L’influence mise au service de la recherche
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Bernard Esambert a eu une carrière prestigieuse et exemplaire dans le monde politique, économique et universitaire, notamment en présidant l’École polytechnique. Son engagement dans la lutte contre l’épilepsie est moins connu… Témoignage sur ce que peut une noble ambition et conseils d’un sage !
La création de la Fondation française pour la recherche sur l’épilepsie est sans doute un acte majeur dans votre vie. Quel a été pour vous l’événement déclencheur ?
C’est incontestablement l’impuissance que j’ai ressentie lors des premières crises d’épilepsie de mon fils. J’ai découvert qu’elles ne trouvaient pas d’explication médicale consensuelle et qu’il n’existait alors aucun traitement efficace dans bien des cas. Cette maladie inflige une double peine : la douleur des crises, qui font perdre contact avec la réalité, et le regard des autres, souvent peu compatissant, qui asocialise et ghettoïse. J’ai alors été blessé dans ma chair, parce que confronté avec mon fils à un parcours de soins aléatoire et rude, désespéré de devoir franchir d’immenses montagnes invisibles. Mais j’ai réalisé que je n’étais pas seul, que peut-être 1 % de la population était atteinte de ce mal. D’où la création de la FFRE, qui finance des recherches, informe sur la maladie et essaie d’améliorer sa prise en charge.
Quelles ont été dans ce domaine vos plus grandes satisfactions ?
Tout d’abord voir que j’étais suivi, dès la création de la Fondation, par des dizaines de grands dirigeants que j’avais croisés dans ma carrière. C’est tout le CAC 40 qui a contribué à son démarrage. Je n’aurais jamais cru que l’influence que j’avais allait s’étendre sur ce terrain intime. Mais, surtout, le traitement de l’épilepsie a fortement progressé depuis trente ans. L’on sait maintenant que l’épilepsie est une maladie non transmissible et d’origine polyfactorielle. Les deux tiers des malades sont sensibles à certaines molécules, parmi une trentaine, qui espacent voire suppriment les crises et permettent d’avoir une vie presque normale. Dans certains cas, la microchirurgie peut être proposée. De nouvelles pistes sont explorées, avec des stimulations électriques ou magnétiques localisées. Globalement, en décloisonnant la recherche, nos chercheurs progressent plus vite.
“En décloisonnant la recherche, nos chercheurs progressent plus vite.”
Vous racontez votre vie comme celle d’un homme d’influence, avec un grand sens du bien public. Mais là vous dépassez ce personnage ?
C’est vrai. Finalement jusqu’à 57 ans, malgré mes multiples titres de président, j’étais presque toujours numéro deux dans les grands groupes ; et là je me suis trouvé en première ligne. Je n’avais de compte à rendre qu’à moi-même. Il me fallait franchir tout seul ces montagnes. À la fois faire avancer la recherche médicale et changer le regard de la société sur des malades imprévisibles et inquiétants. C’est la partie de ma vie dont je suis le plus fier.
Vous avez dû élargir vos grilles d’analyse ?
Considérablement. L’ingénieur et l’économiste ne suffisaient plus. Il me fallait d’un côté motiver les chercheurs, de l’autre convaincre les fonctionnaires de police, les médecins du travail et les DRH qu’il fallait un changement radical de regard. J’étais loin de mes combats antérieurs. J’ai pensé un moment reprendre des études en neurologie pour participer moi-même à la recherche, et puis j’ai renoncé : le réalisme m’a mené à plutôt consacrer mes deniers à accroître les fonds de recherche publics, notoirement insuffisants. Et à introduire les mathématiques et les sciences humaines dans le champ des recherches sur l’épilepsie. Les projets que nous finançons sont devenus transdisciplinaires. À la présidence de l’Institut Pasteur, j’ai été convaincu que remporter la guerre économique nécessitait de cultiver l’excellence des laboratoires. Mais là il fallait unir nos forces avec tous ceux qui combattent les pathologies neurologiques : sclérose en plaques, Parkinson, Alzheimer. D’où une construction commune, la Fédération pour la recherche sur le cerveau, créée en 2000. Peut-être serons-nous rejoints dans ce combat par d’autres œuvres qui aident les patients des maladies psychiatriques et leurs aidants.
Vous devez aussi avoir vécu des échecs ?
Je dirais plutôt des espoirs déçus, car un tiers des épilepsies ne peut se soigner avec la pharmacopée existante. Mon fils fait partie de ces « pharmaco-résistants ». Et nous ne savons toujours pas pourquoi. Notre cerveau est extraordinairement complexe, avec des centaines de milliards de neurones et de synapses, et il faudra sans doute des décennies pour que les neurosciences aboutissent. Dans le temps qui me reste, je n’ai plus d’illusion sur le rôle que je peux jouer. Regrouper les compétences (neurologie, psychiatrie, chirurgie, assistance sociale…) est une nécessité absolue. Dans ce domaine, le mouvement associatif s’est puissamment renforcé depuis trente ans et son activisme est remarquable. Mais il provient pour l’essentiel de donateurs modestes, la bourgeoisie étant plus économe de sa générosité.
Derrière votre courtoisie, votre élégante bienveillance, vos proches discernent votre regard acéré : lever un sourcil, c’est une façon de porter un jugement drastique, mine de rien ?
Ayant assuré la tutelle de nombre de ministres et maintes fois soufflé à l’oreille des puissants, j’ai en effet souvent l’esprit critique, mais avec indulgence et parfois admiration. Je déteste la flatterie. Même si je suis sévère sur la perte progressive de sens de nos sociétés, je reste optimiste sur le très long terme. J’ai souvent porté le fer, à l’AMF ou dans les think tanks que j’ai fréquentés, pour faire émerger une éthique du libéralisme : la fraternité devrait devenir un concept ciment des évolutions à venir. Je crois que c’est au monde associatif de créer l’un des contrepoids au pouvoir démocratique. Aujourd’hui, on ne se dévoue plus les uns pour les autres, mais la compassion est dirigée généreusement vers tous les humains : sans doute la mondialisation de la solidarité.
Comment avez-vous pu mener simultanément votre carrière de dirigeant et votre bénévolat ?
J’ai toujours réussi à établir une dichotomie. Mais je n’ai jamais cessé de courir derrière un agenda gonflé à bloc. Et aujourd’hui, dégagé de toute responsabilité d’entreprise, je participe au conseil de nombreuses associations. Or j’ai toujours donné une part substantielle de mes revenus. Être désintéressé, ce n’est pas mépriser l’argent, c’est avoir pour mobile essentiel le désir d’accomplir des tâches d’intérêt général.
Seul reproche que l’on puisse vous faire : ne pas parler assez fort dans le micro… vous confirmez ?
Cela traduit mon peu de goût pour l’exposition, mais aussi ma façon de porter mon lot d’interrogations et de doutes. Être un miraculé de Drancy porte à vivre sans faire trop de bruit. Je me suis impliqué à fond dans des recherches. J’ai longtemps fréquenté Davos avec l’intérêt d’un discret entomologiste.
Et si vous aviez un conseil à donner à un jeune camarade ?
À chaque époque il existe de réelles occasions de faire de grandes choses, de faire de l’innovation et de l’audace une norme, partout où l’on peut s’engager. Il ne faut reculer devant aucune mission, pourvu que le sens et l’éthique y soient. Croire que l’intégrité est non seulement compatible avec la performance, mais qu’elle en est le principal facteur d’efficacité. Servir son pays mais aussi l’humanité sans frontières. À chacun d’apporter sa petite touche au destin.