Altruisme efficace : quand la générosité rencontre la rationalité
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Quel est vraiment l’impact de notre générosité ? La philosophie de l’altruisme efficace, développée et popularisée par les philosophes Peter Singer et William MacAskill, vise à conjuguer altruisme et rationalité. Elle est portée en France par l’association Altruisme Efficace France.
Du dérèglement climatique à l’extrême pauvreté en passant par la souffrance animale et les risques géopolitiques et technologiques, nous faisons face à de nombreux défis, avec des ressources (argent, temps, compétences, attention…) limitées. Que nous l’acceptions ou non, nous ne pouvons pas investir dans tous les projets visant à améliorer le monde. Or il est clair que certaines actions ont un impact considérablement plus important que d’autres.
Par exemple, le coût des traitements contre certaines maladies varie énormément selon les pays. Avec le même don, on peut soit traiter quelques personnes dans un pays développé, soit en aider des centaines dans des régions moins favorisées. Il ne s’agit pas ici de hiérarchiser les causes, mais plutôt de faire en sorte que nos ressources limitées viennent en aide au plus grand nombre. L’approche de l’altruisme efficace vise, sans prétendre tout mesurer et anticiper, à utiliser les données scientifiques disponibles et des évaluations rigoureuses pour identifier les interventions les plus prometteuses (voir encadré sur les essais randomisés contrôlés).
Donner efficacement
En France, l’association Mieux Donner facilite désormais cette démarche en conseillant individus et entreprises souhaitant « décupler leur générosité ». Elle vulgarise les connaissances scientifiques et les travaux de recherche à travers son site. Mieux Donner permet également aux donateurs de soutenir des organisations particulièrement efficaces. Ces organisations sont sélectionnées selon une méthodologie rigoureuse : leur impact doit être prouvé, mesurable et significatif en termes de vies sauvées ou améliorées par euro investi.
Par exemple, un don de 1 000 € à l’ONG Against Malaria Foundation permet de distribuer 200 moustiquaires imprégnées d’insecticide, protégeant jusqu’à 400 personnes contre le paludisme pendant deux ans. De multiples études ont montré que cette intervention évite de nombreuses maladies, améliore la fréquentation scolaire et réduit la mortalité infantile.
Une autre association ayant été évaluée très positivement est Good Food Institute, qui en promouvant le secteur des protéines alternatives s’attaque à plusieurs problèmes majeurs : souffrance animale, émissions de CO₂, risques sanitaires et pression sur les terres agricoles. Par ailleurs, ces dons permettent de réduire son impôt sur le revenu, ou son impôt sur la fortune immobilière, de 66 % ou 75 %, pour ceux qui y sont imposables, et représentent alors un effort financier de 340 € ou 250 €, respectivement, pour 1 000 € donnés. En soutenant les associations les plus efficaces, on peut durablement changer des vies et contribuer à relever des défis globaux.
Repenser sa carrière pour plus d’impact et de sens
La diversité des parcours des X montre qu’il existe de nombreuses façons de mettre ses compétences au service du bien commun. Au-delà des dons, l’altruisme efficace nous invite à envisager différentes stratégies professionnelles dans cette optique. Évaluez comment vos compétences spécifiques (modélisation, économie, matériaux, biotechnologie, etc.) peuvent être mobilisées dans des secteurs cruciaux.
Quels sont les besoins les plus urgents, les problèmes les plus criants et délaissés, où vous pourrez contribuer de manière unique ? Vous pourriez alors décider de vous lancer directement dans la résolution de ces problèmes, en étudiant ou en mettant en œuvre des solutions humaines ou technologiques à des problèmes actuels (pauvreté extrême, exploitation animale) ou à des menaces dont la réalisation risque d’être catastrophique (bioterrorisme, conflit nucléaire, perte de contrôle de systèmes d’intelligence artificielle…).
Vous pourriez également rejoindre ou créer des organisations dans les secteurs publics, privés ou associatifs pour rendre les systèmes plus efficaces et équitables. Par exemple, vous pouvez intégrer des think tanks ou des organismes de régulation pour contribuer sur des questions politiques, économiques ou technologiques mondiales avec un agenda véritablement social. Pour choisir une trajectoire qui vous convient, le guide carrière de 80,000 Hours (disponible en français sur le site d’Altruisme Efficace France) propose une méthodologie structurée. Celle-ci permet de cartographier vos compétences, vos aspirations et les besoins sociétaux, afin d’identifier le croisement optimal entre vos atouts et les besoins urgents. Ce cadre aide à transformer une réflexion abstraite en plan d’action concret et personnalisé.
Parcours personnel d’Alix Pham (X16)
« Comment puis-je avoir l’impact le plus positif ? » Cette question, en apparence simple, a transformé ma trajectoire de vie. X2016, je suivais un parcours universitaire classique, avec une 4A à l’École polytechnique fédérale de Zürich puis une thèse à l’EPFL, quand ma découverte de l’altruisme efficace m’a amenée à questionner profondément mes choix de carrière. Je me suis rendu compte que mes compétences pourraient être mieux utilisées, si j’orientais ma trajectoire professionnelle en ciblant en premier lieu un impact positif. J’ai décidé d’explorer davantage cette approche en intégrant les différentes communautés de l’altruisme efficace en Suisse (où je vis) et en France.
Progressivement, j’ai compris que je transformais la question de mon orientation professionnelle : de « Que faire de mes compétences ? », ma question est devenue « Où mes compétences sont-elles les plus nécessaires ? ». En étudiant les différentes possibilités qui s’offraient à moi, j’ai alors décidé de m’orienter vers les politiques publiques, particulièrement dans le domaine des technologies émergentes comme l’intelligence artificielle et les biotechnologies. Le diplôme de l’X, mon réseau et mes compétences me donnent une chance d’avoir un impact important sur la compréhension et la prise en compte des enjeux sociétaux et des risques.
« « Comment puis-je avoir l’impact le plus positif ? » Cette question, en apparence simple, a transformé ma trajectoire de vie. »
Cet engagement s’est traduit par une autre décision concrète. Depuis une quinzaine d’années, un nombre croissant d’études met en évidence les différences spectaculaires d’impact qui existent entre différentes associations ou interventions, lorsqu’on étudie l’impact final (en vies épargnées ou sauvées). Les études indiquent que les meilleures actions ont un impact cent fois supérieur à la moyenne, mais il reste très difficile de savoir où notre générosité peut aider le plus d’individus, car la plupart des audits d’impact sont superficiels, se concentrant sur des mesures intermédiaires (nombre de personnes « touchées », de repas distribués…) plutôt que sur les résultats finaux.
Des organismes comme GiveWell ou Animal Charity Evaluators fournissent désormais des audits poussés, permettant d’identifier comment venir en aide au plus grand nombre d’individus. J’ai donc rejoint la communauté internationale de Giving What We Can dont les membres s’engagent à donner au moins 10 % de leurs revenus à des associations caritatives particulièrement efficaces. Cet engagement peut sembler important mais, une fois mis en perspective avec mes privilèges et l’impact potentiel de mes dons, il prend tout son sens : d’un faible effort de ma part peut résulter un bénéfice très substantiel pour d’autres.
Une philosophie en résonance avec l’esprit polytechnicien
Pour la Patrie, les Sciences et la Gloire, notre devise prend un sens particulier dans une ère de défis d’ampleur mondiale et d’accélération technologique sans précédent. L’altruisme efficace s’inscrit naturellement dans la tradition polytechnicienne d’excellence mise au service du bien commun. La rigueur analytique acquise à l’X devient un outil puissant quand elle est appliquée aux questions d’impact social. Notre formation nous apprend à décomposer des problèmes complexes, à quantifier l’incertain, à optimiser sous contraintes – autant de compétences essentielles pour maximiser notre impact positif sur le monde.
Cette approche n’est-elle pas finalement l’expression moderne de notre engagement au service de la Nation, étendu à une échelle globale ? Les polytechniciens ont toujours été à l’avant-garde des grands défis de leur époque. Aujourd’hui, face aux risques globaux comme le changement climatique ou le développement de l’intelligence artificielle, face aux inégalités mondiales et aux crises sanitaires, notre responsabilité est plus grande que jamais.
L’altruisme efficace offre un cadre rigoureux pour honorer cette responsabilité, en nous assurant que chacune de nos actions compte vraiment. Cette approche fait écho à ce que l’X nous a enseigné : l’importance d’une pensée claire et rigoureuse, la nécessité d’évaluer systématiquement nos options et, surtout, le devoir d’utiliser nos privilèges et nos compétences pour servir l’intérêt général. Qu’il s’agisse de réorienter sa carrière vers des domaines à fort impact, de donner stratégiquement ou de construire des institutions plus efficaces, chaque polytechnicien peut démultiplier son impact en appliquant ces principes.
Un exemple de démarche de l’altruisme efficace : les ECR
En 1994, l’économiste Michael Kremer est au Kenya et tente de comprendre les résultats très mitigés des programmes d’amélioration des résultats scolaires des enfants. Kremer a alors l’idée de réaliser des essais contrôlés randomisés (ECR). Il s’agit d’appliquer un programme donné dans un groupe test de 7 écoles et de comparer les résultats obtenus à un groupe contrôle de 7 autres écoles où ce programme n’est pas appliqué. Les ECR sont employés depuis très longtemps dans l’industrie pharmaceutique, où ils sont considérés comme le gold standard.
Mais, avant Kremer, personne n’avait encore eu l’idée de les appliquer à la philanthropie. Kremer et ses collaborateurs testent d’abord plusieurs programmes de fourniture de matériel : manuels scolaires, paperboards, uniformes, sans résultats probants. Ils décident alors de réduire la taille des classes, en recrutant des enseignants. Là encore, et contre toute attente, cette mesure n’a aucun effet. Les idées les plus évidentes semblaient inefficaces. C’est en 1997 qu’il pense aux traitements vermifuges.
“Le programme le plus efficace est aussi le moins sexy.”
Au Kenya, les vers intestinaux rendent fréquemment les enfants malades, alors que des traitements très accessibles existent. Kremer teste alors un programme de traitement antiparasitaire et les résultats dépassent ses espérances : les élèves traités sont présents deux semaines de plus en classe, ils sont en meilleure santé et un suivi fait dix ans plus tard révélera qu’ils gagnent 20 % de plus que les anciens élèves non traités. « Le programme le plus efficace est aussi le moins sexy », selon les termes de Grace Hollister, directrice de Deworm the World Initiative, l’ONG créée par Kremer et son épouse. Les travaux sur la lutte contre la pauvreté de Michael Kremer, Esther Duflo et Abhijit Banerjee leur ont valu en 2019 le prix Nobel d’économie.
(Source : Doing Good Better de William MacAskill)
Pour aller plus loin :
- Mieux Donner : mieuxdonner.org
- Altruisme Efficace France : altruismeefficacefrance.org
- Le guide carrière de 80,000 Hours en français : altruismeefficacefrance.org/guide-carriere
- Livres : L’altruisme efficace (Peter Singer, Les Arènes), Doing Good Better (William MacAskill, Avery)