Bernard Esambert qui a créé la Fondation française pour la recherche sur l’épilepsie avec Jean Arthuis,ministre de l'Économie et des Finances crédits Ludovic:REA

L’influence mise au service de la recherche

Dossier : SolidaritéMagazine N°802 Février 2025
Par Bernard ESAMBERT (X54)
Par Emmanuelle ROUBERTIE
Par Laurent DALIMIER (65)

Ber­nard Esam­bert a eu une car­rière pres­ti­gieuse et exem­plaire dans le monde poli­tique, éco­no­mique et uni­ver­si­taire, notam­ment en pré­si­dant l’École poly­tech­nique. Son enga­ge­ment dans la lutte contre l’épilepsie est moins connu… Témoi­gnage sur ce que peut une noble ambi­tion et conseils d’un sage !

La création de la Fondation française pour la recherche sur l’épilepsie est sans doute un acte majeur dans votre vie. Quel a été pour vous l’événement déclencheur ?

C’est incon­tes­ta­ble­ment l’impuissance que j’ai res­sen­tie lors des pre­mières crises d’épilepsie de mon fils. J’ai décou­vert qu’elles ne trou­vaient pas d’explication médi­cale consen­suelle et qu’il n’existait alors aucun trai­te­ment effi­cace dans bien des cas. Cette mala­die inflige une double peine : la dou­leur des crises, qui font perdre contact avec la réa­li­té, et le regard des autres, sou­vent peu com­pa­tis­sant, qui aso­cia­lise et ghet­toïse. J’ai alors été bles­sé dans ma chair, parce que confron­té avec mon fils à un par­cours de soins aléa­toire et rude, déses­pé­ré de devoir fran­chir d’immenses mon­tagnes invi­sibles. Mais j’ai réa­li­sé que je n’étais pas seul, que peut-être 1 % de la popu­la­tion était atteinte de ce mal. D’où la créa­tion de la FFRE, qui finance des recherches, informe sur la mala­die et essaie d’améliorer sa prise en charge.

Quelles ont été dans ce domaine vos plus grandes satisfactions ?

Tout d’abord voir que j’étais sui­vi, dès la créa­tion de la Fon­da­tion, par des dizaines de grands diri­geants que j’avais croi­sés dans ma car­rière. C’est tout le CAC 40 qui a contri­bué à son démar­rage. Je n’aurais jamais cru que l’influence que j’avais allait s’étendre sur ce ter­rain intime. Mais, sur­tout, le trai­te­ment de l’épilepsie a for­te­ment pro­gres­sé depuis trente ans. L’on sait main­te­nant que l’épilepsie est une mala­die non trans­mis­sible et d’origine poly­fac­to­rielle. Les deux tiers des malades sont sen­sibles à cer­taines molé­cules, par­mi une tren­taine, qui espacent voire sup­priment les crises et per­mettent d’avoir une vie presque nor­male. Dans cer­tains cas, la micro­chi­rur­gie peut être pro­po­sée. De nou­velles pistes sont explo­rées, avec des sti­mu­la­tions élec­triques ou magné­tiques loca­li­sées. Glo­ba­le­ment, en décloi­son­nant la recherche, nos cher­cheurs pro­gressent plus vite.

“En décloisonnant la recherche, nos chercheurs progressent plus vite.”

Vous racontez votre vie comme celle d’un homme d’influence, avec un grand sens du bien public. Mais là vous dépassez ce personnage ?

C’est vrai. Fina­le­ment jusqu’à 57 ans, mal­gré mes mul­tiples titres de pré­sident, j’étais presque tou­jours numé­ro deux dans les grands groupes ; et là je me suis trou­vé en pre­mière ligne. Je n’avais de compte à rendre qu’à moi-même. Il me fal­lait fran­chir tout seul ces mon­tagnes. À la fois faire avan­cer la recherche médi­cale et chan­ger le regard de la socié­té sur des malades impré­vi­sibles et inquié­tants. C’est la par­tie de ma vie dont je suis le plus fier.

Vous avez dû élargir vos grilles d’analyse ?

Consi­dé­ra­ble­ment. L’ingénieur et l’économiste ne suf­fi­saient plus. Il me fal­lait d’un côté moti­ver les cher­cheurs, de l’autre convaincre les fonc­tion­naires de police, les méde­cins du tra­vail et les DRH qu’il fal­lait un chan­ge­ment radi­cal de regard. J’étais loin de mes com­bats anté­rieurs. J’ai pen­sé un moment reprendre des études en neu­ro­lo­gie pour par­ti­ci­per moi-même à la recherche, et puis j’ai renon­cé : le réa­lisme m’a mené à plu­tôt consa­crer mes deniers à accroître les fonds de recherche publics, notoi­re­ment insuf­fi­sants. Et à intro­duire les mathé­ma­tiques et les sciences humaines dans le champ des recherches sur l’épilepsie. Les pro­jets que nous finan­çons sont deve­nus trans­dis­ci­pli­naires. À la pré­si­dence de l’Institut Pas­teur, j’ai été convain­cu que rem­por­ter la guerre éco­no­mique néces­si­tait de culti­ver l’excellence des labo­ra­toires. Mais là il fal­lait unir nos forces avec tous ceux qui com­battent les patho­lo­gies neu­ro­lo­giques : sclé­rose en plaques, Par­kin­son, Alz­hei­mer. D’où une construc­tion com­mune, la Fédé­ra­tion pour la recherche sur le cer­veau, créée en 2000. Peut-être serons-nous rejoints dans ce com­bat par d’autres œuvres qui aident les patients des mala­dies psy­chia­triques et leurs aidants.

Vous devez aussi avoir vécu des échecs ?

Je dirais plu­tôt des espoirs déçus, car un tiers des épi­lep­sies ne peut se soi­gner avec la phar­ma­co­pée exis­tante. Mon fils fait par­tie de ces « phar­ma­co-résis­tants ». Et nous ne savons tou­jours pas pour­quoi. Notre cer­veau est extra­or­di­nai­re­ment com­plexe, avec des cen­taines de mil­liards de neu­rones et de synapses, et il fau­dra sans doute des décen­nies pour que les neu­ros­ciences abou­tissent. Dans le temps qui me reste, je n’ai plus d’illusion sur le rôle que je peux jouer. Regrou­per les com­pé­tences (neu­ro­lo­gie, psy­chia­trie, chi­rur­gie, assis­tance sociale…) est une néces­si­té abso­lue. Dans ce domaine, le mou­ve­ment asso­cia­tif s’est puis­sam­ment ren­for­cé depuis trente ans et son acti­visme est remar­quable. Mais il pro­vient pour l’essentiel de dona­teurs modestes, la bour­geoi­sie étant plus éco­nome de sa générosité.

Derrière votre courtoisie, votre élégante bienveillance, vos proches discernent votre regard acéré : lever un sourcil, c’est une façon de porter un jugement drastique, mine de rien ?

Ayant assu­ré la tutelle de nombre de ministres et maintes fois souf­flé à l’oreille des puis­sants, j’ai en effet sou­vent l’esprit cri­tique, mais avec indul­gence et par­fois admi­ra­tion. Je déteste la flat­te­rie. Même si je suis sévère sur la perte pro­gres­sive de sens de nos socié­tés, je reste opti­miste sur le très long terme. J’ai sou­vent por­té le fer, à l’AMF ou dans les think tanks que j’ai fré­quen­tés, pour faire émer­ger une éthique du libé­ra­lisme : la fra­ter­ni­té devrait deve­nir un concept ciment des évo­lu­tions à venir. Je crois que c’est au monde asso­cia­tif de créer l’un des contre­poids au pou­voir démo­cra­tique. Aujourd’hui, on ne se dévoue plus les uns pour les autres, mais la com­pas­sion est diri­gée géné­reu­se­ment vers tous les humains : sans doute la mon­dia­li­sa­tion de la solidarité.

Comment avez-vous pu mener simultanément votre carrière de dirigeant et votre bénévolat ?

J’ai tou­jours réus­si à éta­blir une dicho­to­mie. Mais je n’ai jamais ces­sé de cou­rir der­rière un agen­da gon­flé à bloc. Et aujourd’hui, déga­gé de toute res­pon­sa­bi­li­té d’entreprise, je par­ti­cipe au conseil de nom­breuses asso­cia­tions. Or j’ai tou­jours don­né une part sub­stan­tielle de mes reve­nus. Être dés­in­té­res­sé, ce n’est pas mépri­ser l’argent, c’est avoir pour mobile essen­tiel le désir d’accomplir des tâches d’intérêt général.

Seul reproche que l’on puisse vous faire : ne pas parler assez fort dans le micro… vous confirmez ?

Cela tra­duit mon peu de goût pour l’exposition, mais aus­si ma façon de por­ter mon lot d’interrogations et de doutes. Être un mira­cu­lé de Dran­cy porte à vivre sans faire trop de bruit. Je me suis impli­qué à fond dans des recherches. J’ai long­temps fré­quen­té Davos avec l’intérêt d’un dis­cret entomologiste.

Et si vous aviez un conseil à donner à un jeune camarade ?

À chaque époque il existe de réelles occa­sions de faire de grandes choses, de faire de l’innovation et de l’audace une norme, par­tout où l’on peut s’engager. Il ne faut recu­ler devant aucune mis­sion, pour­vu que le sens et l’éthique y soient. Croire que l’intégrité est non seule­ment com­pa­tible avec la per­for­mance, mais qu’elle en est le prin­ci­pal fac­teur d’efficacité. Ser­vir son pays mais aus­si l’humanité sans fron­tières. À cha­cun d’apporter sa petite touche au destin.

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