Collé à l’écrit, reçu au concours de l’X

Dossier : ExpressionsMagazine N°802 Février 2025
Par Jacques GANI (X62)

Témoi­gnage d’un X de la 62, grec de natio­na­li­té à l’origine, débar­qué du Caire un peu à l’improviste, qui n’aurait jamais ima­gi­né entrer à l’École poly­tech­nique et qui a la par­ti­cu­la­ri­té d’avoir été pro­cla­mé col­lé à l’écrit et fina­le­ment reçu.

Ma rela­tion avec le concours de l’École poly­tech­nique a été com­pli­quée : je n’avais aucune inten­tion de le pas­ser et, quand je l’ai fina­le­ment pas­sé, j’ai été col­lé à l’écrit et reçu.

Une enfance insouciante

Je suis né au Caire d’une famille de com­mer­çants grecs : mon père et ses frères avaient des maga­sins de vête­ments pour homme de haut de gamme. Une belle affaire qui pros­pé­rait et un métier qui me plai­sait. Mon père m’emmenait avec lui quand j’étais tout jeune et j’essayais de vendre des cra­vates à ses clients, par­fois des hauts gra­dés de l’armée du roi Farouk. Ça les fai­sait rire, ils ache­taient la cra­vate que je leur pro­po­sais et moi j’étais fier. 

J’aimais le métier et j’étais le seul de la famille à vou­loir prendre la suite. Mon ave­nir était tout tra­cé, je n’avais pas besoin de faire des études sophis­ti­quées… ou du latin. Du grec moderne à la mai­son. En classe, au lycée fran­çais du Caire, il n’y avait pas de radia­teur mais j’étais tou­jours au fond. Ma seule ambi­tion était de pas­ser dans la classe supé­rieure pour ne pas avoir d’ennuis avec mes parents et la vie était insou­ciante et belle ! 

Hélas tout a bru­ta­le­ment bas­cu­lé avec la guerre de Suez, car Nas­ser s’en est pris à tous les étran­gers qui habi­taient en Égypte pour les expul­ser ou les dépos­sé­der. Dans notre cas, l’affaire de ma famille a été mise sous séquestre et mon père s’est retrou­vé employé dans sa propre affaire, sous la direc­tion d’un offi­cier de l’armée de Nas­ser qui n’y connais­sait rien. Dif­fi­cile à sup­por­ter. Pour moi, la situa­tion avait chan­gé du tout au tout et mon ave­nir n’était plus en Égypte. Il fal­lait que j’envisage de faire des études, que j’apprenne un métier. Je me suis mis à tra­vailler sérieu­se­ment de la troi­sième à la ter­mi­nale et mon clas­se­ment a régu­liè­re­ment pro­gres­sé, j’ai même fini en tête de classe.

Le grand saut d’un adolescent

J’ai quit­té l’Égypte, ma famille, mes amis et mes amours avec ma valise en car­ton en août 1960, à dix-sept ans et demi, pour Paris puis Londres. J’avais en effet déci­dé de conti­nuer mes études en anglais à Londres, en visant l’Imperial Col­lege. Mes pre­miers jours à Londres ont été catas­tro­phiques : je ne com­pre­nais pas l’accent cock­ney local et, peu après mon arri­vée, il y a eu un gros orage avec des éclairs et des coups de ton­nerre. J’ai pani­qué car nous n’avions jamais eu en Égypte ce genre de déluge cli­ma­tique. J’ai déci­dé de retour­ner à Paris – j’avais beau­coup appré­cié les quelques jours que j’y avais pas­sés avant d’aller à Londres – où, au moins, je com­pre­nais la langue. Nous étions au début du mois de sep­tembre et je n’avais pas d’inscription en classe pré­pa­ra­toire, ce qui était fâcheux.

L’inaccessible Louis-le-Grand

Je me suis pré­sen­té au lycée Saint-Louis, je n’ai pas pu avoir un entre­tien. Au lycée Hen­ri-IV j’ai eu un entre­tien qui n’a pas été fruc­tueux. Res­tait le pres­ti­gieux lycée Louis-le-Grand ; j’ai été reçu par la secré­taire de direc­tion qui m’a dit : « Mon pauvre ami, les ins­crip­tions sont bou­clées depuis le mois de mai. » Penaud, j’ai répon­du : « J’arrive du Caire et il faut que je trouve une place dans une classe prépa­ratoire ! » « Vous venez d’Égypte ? Notre cen­seur a été pro­vi­seur à Alexan­drie et je suis sûre que ça lui fera plai­sir de vous recevoir. »

Et là à nou­veau tout a bas­cu­lé. J’ai été reçu par un cen­seur sym­pa­thique et bien­veillant qui m’a par­lé de son expé­rience à Alexan­drie et m’a confir­mé que tout était bou­clé… sauf pour des can­di­dats de der­nière minute qui avaient un prix d’excellence. J’ai rebon­di : j’avais bien eu un prix d’excellence, mais je n’avais pas de papier l’attestant. Mes parents pou­vaient me l’envoyer. « Pas de pro­blème, me dit-il, ma secré­taire va vous ins­crire et vous nous appor­te­rez le cer­ti­fi­cat dès que vous l’aurez reçu. »

Retour chez la secré­taire qui me pose une seule ques­tion : « Avez-vous l’intention de pas­ser le concours de l’École poly­technique ? » Cri du cœur : NON ! (Il faut que je m’explique.) Le concours de l’École avait à mes yeux la répu­ta­tion d’être extrê­me­ment dif­fi­cile. Arri­vant modes­te­ment d’Égypte, je ne pen­sais pas avoir le niveau et n’avais donc pas la pré­ten­tion ni même l’idée de le pré­sen­ter. Je me suis donc retrou­vé orien­té vers une ENSI 1 (École natio­nale supé­rieure d’ingé­nieurs) plu­tôt qu’une Math sup, une classe d’un niveau infé­rieur, des­ti­née à pré­pa­rer les concours… autres que celui de l’X.

Concours ou pas concours ? That is the question…

À ma grande sur­prise, j’ai fini en tête de classe en ENSI 1 et j’ai inté­gré en deuxième année le fleu­ron : Math spé B (XB). Une vraie machine de guerre : une classe qui a fait entrer six élèves à Nor­male sup et 20 à l’X… et qui bien sûr pré­pa­rait sur­tout le concours de Poly­tech­nique. J’ai donc beau­coup souf­fert compte tenu du niveau et je n’imaginais tou­jours pas de pas­ser le concours de l’École.

Un évé­ne­ment tota­le­ment inat­ten­du m’a cepen­dant fait évo­luer. J’habitais dans une chambre dans un bel appar­te­ment bour­geois, juste der­rière la mai­son des Mines, louée à une dame âgée, Madame Z. Mon rythme de tra­vail était sou­te­nu : 7 jours sur 7 et du matin au soir. Un après-midi, Madame Z frappe à ma porte et se pré­sente avec à la main un petit pla­teau por­tant une tasse de thé et une tranche de cake : « Mon­sieur Gani, je sais que je vous dérange, je le fais exprès pour que vous arrê­tiez quelques minutes. »

« Vous devriez tenter Polytechnique. »

Et elle a com­men­cé à me par­ler de son Paris et de son monde bien éloi­gné du mien. Elle vou­lait me his­ser. Ces visites sont graduelle­ment deve­nues quo­ti­diennes et cha­leu­reuses et le Mon­sieur Gani s’est trans­for­mé dans l’intimité en Jacques. Un nou­veau mes­sage répé­ti­tif a com­men­cé à poin­ter : « Avec tout le tra­vail que vous four­nis­sez, vous devriez ten­ter Poly­tech­nique ; je ne vois pas pour­quoi vous ne vous ins­cri­vez pas au concours de Poly­tech­nique ; vous avez toutes vos chances à Poly­tech­nique ; ten­tez votre chance, etc. » Et bien sûr, peu à peu, ce mes­sage a com­men­cé à péné­trer mon esprit : et si je ten­tais quand même ? 

En réa­li­té, Madame Z avait une revanche à prendre ; quelqu’un dans sa famille avait pas­sé le concours et avait échoué ; elle vou­lait à tra­vers moi répa­rer cet échec. Elle est res­tée dans mon cœur et son petit-fils est un ami qui m’est cher. Si en sta­tis­ti­cien on mul­ti­pliait les pro­ba­bi­li­tés des pré­cé­dentes étapes de pré­sen­ter le concours, le résul­tat serait proche de zéro. J’ai pour­tant fini par me convaincre de le pas­ser. Can­di­dat de natio­na­li­té grecque, il m’a bien fal­lu un peu de sagesse grecque pour affron­ter ce qui allait suivre.

Le très joli mois de mai

Le lycée fran­çais du Caire de la Mis­sion laïque fran­çaise a été natio­na­li­sé en 1957 après la guerre de Suez pour deve­nir le lycée La Liber­té. Comme bac, je n’ai donc obte­nu qu’un diplôme de fin d’études secon­daires égyp­tiennes (DFESE). Afin de com­plé­ter mon dos­sier d’inscription au concours de l’X, je suis allé véri­fier auprès de la direc­tion des études que mon DFESE était rece­vable. J’ai été reçu par Y, un mon­sieur très com­pé­tent et fort sym­pa­thique – dont je ne me rap­pelle hélas plus le nom – qui m’a tout de suite ras­su­ré : une cir­cu­laire du minis­tère de l’Éducation natio­nale avait confir­mé l’équivalence du DFESE et du bac fran­çais, il n’y avait donc aucune dif­fi­cul­té de ce côté. 

L’écrit du concours était comme tou­jours en mai. Manque de chance, en 1962 à Paris c’était un mois par­ti­cu­lier : la RATP était en grève et la tem­pé­ra­ture gla­ciale ce prin­temps-là. Je logeais près de la sta­tion Port-Royal et, fort heu­reu­se­ment, mon ami de taupe (Math spé) Jacques Jou­ven – que j’ai retrou­vé avec plai­sir à l’X par la suite – m’a gen­ti­ment pro­po­sé de me conduire en voi­ture : sa mère nous a donc dépo­sés au fort de Vin­cennes où nous pas­sions l’écrit.

“Quand vous commencez un concours, vous allez jusqu’à la fin !”

La pre­mière épreuve était celle d’analyse et elle s’est révé­lée par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile : j’ai réus­si à répondre péni­ble­ment aux trois par­ties de la seule pre­mière ques­tion… mais il y avait trois ques­tions. Démo­ra­li­sé à la sor­tie de cette pre­mière épreuve, j’ai retrou­vé un cama­rade ita­lien F, lui aus­si com­plè­te­ment décou­ra­gé. « On laisse tom­ber, ce n’est pas la peine de conti­nuer, me dit-il. Allons au jar­din du Luxem­bourg conter fleu­rette, c’est le prin­temps. » C’était comme Meli­na Mer­cou­ri dans le film Jamais le dimanche qui, les larmes aux yeux, ter­mi­nait toutes ses his­toires tristes avec un : And they all went to the beach (et ils allèrent tous à la plage). Nous, ce n’était pas la plage, mais le jar­din du Luxembourg… 

À ce moment déli­cat, je me suis remé­mo­ré l’injonction de M. Magnier, mon pro­fes­seur de maths de taupe à Louis-le-Grand : « Quand vous com­men­cez un concours, vous allez jusqu’à la fin ! » Le len­de­main, nous sommes donc retour­nés au fort de Vin­cennes pour conti­nuer l’écrit et il fai­sait tou­jours aus­si gla­cial. La veille, nous avions eu du mal à écrire avec nos mains anky­lo­sées ; ce jour-là, cer­tains can­di­dats étaient venus avec une bouillotte, d’autres avec une brique chaude… Et moi j’étais venu les mains dans les poches.

Les résultats de l’écrit

Le jour des résul­tats de l’écrit, ce sont les noms des reca­lés qui sont affi­chés rue de la Mon­tagne Sainte-Gene­viève avec leurs notes et le total. Comme je le redou­tais, mais sans véri­table sur­prise, mon nom ain­si que celui de F y figu­raient. En regar­dant de près, nos totaux étaient cepen­dant entre les deux « barres », celle des trois demis et celle des cinq demis. Je rap­pelle : un trois demis est un can­di­dat qui passe le concours pour la pre­mière fois, un cinq demis est un can­di­dat qui le passe pour la deuxième fois. La barre (le total mini­mum à atteindre) des trois demis est légè­re­ment plus basse, un bonus en somme aux can­di­dats qui se pré­sentent pour la pre­mière fois. Nous étions trois demis, c’était notre pre­mier concours, nous ne com­pre­nions pas pour­quoi nous étions recalés.

« Nous ne comprenions pas pourquoi nous étions recalés. »

F me dit : « Si nous sommes sur la liste, c’est que la barre des can­di­dats étran­gers doit être plus éle­vée que celle des can­di­dats fran­çais et c’est fini pour nous… andia­mo al jar­din du Luxem­bourg (bis). » J’étais sur le point de consen­tir, lorsque je me suis sou­ve­nu que je connais­sais quelqu’un à la direc­tion des études, que nous pou­vions inter­ro­ger pour mieux com­prendre. Mon­sieur Y nous a reçus très gen­ti­ment, déso­lé de nous voir reca­lés. À la ques­tion très directe : « Est-ce que la barre est dif­fé­rente pour nous, can­di­dats étran­gers ? », il a immé­dia­te­ment répon­du par la néga­tive. Nous avons alors deman­dé pour­quoi nous étions reca­lés ? Il nous a répon­du : « Mais parce que vous êtes cinq demis. » « MAIS NOUS NE SOMMES PAS CINQ DEMIS, NOUS SOMMES TROIS DEMIS ! », véri­table cri du cœur ! 

Émo­tion intense, remue-ménage. Il cherche nos dos­siers, les ouvre, constate qu’au coin en haut à droite il y avait bien un gros 3 et non pas un 5 : trois demis ! Il pâlit, gêné, s’excuse pla­te­ment, nous dit que ce genre d’incident n’arrive jamais et nous pré­pare immé­dia­te­ment des cartes pour pas­ser les deux planches de maths du Petit Oral, l’étape sui­vante du concours. Nous étions mira­cu­leu­se­ment à nou­veau en selle et, dans notre mal­heur, nous avions un tout petit avan­tage : contrai­re­ment à nos cama­rades reçus à l’écrit, nous connais­sions nos (médiocres) notes…

Le Petit Oral : le couperet

Nous avons donc été ajou­tés in extre­mis en bons der­niers sur les listes de pas­sage, à 18 h 30. Quelle his­toire impro­bable ! Lorsqu’on passe en der­nier, on se retrouve devant la pos­si­bi­li­té de deux cas de figure : un pro­fes­seur fati­gué et donc irri­table, ou alors un pro­fes­seur heu­reux de finir sa jour­née et donc plu­tôt de bonne humeur. J’ai eu droit aux deux cas de figure. Le pre­mier m’a posé un pro­blème dif­fi­cile, m’a lais­sé impi­toya­ble­ment sécher et m’a mis sans état d’âme 820. Le deuxième était déten­du, nous avons aima­ble­ment dia­lo­gué – y com­pris sur la Grèce – et j’ai obte­nu in fine un 1420. La moyenne des deux notes me per­met­tait de pas­ser à l’étape sui­vante, le Grand Oral, ce qui n’a hélas pas été le cas pour mon cama­rade F : le cou­pe­ret est tom­bé pour lui.

Le Grand Oral : le portail s’ouvre

Je suis plu­tôt plus à l’aise à l’oral qu’à l’écrit : j’ai fort heu­reu­se­ment réus­si à pas­ser brillam­ment l’épreuve du Grand Oral et à inté­grer l’École, même si mon clas­se­ment était moyen. Nous atten­dions à Brin­di­si avec mon frère le fer­ry-boat pour aller voir nos parents à Athènes. J’ai ache­té Le Monde, il y avait les résul­tats du concours et mon nom y était : j’étais reçu ! Le regard de mon frère sur moi a chan­gé. J’avais par deux fois failli décla­rer for­fait et tout arrê­ter : sau­vé par la sagesse grecque ? Mon des­tin se traçait.

L’X m’a ouvert le monde

Que m’a donc appor­té l’École poly­tech­nique ? Tout d’abord deux années de pen­sion­nat de 1962 à 1964, une par­ti­cu­la­ri­té de l’École : ces années ont été pour moi une extra­or­di­naire immer­sion dans la vie de la socié­té fran­çaise. Com­plé­tées par ma natu­ra­li­sa­tion en 1965 et mon ser­vice mili­taire. Ensuite, grâce à mon diplôme de l’X, j’ai conti­nué mes études scien­ti­fiques avec aisance, tant en France qu’aux États-Unis : École des mines et Mas­ter of Science à Stan­ford. Et, pour com­plé­ter le tout, une réus­site à Sciences-Po. Ai-je donc eu rai­son d’insister autant pour entrer à l’X ? Avec le recul, je réponds sans aucune hési­ta­tion oui, mal­gré un par­cours semé d’embûches. Le mot de la fin, un ami d’Athènes me l’a don­né : « Col­lé à l’écrit et reçu, il fal­lait être grec pour le faire… » Je suis deve­nu un citoyen du monde. 

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