La vie au camp de réfugiés de Site II (1990).

S’engager, pourquoi ?

Dossier : SolidaritéMagazine N°802 Février 2025
Par Alain GOYÉ (X85)

S’engager, certes… mais pour­quoi au juste ? Témoi­gnage mais sur­tout réflexion d’un cama­rade qui s’est enga­gé et qui peut en par­ler d’expérience. Et s’engager com­ment ? pour qui ? La fra­ter­ni­té, mise en valeur aux fron­tons de nos édi­fices publics, est peut-être la clé qui ouvre les réponses à ces ques­tions. On ne s’engage pas impu­né­ment, ni sans coûts ; mais on y gagne bien plus, en humanité.

« Tout ce qui n’est pas don­né est per­du. » Si cette phrase écrite sur le livre d’or d’une lépro­se­rie au sud de l’Inde est vraie, nous, Occi­den­taux qui vivons d’abondance dans un monde de pauvres, avons de quoi réflé­chir. Oui, pour­quoi s’engager ?

Pour devenir soi-même

Les neu­ros­ciences accré­ditent l’idée que nous sommes gou­ver­nés par nos émo­tions et que l’explication ration­nelle de nos com­por­te­ments est sou­vent fabri­quée a pos­te­rio­ri. Nos émo­tions sont l’expression de nos besoins fon­da­men­taux, que nous pou­vons nous entraî­ner à iden­ti­fier en pra­ti­quant par exemple la com­mu­ni­ca­tion non vio­lente. Quels sont ces besoins ? Sur la hié­rar­chie pro­po­sée par Abra­ham Mas­low, on lit beaau­coup que la satis­fac­tion des besoins « infé­rieurs » (phy­sio­lo­giques, puis de sécu­ri­té) est préa­lable à l’expression des besoins « supé­rieurs », de l’amour à l’estime et à l’accomplissement de soi. 

On sait pour­tant com­bien cette inter­pré­ta­tion est réduc­trice, sinon fausse. On sait que, sans amour, les enfants meurent. On sait aus­si qu’un être ancré dans l’amour peut adop­ter une hié­rar­chie de valeurs dans laquelle ses propres besoins phy­sio­lo­giques et de sécu­ri­té ne sont plus pre­miers. Et, même s’il peut sur­vivre sans, l’humain ne devient véri­ta­ble­ment humain que lorsqu’il accède au déploie­ment de ses poten­tia­li­tés les plus hautes ; n’est-ce pas cette aspi­ra­tion qui l’entraîne au ser­vice des autres ?

Pour changer le monde

Chan­ger le monde est une ambi­tion humaine récente, qui enthou­siasme cer­tains et en fait sou­rire d’autres. Que vou­drions-nous chan­ger dans le monde ? L’environnement ? La socié­té ? Chan­ger l’environnement, voi­là un pro­gramme ambi­tieux, quand nous pei­nons tant à limi­ter les effets délé­tères de nos acti­vi­tés humaines… Il est légi­time de vou­loir remé­dier à ces effets, mais déli­cat de s’assurer que le remède n’emploie pas les moyens mêmes qui pro­duisent le mal.

“Sauver une vie, c’est sauver le monde.”

Chan­ger la socié­té est-il plus simple ? Cela n’implique pas néces­sai­re­ment la mise en jeu, voire la remise en cause des ins­ti­tu­tions qui la régissent. Cer­tains expé­ri­mentent et démontrent la via­bi­li­té et la per­ti­nence de nou­veaux modèles : habi­tats par­ta­gés, coopé­ra­tives, éco­lieux, mon­naies alter­na­tives, entre­prises sociales… Dans quel but ? Mon­trer qu’un autre modèle est pos­sible, préa­la­ble­ment à ten­ter d’influencer les ins­ti­tu­tions ? Déployer ce modèle avec l’ambition de résoudre, en marge de celles-ci, les pro­blèmes qu’il aborde ? Ou sim­ple­ment faire sa part comme le coli­bri du conte, se sou­ve­nant que « sau­ver une vie, c’est sau­ver le monde » ?

Mettre une souris de plus dans le fromage ?

Devant celui qui s’attache à chan­ger la vie d’un enfant défa­vo­ri­sé, cer­tains hoche­ront la tête : en trans­for­mant un pauvre en (nou­veau) riche, qu’aura-t-il fait de mieux que « mettre une sou­ris de plus dans le fro­mage » ? Voi­ci deux témoi­gnages per­son­nels pour ten­ter d’y répondre. 

En 2005, Pas­se­relles numé­riques était créée avec l’ambition d’aider une cen­taine de jeunes par an à s’extraire de la grande pau­vre­té en œuvrant au déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique du Cam­bodge. Aujourd’hui, dans quatre pays, ses for­ma­tions ont direc­te­ment chan­gé des mil­liers de vies… et indi­rec­te­ment beau­coup plus, comme en témoigne cette ancienne élève récem­ment croi­sée à Paris, entre­pre­neuse dont la socié­té de ser­vices pros­père à l’international, qui est influen­ceuse et enga­gée dans la créa­tion ou le sou­tien de pro­grammes qui forment à la tech­no­lo­gie des mil­liers de jeunes, par­ti­cu­liè­re­ment de femmes. 

Ou encore : au cours d’une pro­me­nade domi­ni­cale sur les rives du Mékong, accom­pa­gné de quelques pen­sion­naires de l’ONG Pour un sou­rire d’enfant – qui, très jeunes, avaient appris à sur­vivre en tra­vaillant jour et nuit comme chif­fon­niers sur la décharge de Phnom Penh –, je me posais face à de jeunes men­diants les habi­tuelles ques­tions : faut-il don­ner ? Cela aide-t-il leur famille ou encou­rage-t-il leur exploi­ta­tion ? Les enfants qui m’accompagnaient ont cou­pé court à ces réflexions en don­nant sans hési­ter leur argent de poche de la semaine, avec cette seule expli­ca­tion : « Nous, on sait ce que c’est que d’être pauvre… »

L’examen de sélection pour la formation de Passerelles numériques, Cambodge (2008).
L’examen de sélec­tion pour la for­ma­tion de Pas­se­relles numé­riques, Cam­bodge (2008).

Pour se donner bonne conscience

Au début des années 90, de pas­sage en France entre deux années de mis­sion, je m’entendais nom­mer par un émi­nent cadre de l’École « la bonne conscience de l’École poly­tech­nique ». Fal­lait-il se sen­tir flat­té ou conster­né ? La conscience, dans une ins­ti­tu­tion qui forme – à l’époque – 330 per­sonnes par an, c’est une ques­tion impor­tante. Outre qu’une « bonne conscience » n’est pas for­cé­ment une chose dési­rable, l’engagement per­son­nel d’un ancien ne consti­tue pas plus une réponse qu’il n’évacue la ques­tion. Certes, l’État a dépen­sé beau­coup pour nous for­mer. Il attend un retour sur investissement. 

La devise de l’École indique un peu dans quelle direc­tion ; les res­pon­sables de notre for­ma­tion humaine pré­ci­saient : « Vous êtes les offi­ciers de la guerre éco­no­mique. » J’avoue avoir tou­jours été attris­té par cette for­mule. Domi­nique de Vil­le­pin le rap­pe­lait récem­ment, la guerre n’est pas le plus court che­min vers la paix. En psy­cho­lo­gie comme en mana­ge­ment, il est bien éta­bli main­te­nant que les indi­vi­dus se déploient et rayonnent mieux, sinon uni­que­ment, quand ils agissent « avec » plu­tôt que « contre » les autres. 

Le rayon­ne­ment de la France, c’est pareil. Quand notre pays est exem­plaire par les valeurs qu’il porte et met en œuvre, il ins­pire. Quand il se pré­oc­cupe de défendre son rang, son influence, comme naguère en inves­tis­sant pour pro­pa­ger plus la langue fran­çaise que la jus­tice dans cer­tains pays… il expire. Et ça n’est pas un, voire plu­sieurs poly­tech­ni­ciens enga­gés dans l’humanitaire qui chan­ge­ront cela.

Par souci de paix

« Mes amis, vous serez des chefs désas­treux pour le monde de demain, et cela en dépit de votre savoir pres­ti­gieux, si vous ne connais­sez pas les pro­blèmes des immenses pays qui nous entourent, et que nous appe­lons pays du Sud, ou si vous vous dés­in­té­res­sez d’eux. » Ce mes­sage, mal­heu­reu­se­ment peu pré­sent à l’époque dans notre for­ma­tion, c’est celui que le jésuite Pierre Cey­rac adres­sait aux étu­diants de nos uni­ver­si­tés et grandes écoles. 

Il s’en expli­quait ain­si : « Pour sur­vivre aujourd’hui, tout pays a besoin des autres. Nous ne pou­vons plus accep­ter les injus­tices du monde d’aujourd’hui, ce que le phi­lo­sophe Emma­nuel Mou­nier appe­lait le “désordre éta­bli” – un monde dans lequel quelques pays pri­vi­lé­giés ont tout et les autres presque rien. Une grande colère monte chez les peuples pauvres et cer­taines per­sonnes se demandent aujourd’hui si nous arri­ve­rons à la fin de ce IIIe mil­lé­naire. » Écri­vant aujourd’hui, aurait-il évo­qué la fin du siècle ?

Les premiers étudiants du Foyer Mékong Espoir à Phnom Penh (1995).
Les pre­miers étu­diants du Foyer Mékong Espoir à Phnom Penh (1995).

Par souci de justice

Qu’est-ce que la jus­tice ? Sur cette ques­tion, je trouve éclai­rante la pen­sée de Simone Weil, avec en pre­mier lieu la dis­tinc­tion néces­saire entre la jus­tice et le droit. La notion de droit « est liée à celle de par­tage, d’échange, de quan­ti­té. […] Le droit ne se sou­tient que sur un ton de reven­di­ca­tion. Et quand ce ton est adop­té, c’est que la force n’est pas loin, der­rière lui. » De manière très dif­fé­rente, « la jus­tice consiste à veiller à ce qu’il ne soit pas fait de mal aux hommes ». 

Qui alors est garant de la jus­tice ? Mal­heu­reu­se­ment, les mul­tiples décli­nai­sons contem­po­raines des droits de l’homme ne donnent pas la réponse, comme le pointe encore Simone Weil : « L’accomplissement effec­tif d’un droit pro­vient non pas de celui qui le pos­sède, mais des autres hommes qui se recon­naissent obli­gés à quelque chose envers lui. » La soli­da­ri­té est peut-être de l’ordre de ces choses indis­pen­sables à l’effectivité des droits : une obli­ga­tion, qui du moins oblige ceux qui la reconnaissent.

Quelle solidarité ?

D’après le Larousse, la notion de soli­da­ri­té implique une com­mu­nau­té d’intérêts qui lie les membres d’un groupe, de fac­to ou par le sen­ti­ment d’un devoir moral. Les membres d’une équipe face à une com­pé­ti­tion spor­tive, les titu­laires d’un compte joint face à leur banque, sont soli­daires. Cha­cun est res­pon­sable de l’impact de ses actions pour le groupe, sans contes­ta­tion pos­sible. Là en revanche où entre en jeu le sen­ti­ment d’un devoir moral, quelle que soit l’identité de situa­tion ou d’intérêts, cha­cun n’est soli­daire que s’il se sent solidaire. 

Nous voi­ci sur une pente savon­neuse menant à la grande ques­tion de l’universalité du bien et du mal, fon­de­ment de la morale. Cette ques­tion condi­tionne la per­ti­nence d’imposer des choix col­lec­tifs – comme le fait l’État lorsqu’il met en place un impôt de soli­da­ri­té – ou de lais­ser cha­cun esti­mer en conscience où le porte, s’il l’éprouve, le sen­ti­ment de soli­da­ri­té. Ce n’est que dans cette deuxième pers­pec­tive qu’existe l’engagement de notre liberté.

La solidarité, envers qui ?

Toutes les défi­ni­tions spé­ci­fient que la soli­da­ri­té s’applique entre per­sonnes liées par une com­mu­nau­té d’intérêts ou de situa­tion. Wiki­pé­dia insiste : « Il n’y a pas de soli­da­ri­té en dehors d’un groupe fer­mé. » Ain­si la ques­tion « de qui suis-je soli­daire ? » revient à la ques­tion : à quel groupe suis-je lié par une com­mu­nau­té d’intérêts ? Si l’histoire de l’univers est, comme la voit Pierre Teil­hard de Char­din, celle d’une mon­tée de la com­plexi­té et de la conscience à tra­vers la matière, c’est dans la nais­sance d’une conscience col­lec­tive qu’elle semble se jouer aujourd’hui.

Avec cette conscience croît l’étendue de nos groupes soli­daires, qui atteignent une dimen­sion uni­ver­selle. Cela n’est-il pas le sens de l’histoire, même si les aléas d’un temps peuvent cris­tal­li­ser les dif­fi­cul­tés d’un temps en replis iden­ti­taires ? Nous tra­ver­sons un de ces « aléas de l’histoire ». Les valeurs que nous nous sommes don­nées impliquent une soli­da­ri­té uni­ver­selle. Mais cette impli­ca­tion fait peur. Pou­vons-nous aider les mil­lions de per­sonnes mena­cées de déra­ci­ne­ment par le chan­ge­ment cli­ma­tique ? Pou­vons-nous pro­mou­voir la jus­tice sans remettre en ques­tion le confort et la sécu­ri­té qui, peut-être, ont per­mis l’éclosion de ces valeurs ?

Plus loin que la solidarité ?

On est en droit de trou­ver triste cette notion d’une soli­da­ri­té qui se réduit à une obli­ga­tion, fût-elle morale, et s’exerce si sou­vent au pro­fit d’un groupe et au détri­ment des autres – par­ti­cu­liè­re­ment dans une socié­té ultra-indi­vi­dua­liste qui tend à confondre liber­té et indé­pen­dance. On peut rêver d’une alter­na­tive ; et en trou­ver une dans la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme – article pre­mier : « Tous les êtres humains […] doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » 

Fra­ter­ni­té : voi­là un beau mot ! Savons-nous suf­fi­sam­ment nous réjouir de l’avoir ins­crit sur nos fron­tons ? Il est vrai que ce mot-là peut paraître un peu encom­brant à ceux qui doivent légi­fé­rer et régle­men­ter : autant on peut don­ner une consis­tance juri­dique à la liber­té, défi­nir où elle com­mence et où elle s’arrête – à l’exclusion évi­dem­ment de la liber­té inté­rieure –, autant on peut mesu­rer et inflé­chir toutes sortes de variables pour ten­ter d’assurer l’égalité, autant la fra­ter­ni­té pro­cède exclu­si­ve­ment d’un ordre supé­rieur qui échappe à toute mesure et à toute régle­men­ta­tion. C’est ce qui peut-être irrite les uns – et en réjouit d’autres, ceux qui sentent qu’aucune régle­men­ta­tion ne peut cir­cons­crire ce qu’il y a de plus humain en eux. 

Fra­ter­ni­té : le mot est clair, éty­mo­lo­gi­que­ment indis­cu­table ; il engage à consi­dé­rer tous les membres de la famille humaine comme frères et sœurs. Puisse-t-il res­ter en tête de nos valeurs, indis­pen­sable à l’exercice de notre droit le plus fon­da­men­tal, comme aimait encore le rap­pe­ler Pierre Cey­rac : le droit d’être un homme.

Ce que ça coûte

Persévérance

Ce n’est pas parce qu’une cause est juste que les portes s’ouvrent. D’autant que la jus­tesse s’évalue dif­fé­rem­ment selon les valeurs et les inté­rêts de cha­cun. Au début des années 90, dans un pays où les com­mu­nistes – après avoir chan­gé de dra­peau mais pas de vision ni de méthodes – avaient per­du les élec­tions mais conser­vé le pou­voir, on pou­vait avoir la naï­ve­té de pen­ser que la créa­tion d’un foyer pour étu­diants bour­siers sou­tien­drait la jus­tice autant que la recons­truc­tion du pays. L’État, qui y voyait sur­tout – et pas tout à fait à tort – le risque que des jeunes ne se mettent à pen­ser libre­ment, s’est oppo­sé au pro­jet durant deux années, jusqu’à l’intervention d’une per­son­na­li­té poli­tique et morale majeure. 

Ténacité

C’est dans l’expérience que les valeurs prennent corps, et cela peut être éprou­vant. Oppo­sé à la cor­rup­tion sys­té­mique qui creuse au-delà de toute mesure les inéga­li­tés sociales, trans­for­mant tout l’appareil d’État en une orga­ni­sa­tion mafieuse, on peut refu­ser par prin­cipe de don­ner aucun des­sous-de-table. Cela a un prix : pour sim­ple­ment régu­la­ri­ser un titre de pro­prié­té en préa­lable à la demande d’un per­mis de construire, il m’a fal­lu soixante démarches auprès de fonc­tion­naires mena­çants, moqueurs ou sim­ple­ment absents. Plus tard, d’anciens élèves ont à mon insu « flui­di­fié » la signa­ture d’un pro­to­cole d’accord avec le gou­ver­ne­ment, déplo­rant que je n’aie tou­jours pas com­pris com­ment fonc­tion­nait le pays !

Créativité

Que faire si l’agence natio­nale d’électricité refuse d’augmenter la puis­sance de la ligne ali­men­tant la vil­la dans laquelle vous venez d’installer une salle infor­ma­tique, au motif que la régle­men­ta­tion limite la puis­sance déli­vrée à l’adresse d’un par­ti­cu­lier ? L’enjeu était impor­tant pour un centre de for­ma­tion qui se dis­tin­guait des uni­ver­si­tés envi­ron­nantes par la pos­si­bi­li­té d’un appren­tis­sage pra­tique ! Solu­tion locale : après avoir fait le tour de la rue pour véri­fier qu’il n’était pas déjà pris, nous avons appo­sé un nou­veau numé­ro sur notre por­tail : munis d’une deuxième adresse, nous avons eu droit à une deuxième ligne.

Humilité

Deux ans plus tard, nous avions construit et nous nous apprê­tions à inau­gu­rer un magni­fique centre de for­ma­tion en pré­sence de repré­sen­tants du gou­ver­ne­ment local et du nôtre. Pour nous auto­ri­ser à ouvrir le mur sépa­rant le centre de la rue prin­ci­pale, le pro­mo­teur qui avait urba­ni­sé le quar­tier et res­tait pro­prié­taire du mur exi­geait vingt mille dol­lars : une for­tune au regard de notre bud­get. Par des moyens impro­bables, impli­quant une per­sonne plus puis­sante encore, il a été for­cé de céder. Nous n’avons pas pour autant échap­pé aux insultes et aux menaces relayées par ses « gardes du corps ».

Ce qu’on peut y perdre

Des perspectives de carrière

Il y a trente ans, une année sab­ba­tique était un risque. Aujourd’hui, le pas­sage dans une voie de tra­verse est consi­dé­ré par de plus en plus d’entreprises comme gage d’ouverture et pro­messe de com­pé­tences élar­gies. Cepen­dant dix ou vingt ans pas­sés dans des voies de tra­verse ajoutent de nou­veaux risques à celui de voir son CV reje­té par les IA des recru­teurs : l’addiction à la recherche de sens et d’alignement avec ses valeurs, qui entraîne des exi­gences incom­pa­tibles avec beau­coup de cultures d’entreprise.

La santé

Dans la soli­da­ri­té, on s’expose. Il est dif­fi­cile de tra­vailler pour et avec les popu­lations les plus pré­caires, sans par­ta­ger un peu leur pré­ca­ri­té. Fatigue phy­sique, fatigue psy­chique s’accu­mulent et finissent par se mani­fes­ter vigou­reu­se­ment dans une varié­té de patho­lo­gies. Quand celles-ci ne sont pas recon­nues ou ne sont qu’approxi­mativement prises en charge, on en res­sort plus fragile. 

La tranquilité

De la tête au cœur le che­min peut être long. Même à notre époque où les voyages sont si faciles – sous réserve de savoir gérer son écoan­xié­té, même si l’état du monde nous est bien connu, nous pou­vons très bien vivre dans une conscience super­fi­cielle de notre sta­tut extrê­me­ment pri­vi­lé­gié et de la dis­so­nance de celui-ci avec les valeurs humaines que nous reven­di­quons le plus sou­vent. De la tête au cœur, le che­min peut être long. Mais avoir pas­sé ne serait-ce que quelques mois avec ceux qui n’ont presque rien, avoir osé tour­ner son atten­tion vers eux, rend cette indif­fé­rence beau­coup plus dif­fi­cile. La vie se charge du poids de tout ce que je fais, ou ne fais pas, pour ceux qui souffrent.

Ce qu’on peut y gagner

Des blessures

Évo­quant plus haut la san­té, j’ai omis une affec­tion spé­ci­fi­que­ment liée à l’engagement humain : celle qui vous attache défi­ni­ti­ve­ment par le cœur au des­tin d’une per­sonne, d’une com­mu­nau­té, d’un peuple, quand ce des­tin a quelque chose de tra­gique. Tous ceux qui ont par­ta­gé les peurs et les espoirs des réfu­giés khmers sur la fron­tière thaïe dans les années 80 et 90 se recon­naissent dans cette expres­sion de Pierre Cey­rac : « les bles­sés de la fron­tière ». Pour­quoi mettre ces bles­sures à l’actif du bilan ? Parce que, au prix de notre tran­quilli­té, elles nous pré­servent de reve­nir à la « vie d’avant » en oubliant notre humanité.

La joie

Être plei­ne­ment enga­gé au ser­vice de ceux qui en ont besoin pro­cure de la joie. La joie, c’est ce qu’on éprouve devant la grande beau­té d’une sym­pho­nie ou d’un pay­sage. C’est aus­si ce qu’on éprouve au contact de tout être humain, lorsqu’on le ren­contre suf­fi­sam­ment en pro­fon­deur. Et, dans les condi­tions d’un dénue­ment qua­si total, il est plus facile voire natu­rel que la ren­contre se fasse en pro­fon­deur. On découvre alors l’immense richesse humaine que cache si bien notre monde arti­fi­ciel, qui n’a de cesse de nous ren­fer­mer sur nous-mêmes.

Une espérance

Une confiance indé­fec­tible en une renais­sance et un ave­nir. Des témoins des évé­ne­ments tra­giques du siècle der­nier l’ont rap­por­té : au cœur du mal­heur le plus sombre, en dépit de toute appa­rence, se révèle chez cer­tains une confiance indé­fec­tible en une renais­sance et un ave­nir ; espé­rance qui se joue des chances de sur­vie indi­vi­duelle, qui semble repo­ser sur la cer­ti­tude que l’essentiel ne peut être atteint. Cette espé­rance se ren­contre par­tout dans le mal­heur. Elle défie notre culture occi­den­tale maté­ria­liste et hédo­niste, témoi­gnant de cet essen­tiel qui peut être un peuple, l’humanité ou par­fois sim­ple­ment la digni­té de celle ou de celui qui n’a pas abdi­qué sa liber­té intérieure.

En fin de compte

Chan­ger le monde ? « Les gens devraient moins pen­ser à ce qu’ils font, mais davan­tage à ce qu’ils sont », dit Maître Eck­hart. Conseil de chré­tien, sur lequel on pour­rait iro­ni­ser : dans toute sa vie le Christ lui-même n’a pas fait grand-chose ! Mais atti­tude par­ta­gée aus­si par des non-chré­tiens, connus et recon­nus pour leurs enga­ge­ments, comme Gand­hi qui affir­mait : « Il est plus impor­tant d’aimer que de faire. » À bien obser­ver ceux qui ont mar­qué le monde, on s’étonne de voir com­bien leur impact n’a pas été lié d’abord à la qua­li­té d’un busi­ness plan. À quoi donc alors ? Je tente une réponse : à la pro­fon­deur de leurs racines. Des racines si ancrées dans notre humani­té com­mune, qu’elles puisent au plus pro­fond de ce qui à la fois nous ras­semble et nous dépasse.

“Écouter, partager, essayer de comprendre, essayer d’aimer.”
Pierre Ceyrac

Dans ce champ « au-delà du bien et du mal », chan­té par le poète Rûmî, où la fra­ter­ni­té est si lumi­neuse qu’elle ins­pire et per­met des miracles. À celui qui agit à par­tir de ce lieu, les portes s’ouvrent. Et pour lui, sans doute, aucun résul­tat ne sera jamais suf­fi­sant. À la fin de sa vie Pierre Cey­rac, qui avait sau­vé ou trans­for­mé des dizaines de mil­liers de vies, se repro­chait comme saint Vincent de Paul de ne pas en avoir fait « davan­tage ». Il n’était pour­tant pas par­ti avec un pro­jet pour chan­ger le monde, mais avec ce très humble vœu : « Écou­ter, par­ta­ger, essayer de com­prendre, essayer d’aimer. »

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