Évaluer pour mieux aider : un « vrai » métier
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On peut agir pour la solidarité non en intervenant directement, mais en apportant son expertise d’évaluation pour documenter l’efficacité des actions de solidarité. C’est un choix original, qui n’en est pas moins essentiel pour déterminer les actions qui valent la peine et celles qui n’ont pas ou peu d’effet, et ainsi aider les décideurs à maximiser leur impact. Un domaine assez professionnalisé.
Trois ans après ma sortie de l’X, j’étais assis à côté d’une lointaine cousine à une fête de mariage. Je lui expliquais mon travail : je vivais alors dans une capitale d’Afrique de l’Ouest où j’étais chargé d’une petite équipe de l’ONG Innovations for Poverty Action. Notre travail consistait à évaluer rigoureusement l’impact de divers programmes d’aide au développement. Dans quelle mesure tel type de subventions d’intrants agricoles améliorait finalement les rendements et le niveau de vie des populations rurales ? Est-ce que 100 euros investis dans la mise en place de cantines scolaires amélioraient plus la présence des enfants à l’école que 100 euros investis dans un programme de sensibilisation des parents ? L’idée était d’utiliser des méthodes scientifiques pour informer et rendre plus efficaces les actions des gouvernements, des ONG, des entreprises sociales ou des bailleurs de fonds.
Un vrai métier ?
« C’est vraiment super tout ça, me disait cette charmante cousine. Et est-ce que tu comptes rentrer en France à un moment et prendre un vrai métier ? – Un vrai métier ? – Euh tu vois ce que je veux dire : médecin, consultant ingénieur, je sais pas. Avec les études que tu as faites, quand même… »
Je me suis lancé dans le domaine du développement international dès le choix de mon « école d’application » : un Master spécialisé dans le domaine, aux États-Unis. C’était clair dans ma tête depuis le début : il s’agissait d’un choix de carrière à part entière, pas un projet de quelques années avant d’aller vers un domaine plus classique. Quinze ans plus tard je n’ai toujours pas de regret sur ce choix. À vrai dire, je ne me suis jamais vraiment posé la question jusqu’à ce qu’on me propose d’écrire cet article. À y réfléchir, j’y vois deux raisons principales.
Une carrière comme une autre
La première raison, c’est que je vis effectivement une carrière comme une autre. Mon travail est gratifiant bien sûr, mais j’ai aussi eu une progression à la fois en responsabilités et en salaire. Il faut dire que j’ai évolué principalement dans les milieux anglo-saxons, où la professionnalisation de l’aide au développement et de l’humanitaire, ainsi que le fait d’avoir des salaires relativement compétitifs, ne crée aucun malaise.
C’est le cas aussi de certaines structures en France, mais beaucoup hésitent à payer significativement au-dessus du SMIC, quelles que soient les compétences et l’expérience, soit en raison de convictions en interne, soit en raison des schémas de pensée du côté des donateurs.
Il y a évidemment dans notre secteur des personnalités extraordinaires qui travaillent dans ces conditions et maintiennent leur engagement dans la durée, y compris lorsque le poids des responsabilités familiales se fait sentir. Mais à mon sens, en imposant des sacrifices personnels trop importants, le secteur de la solidarité se prive de nombreux talents potentiels ou ne parvient pas à les garder sur le long terme.
Une professionnalisation nécessaire du secteur de la solidarité
Pourtant, manquer de talents ou ne pas pouvoir les garder dans la durée a un coût immense en termes d’impact : les problèmes liés à la pauvreté sont terriblement complexes et se prêtent rarement à des solutions simples. Une compréhension approfondie et du recul peuvent vous rendre infiniment plus efficace. Par exemple, le travail d’une de mes équipes aujourd’hui consiste à aider des ministères des pays du Sud à mieux utiliser leurs données et à adopter une approche d’amélioration continue.
Or il m’a fallu des années pour commencer à comprendre comment faire bouger ce genre de bureaucratie et appréhender leurs systèmes de données très imparfaits. Si vous n’avez que des talents de passage, ce type de travail est impossible. Vous devez vous limiter soit à dispenser des formations superficielles et inadaptées, soit à mener des actions directes, et donc à petite échelle, au lieu d’avoir un impact durable et à un niveau national, en contribuant à améliorer le fonctionnement de tout un ministère.
Si nous sommes en retard sur les Anglo-Saxons, la bonne nouvelle est que notre secteur évolue dans ce sens de la professionnalisation. Nos jeunes camarades, qui pourraient hésiter à cause des sacrifices potentiels, devraient donc avoir de plus en plus de possibilités de mener de véritables carrières dans la solidarité.
Fonder les actions sur des preuves
La seconde raison pour laquelle je n’ai jamais eu à regretter ce choix de carrière dans le développement international, c’est le domaine spécifique dans lequel je travaille. C’est vrai que j’ai vu un certain nombre de professionnels développer une sorte de cynisme après avoir travaillé longtemps au service d’une cause spécifique sans observer suffisamment de changements. Je n’ai jamais ressenti ce problème. Pour faire simple, mon travail consiste à ce que l’action des ONG, des gouvernements et des bailleurs de fonds soit informée par les données et les « évidences » – pardonnez l’anglicisme !
“Aider à orienter les décisions.”
En d’autres termes, que les programmes et les politiques mis en œuvre pour lutter contre les problèmes de pauvreté soient fondés sur des preuves et non pas uniquement sur des théories ou des intuitions. Je ne me retrouve donc pas à soutenir coûte que coûte tel type de programme de santé publique ou telle approche spécifique pour la protection de l’environnement, quelle que soit leur efficacité réelle. Mon travail est d’apporter des preuves sur ce qui a effectivement de l’impact, et sur ce qui en a moins, et d’aider à orienter les décisions en conséquence. Avec ce genre de mission, il est plus facile de rester motivé et optimiste.
Les surprises de l’évaluation
Au passage, et pour finir, j’en profite pour effrayer les lecteurs généreux qui font des dons sans faire trop de recherche sur ce qu’ils financent : la majorité des programmes n’ont en réalité aucun impact significatif, lorsqu’ils sont soumis à des évaluations rigoureuses. Par exemple, nos nombreuses évaluations de programmes de microcrédit à travers le monde montrent qu’ils ont rarement un impact sur le revenu moyen des bénéficiaires – et c’est l’un des cofondateurs du binet X Microfinance qui vous le dit ! Les résultats de nos études d’impact sont souvent contre-intuitifs. De nombreuses idées qui semblent bonnes sur le papier ne fonctionnent pas dans la pratique – et trop souvent on ne fait même pas l’évaluation nécessaire pour le savoir.
Attention, loin de moi l’idée de vous dissuader de faire des dons ! Nous avons aussi des surprises dans l’autre sens : certaines interventions se révèlent étonnamment rentables. Par exemple, les programmes de soutien scolaire, les transferts d’argent, les distributions gratuites de moustiquaires imprégnées ou les incitations à la vaccination. En tant que donateur, il est bon de s’intéresser à ce genre d’étude. On ne peut se contenter ni de bonnes intentions ni de bonnes idées : il faut chercher à soutenir des programmes qui reposent sur des preuves rigoureuses d’efficacité. Mais, pour développer ce genre de programmes et ce genre d’évaluations, il faut bien que certains décident qu’ils n’auront pas un « vrai » métier.