Distribution de moustiquaires par l'ONG Against Malara Foundation crédits AMF

Altruisme efficace : quand la générosité rencontre la rationalité

Dossier : Environnement & sociétéMagazine N°802 Février 2025
Par Alix PHAM (X16)
Par Robert CHARBIT (X78)
Par Guillaume VORREUX (EDHEC 2014)

Quel est vrai­ment l’impact de notre géné­ro­si­té ? La phi­lo­so­phie de l’altruisme effi­cace, déve­lop­pée et popu­la­ri­sée par les phi­lo­sophes Peter Sin­ger et William MacAs­kill, vise à conju­guer altruisme et ratio­na­li­té. Elle est por­tée en France par l’association Altruisme Effi­cace France.

Du dérè­gle­ment cli­ma­tique à l’extrême pau­vre­té en pas­sant par la souf­france ani­male et les risques géo­po­li­tiques et tech­no­lo­giques, nous fai­sons face à de nom­breux défis, avec des res­sources (argent, temps, com­pé­tences, atten­tion…) limi­tées. Que nous l’acceptions ou non, nous ne pou­vons pas inves­tir dans tous les pro­jets visant à amé­lio­rer le monde. Or il est clair que cer­taines actions ont un impact consi­dé­ra­ble­ment plus impor­tant que d’autres.

Par exemple, le coût des trai­te­ments contre cer­taines mala­dies varie énor­mé­ment selon les pays. Avec le même don, on peut soit trai­ter quelques per­sonnes dans un pays déve­lop­pé, soit en aider des cen­taines dans des régions moins favo­ri­sées. Il ne s’agit pas ici de hié­rar­chi­ser les causes, mais plu­tôt de faire en sorte que nos res­sources limi­tées viennent en aide au plus grand nombre. L’approche de l’altruisme effi­cace vise, sans pré­tendre tout mesu­rer et anti­ci­per, à uti­li­ser les don­nées scien­ti­fiques dis­po­nibles et des éva­lua­tions rigou­reuses pour iden­ti­fier les inter­ven­tions les plus pro­met­teuses (voir enca­dré sur les essais ran­do­mi­sés contrôlés).

Donner efficacement

En France, l’association Mieux Don­ner faci­lite désor­mais cette démarche en conseillant indi­vi­dus et entre­prises sou­hai­tant « décu­pler leur géné­ro­si­té ». Elle vul­ga­rise les connais­sances scien­ti­fiques et les tra­vaux de recherche à tra­vers son site. Mieux Don­ner per­met éga­le­ment aux dona­teurs de sou­te­nir des orga­ni­sa­tions par­ti­cu­liè­re­ment effi­caces. Ces orga­ni­sa­tions sont sélec­tion­nées selon une métho­do­lo­gie rigou­reuse : leur impact doit être prou­vé, mesu­rable et signi­fi­ca­tif en termes de vies sau­vées ou amé­lio­rées par euro investi. 

Par exemple, un don de 1 000 € à l’ONG Against Mala­ria Foun­da­tion per­met de dis­tri­buer 200 mous­ti­quaires impré­gnées d’insecticide, pro­té­geant jusqu’à 400 per­sonnes contre le palu­disme pen­dant deux ans. De mul­tiples études ont mon­tré que cette inter­ven­tion évite de nom­breuses mala­dies, amé­liore la fré­quen­ta­tion sco­laire et réduit la mor­ta­li­té infantile. 

Une autre asso­cia­tion ayant été éva­luée très posi­ti­ve­ment est Good Food Ins­ti­tute, qui en pro­mou­vant le sec­teur des pro­téines alter­na­tives s’attaque à plu­sieurs pro­blèmes majeurs : souf­france ani­male, émis­sions de CO₂, risques sani­taires et pres­sion sur les terres agri­coles. Par ailleurs, ces dons per­mettent de réduire son impôt sur le reve­nu, ou son impôt sur la for­tune immo­bi­lière, de 66 % ou 75 %, pour ceux qui y sont impo­sables, et repré­sentent alors un effort finan­cier de 340 € ou 250 €, res­pec­ti­ve­ment, pour 1 000 € don­nés. En sou­te­nant les asso­cia­tions les plus effi­caces, on peut dura­ble­ment chan­ger des vies et contri­buer à rele­ver des défis globaux.

Repenser sa carrière pour plus d’impact et de sens

La diver­si­té des par­cours des X montre qu’il existe de nom­breuses façons de mettre ses com­pé­tences au ser­vice du bien com­mun. Au-delà des dons, l’altruisme effi­cace nous invite à envi­sa­ger dif­fé­rentes stra­té­gies profes­sionnelles dans cette optique. Éva­luez com­ment vos com­pé­tences spé­ci­fiques (modé­li­sa­tion, éco­no­mie, maté­riaux, bio­tech­no­lo­gie, etc.) peuvent être mobi­li­sées dans des sec­teurs cruciaux. 

Quels sont les besoins les plus urgents, les pro­blèmes les plus criants et délais­sés, où vous pour­rez contri­buer de manière unique ? Vous pour­riez alors déci­der de vous lan­cer direc­te­ment dans la réso­lu­tion de ces pro­blèmes, en étu­diant ou en met­tant en œuvre des solu­tions humaines ou tech­no­lo­giques à des pro­blèmes actuels (pau­vre­té extrême, exploi­ta­tion ani­male) ou à des menaces dont la réa­li­sa­tion risque d’être catas­tro­phique (bio­ter­ro­risme, conflit nucléaire, perte de contrôle de sys­tèmes d’intelligence artificielle…). 

Vous pour­riez éga­le­ment rejoindre ou créer des orga­ni­sa­tions dans les sec­teurs publics, pri­vés ou asso­cia­tifs pour rendre les sys­tèmes plus effi­caces et équi­tables. Par exemple, vous pou­vez inté­grer des think tanks ou des orga­nismes de régu­la­tion pour contri­buer sur des ques­tions poli­tiques, éco­no­miques ou tech­no­lo­giques mon­diales avec un agen­da véri­ta­ble­ment social. Pour choi­sir une tra­jec­toire qui vous convient, le guide car­rière de 80,000 Hours (dis­po­nible en fran­çais sur le site d’Altruisme Effi­cace France) pro­pose une métho­do­lo­gie struc­tu­rée. Celle-ci per­met de car­to­gra­phier vos com­pé­tences, vos aspi­ra­tions et les besoins socié­taux, afin d’identifier le croi­se­ment opti­mal entre vos atouts et les besoins urgents. Ce cadre aide à trans­for­mer une réflexion abs­traite en plan d’action concret et personnalisé.


Parcours personnel d’Alix Pham (X16)

« Com­ment puis-je avoir l’impact le plus posi­tif ? » Cette ques­tion, en appa­rence simple, a trans­for­mé ma tra­jec­toire de vie. X2016, je sui­vais un par­cours uni­ver­si­taire clas­sique, avec une 4A à l’École poly­tech­nique fédé­rale de Zürich puis une thèse à l’EPFL, quand ma décou­verte de l’altruisme effi­cace m’a ame­née à ques­tion­ner pro­fon­dé­ment mes choix de car­rière. Je me suis ren­du compte que mes com­pé­tences pour­raient être mieux uti­li­sées, si j’orientais ma tra­jec­toire pro­fes­sion­nelle en ciblant en pre­mier lieu un impact posi­tif. J’ai déci­dé d’explorer davan­tage cette approche en inté­grant les dif­fé­rentes com­mu­nau­tés de l’altruisme effi­cace en Suisse (où je vis) et en France. 

Pro­gres­si­ve­ment, j’ai com­pris que je trans­for­mais la ques­tion de mon orien­ta­tion pro­fes­sion­nelle : de « Que faire de mes com­pé­tences ? », ma ques­tion est deve­nue « Où mes com­pé­tences sont-elles les plus néces­saires ? ». En étu­diant les dif­fé­rentes pos­si­bi­li­tés qui s’offraient à moi, j’ai alors déci­dé de m’orienter vers les poli­tiques publiques, par­ti­cu­liè­re­ment dans le domaine des tech­no­lo­gies émer­gentes comme l’intelligence arti­fi­cielle et les bio­tech­no­lo­gies. Le diplôme de l’X, mon réseau et mes com­pé­tences me donnent une chance d’avoir un impact impor­tant sur la com­pré­hen­sion et la prise en compte des enjeux socié­taux et des risques.

« « Comment puis-je avoir l’impact le plus positif ? » Cette question, en apparence simple, a transformé ma trajectoire de vie. »

Cet enga­ge­ment s’est tra­duit par une autre déci­sion concrète. Depuis une quin­zaine d’années, un nombre crois­sant d’études met en évi­dence les dif­fé­rences spec­ta­cu­laires d’impact qui existent entre dif­fé­rentes asso­cia­tions ou inter­ven­tions, lorsqu’on étu­die l’impact final (en vies épar­gnées ou sau­vées). Les études indiquent que les meilleures actions ont un impact cent fois supé­rieur à la moyenne, mais il reste très dif­fi­cile de savoir où notre géné­ro­si­té peut aider le plus d’individus, car la plu­part des audits d’impact sont super­fi­ciels, se concen­trant sur des mesures inter­mé­diaires (nombre de per­sonnes « tou­chées », de repas dis­tri­bués…) plu­tôt que sur les résul­tats finaux. 

Des orga­nismes comme Give­Well ou Ani­mal Cha­ri­ty Eva­lua­tors four­nissent désor­mais des audits pous­sés, per­met­tant d’identifier com­ment venir en aide au plus grand nombre d’individus. J’ai donc rejoint la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale de Giving What We Can dont les membres s’engagent à don­ner au moins 10 % de leurs reve­nus à des asso­cia­tions cari­ta­tives par­ti­cu­liè­re­ment effi­caces. Cet enga­ge­ment peut sem­bler impor­tant mais, une fois mis en pers­pec­tive avec mes pri­vi­lèges et l’impact poten­tiel de mes dons, il prend tout son sens : d’un faible effort de ma part peut résul­ter un béné­fice très sub­stan­tiel pour d’autres.


Une philosophie en résonance avec l’esprit polytechnicien

Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire, notre devise prend un sens par­ti­cu­lier dans une ère de défis d’ampleur mon­diale et d’accélération tech­no­lo­gique sans pré­cé­dent. L’altruisme effi­cace s’inscrit natu­rel­le­ment dans la tra­di­tion poly­tech­ni­cienne d’excellence mise au ser­vice du bien com­mun. La rigueur ana­ly­tique acquise à l’X devient un outil puis­sant quand elle est appli­quée aux ques­tions d’impact social. Notre for­ma­tion nous apprend à décom­po­ser des pro­blèmes com­plexes, à quan­ti­fier l’incertain, à opti­mi­ser sous contraintes – autant de com­pé­tences essen­tielles pour maxi­mi­ser notre impact posi­tif sur le monde. 

Cette approche n’est-elle pas fina­le­ment l’expression moderne de notre enga­ge­ment au ser­vice de la Nation, éten­du à une échelle glo­bale ? Les poly­tech­ni­ciens ont tou­jours été à l’avant-garde des grands défis de leur époque. Aujourd’hui, face aux risques glo­baux comme le chan­ge­ment cli­ma­tique ou le déve­lop­pe­ment de l’intelligence arti­fi­cielle, face aux inéga­li­tés mon­diales et aux crises sani­taires, notre res­pon­sa­bi­li­té est plus grande que jamais. 

L’altruisme effi­cace offre un cadre rigou­reux pour hono­rer cette res­pon­sa­bi­li­té, en nous assu­rant que cha­cune de nos actions compte vrai­ment. Cette approche fait écho à ce que l’X nous a ensei­gné : l’importance d’une pen­sée claire et rigou­reuse, la néces­si­té d’évaluer sys­té­ma­ti­que­ment nos options et, sur­tout, le devoir d’utiliser nos pri­vi­lèges et nos com­pé­tences pour ser­vir l’intérêt géné­ral. Qu’il s’agisse de réorien­ter sa car­rière vers des domaines à fort impact, de don­ner stra­té­gi­que­ment ou de construire des ins­ti­tu­tions plus effi­caces, chaque poly­tech­ni­cien peut démul­ti­plier son impact en appli­quant ces principes.


Un exemple de démarche de l’altruisme efficace : les ECR

En 1994, l’économiste Michael Kre­mer est au Kenya et tente de com­prendre les résul­tats très miti­gés des pro­grammes d’amélioration des résul­tats sco­laires des enfants. Kre­mer a alors l’idée de réa­li­ser des essais contrô­lés ran­do­mi­sés (ECR). Il s’agit d’appliquer un pro­gramme don­né dans un groupe test de 7 écoles et de com­pa­rer les résul­tats obte­nus à un groupe contrôle de 7 autres écoles où ce pro­gramme n’est pas appli­qué. Les ECR sont employés depuis très long­temps dans l’industrie phar­ma­ceu­tique, où ils sont consi­dé­rés comme le gold stan­dard.

Mais, avant Kre­mer, per­sonne n’avait encore eu l’idée de les appli­quer à la phi­lan­thro­pie. Kre­mer et ses col­la­bo­ra­teurs testent d’abord plu­sieurs pro­grammes de four­ni­ture de maté­riel : manuels sco­laires, paper­boards, uni­formes, sans résul­tats pro­bants. Ils décident alors de réduire la taille des classes, en recru­tant des ensei­gnants. Là encore, et contre toute attente, cette mesure n’a aucun effet. Les idées les plus évi­dentes sem­blaient inef­fi­caces. C’est en 1997 qu’il pense aux trai­te­ments vermifuges.

“Le programme le plus efficace est aussi le moins sexy.”

Au Kenya, les vers intes­ti­naux rendent fré­quem­ment les enfants malades, alors que des trai­te­ments très acces­sibles existent. Kre­mer teste alors un pro­gramme de trai­te­ment anti­pa­ra­si­taire et les résul­tats dépassent ses espé­rances : les élèves trai­tés sont pré­sents deux semaines de plus en classe, ils sont en meilleure san­té et un sui­vi fait dix ans plus tard révé­le­ra qu’ils gagnent 20 % de plus que les anciens élèves non trai­tés. « Le pro­gramme le plus effi­cace est aus­si le moins sexy », selon les termes de Grace Hol­lis­ter, direc­trice de Deworm the World Ini­tia­tive, l’ONG créée par Kre­mer et son épouse. Les tra­vaux sur la lutte contre la pau­vre­té de Michael Kre­mer, Esther Duflo et Abhi­jit Baner­jee leur ont valu en 2019 le prix Nobel d’économie.

(Source : Doing Good Bet­ter de William MacAskill)


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