
C’est en quelque sorte une numérisation des processus bancaires ?
C’est bien plus qu’une simple numérisation. Il s’agit d’une numérisation experte, fondée sur une connaissance approfondie des dérivés. Nous standardisons la représentation des transactions en nous appuyant sur le Common Domain Model, le nouveau modèle de données des produits financiers lancé par l’ISDA (International Swaps and Derivatives Association). C’est cette maîtrise détaillée des produits et des processus associés qui constitue notre valeur ajoutée, bien plus que la réconciliation elle-même, qui est une opération standardisée déjà automatisée par une myriade d’éditeurs de logiciels.
“C’est bien plus qu’une simple numérisation.”
Les anciens traders à qui j’explique notre solution sont souvent surpris qu’un problème aussi critique pour l’industrie n’ait pas été résolu avant Fragmos Chain. La raison tient à l’exigence de technicité : numériser est simple, mais appliquer à des produits et processus complexes est une tâche considérablement plus ardue.
Comment devient-on aussi rapidement un acteur crédible dans un domaine aussi sensible ?
Deux aspects sont cruciaux : notre connaissance de l’industrie et des acteurs, et notre crédibilité technique. L’expérience accumulée de l’équipe dans le secteur bancaire nous permet de connaître de nombreux COO, directeurs des opérations ou de la technologie, à travers le monde et d’être légitimes à leurs yeux. Ayant exercé leurs fonctions, je comprends parfaitement leurs objectifs. Notre board est également composé de dirigeants de la finance qui relaient nos messages. La confiance dans les hommes est essentielle. Par ailleurs, les préoccupations des banques sont très pointues – par exemple, « comment automatiser la réconciliation des flux de trésorerie quotidiens sur les portfolios swaps en negative affirmation ? ». C’est en démontrant que notre plateforme apporte des réponses précises à ces questions que nous suscitons l’intérêt de nos clients.
Et comment exister à l’international ?
La logistique s’est radicalement transformée depuis la Covid, facilitant les interactions globales. Il est désormais courant d’avoir des visioconférences le matin avec l’Asie, dans la journée avec Londres et le soir avec les États-Unis, souvent avec des interlocuteurs travaillant depuis chez eux. Cependant, la clé reste la crédibilité. Dans notre domaine, le graal est d’être britannique ou américain, et d’avoir une expérience dans les grandes banques anglo-saxonnes. À défaut, être français est une excellente solution : notre double technicité mathématique et financière est un atout majeur et les banques françaises figurent parmi les leaders de l’industrie. N’oublions pas que les options ont été inventées il y a quarante ans par un Français, dans une banque française ! Enfin, nous avons noué des partenariats avec des fournisseurs de services et de logiciels internationaux, qui renforcent notre crédibilité institutionnelle et nous aident à pénétrer les marchés étrangers.
L’expérience des grands établissements reste donc indispensable pour lancer une fintech ?
Sur un domaine aussi technique et spécialisé que le nôtre, c’est effectivement indispensable : ici, « les banquiers parlent aux banquiers », pour paraphraser la célèbre émission de la BBC. Cela dit, d’autres domaines, comme les paiements ou les cryptomonnaies, nécessitent une expertise moins poussée. Dans ces domaines, de jeunes entrepreneurs ambitieux peuvent parfaitement se faire une place, sans avoir un parcours préalable dans les grandes institutions financières.