Le scénario TerraWater


L’Institut TerraWater a scénarisé l’utilisation de l’hydroélectricité pour compenser les creux de production des énergies renouvelables intermittentes à l’avenir. Il présente ici ses conclusions, avec deux variantes de mix STEP-hydraulique de lac. Les conséquences pour le public doivent être soigneusement expliquées, pour recueillir un assentiment démocratique.
La part des énergies renouvelables intermittentes dans le paysage électrique français et mondial est aujourd’hui de l’ordre de 15 %. Cette faible proportion est amenée à fortement augmenter car le développement à marche forcée des énergies bas carbone est nécessaire, la décarbonation rapide du système énergétique étant conditionnée par une augmentation majeure de la consommation d’électricité.
Elle implique néanmoins un changement profond du fonctionnement du système électrique car, pour la première fois depuis la révolution industrielle, s’accommoder des fluctuations de l’offre deviendra tout autant voire plus contraignant que de gérer celles de la demande. Aussi les sources pilotables qui devaient adapter leur production à la demande doivent à présent assurer la flexibilité requise pour gérer ces nouvelles caractéristiques. Mais la compréhension et la prise en compte de ce changement, que ce soit par les professionnels du système électrique ou par les populations, sont encore progressives, pour ne pas dire très imparfaites.
Les trois composantes de l’hydroélectricité
Le rôle de l’hydroélectricité doit donc lui aussi évoluer, avec la vocation de devenir la charnière essentielle de ce nouveau système : d’un côté l’ultime levier de la décarbonation profonde et complète du système apte à répondre aux pointes de consommation en lieu et place des capacités fossiles, de l’autre le deuxième pilier de la stabilité du réseau électrique, en complément de la base nucléaire elle aussi pilotable, pour compenser l’intermittence des énergies renouvelables.
L’hydroélectricité, constituée de ses trois composantes principales, a donc un nouveau rôle à jouer. Le fil de l’eau-éclusée turbine directement le débit des cours d’eau et a une capacité de stockage restreinte (éclusée) ou inexistante (fil de l’eau), et reste plutôt un actif fatal avec peu de perspectives de flexibilité. Les barrages de lac accumulent les précipitations durant l’année et servent à l’équilibrage majoritairement au cours de l’hiver. À l’avenir, on devrait observer un découpage de plus en plus net entre leurs périodes de production.
Les STEP remplissent leurs réservoirs par pompage lorsque l’électricité est abondante, pour la restituer lorsqu’elle est plus rare. Elles peuvent le faire à l’échelle de la journée, voire de la semaine, mais jusqu’à présent presque aucune installation n’est allée au-delà de ces horizons temporels.
Le besoin d’injection d’énergie
L’arrivée récente de productions intermittentes change radicalement l’équilibre du système et l’interaction des formes d’énergie entre elles. Pour parvenir à la neutralité carbone, le système électrique doit devenir, et de très loin, le principal vecteur de décarbonation de l’économie.
Dans ce contexte, le principal défi est de gérer les longues périodes structurellement déficitaires en énergie. Ces périodes correspondaient jusqu’à présent aux vagues de froid, qui font grimper pendant plusieurs jours d’affilée le ruban de consommation du chauffage. Mais, de plus en plus, elles sont également le résultat d’épisodes anticycloniques hivernaux limitant la production éolienne dans plusieurs pays européens, alors même que la production solaire est au plus bas (un quart de la production estivale). Pour ne rien arranger, ces deux phénomènes peuvent être concomitants. Tant que le système électrique continuera de s’appuyer sur une importante base nucléaire, ces événements resteront cantonnés aux trois mois d’hiver.
En revanche, dans le cas contraire où l’éolien et le solaire seraient amenés à dépasser aux alentours du tiers de la production annuelle, cette période d’occurrence s’étendrait de fin septembre à fin mars. Couvrir ces événements nécessite ainsi d’être capable d’injecter 5 à 10 TWh d’électricité supplémentaire sur le réseau en une ou deux semaines. Et l’hydroélectricité peut y contribuer de deux manières.
Le scénario TerraWater
Il s’agit de changer de paradigme pour l’utilisation des STEP, de l’hebdomadaire au mensuel. La première catégorie de solutions consiste à repenser totalement la manière de concevoir, construire et exploiter des STEP, en les utilisant non plus comme reporteurs de charge quotidiens ou hebdomadaires, mais mensuels.
“Repenser la manière de concevoir, construire et exploiter des STEP.”
Cela signifie en pratique de pomper de l’eau durant les fêtes de fin d’année pour la turbiner durant les froides semaines de janvier et février, avec un appoint via les périodes venteuses intercalaires. Cela requiert de construire de nouveaux ouvrages avec des constantes de temps non plus de 7 à 15 heures, mais de 7 à 15 jours. Sur le plan technique, rien ne s’y oppose ; il suffit de créer des réservoirs beaucoup plus gros pour une même puissance installée. Leur exploitation serait également d’une très grande flexibilité dans la mesure où il s’agirait majoritairement d’ouvrages de pompage pur, donc indépendants du reste des aménagements existants et de la variabilité pluviométrique.

La solution des STEP
Dans sa première version, le scénario TerraWater envisage ainsi la réalisation d’ici 2050 d’un parc de 8 300 GWh d’installations de pompage-turbinage occupant 300 km² de territoire (soit 10 km2 par an, à comparer prudemment aux 90 km2 par gigawatt d’éolien installé et aux 13 km2 par gigawatt de solaire au sol installé).
Techniquement simple (il n’y a pas d’incertitude technologique sur ces ouvrages), la construction de tels ouvrages ne serait évidemment pas aisée sur le plan humain et se heurterait à de nombreuses oppositions (la réalisation des STEP susmentionnées nécessitant le relogement de quelques milliers de personnes). Mais l’hydroélectricité a ceci de particulier que les installations peuvent prendre toute une palette de configurations, de la plus simple et orthodoxe jusqu’à la plus originale et complexe.
Ce faisant, les STEP n’ont pas besoin de se réduire à seulement deux réservoirs géants l’un à côté de l’autre, mais peuvent au contraire être imaginées en chaînes de manière à trouver l’emplacement de moindre impact pour les lacs. Ces configurations complexes seraient évidemment plus chères. Mais elles pourraient être économiques par rapport au stockage par l’hydrogène qui dispose d’une bien moindre maturité sur le plan technique et est plus cher à réaliser. Par ailleurs les pertes de l’électricité dans la chaîne de stockage, qui sont de 20 % avec les STEP, montent à 70 % au moins avec l’hydrogène, ce qui induit une perte supplémentaire d’une électricité précieuse.
L’hydraulique de lac
Il existe cependant une autre manière de combler ces longs creux de production, plus simple à mettre en place sur le plan humain, bien que plus contraignante en termes d’exploitation. En construisant une grosse quinzaine de gigawatts de STEP de dimensions plus classiques avec des constantes de temps de 12 à 24 heures, il devient possible d’épargner à l’hydraulique de lac la gestion de la flexibilité quotidienne et intrahebdomadaire. Ce faisant, les grands réservoirs d’accumulation peuvent être mis à la disposition exclusive de la flexibilité intra et inter-mensuelle. Ces ouvrages constituent un stock d’énergie très important.
Les trois seuls aménagements de Tignes-Malgovert, Roselend-La Bâthie et Mont-Cenis-Villarodin peuvent contenir 1 700 GWh (premières centrales uniquement). La chaîne Durance-Verdon quant à elle peut en contenir 2 100 GWh, et Dordogne-Truyère environ 800 GWh. Avec cette stratégie, la dentelle quotidienne (sauf situations d’urgence) serait épargnée aux lacs, dont toute la capacité serait réservée au comblement des longs creux de production hivernaux. Elle requerrait en revanche une rénovation massive des ouvrages de lac pour en doubler au moins la puissance (de 8,5 à plus de 20 GW).
Les limites de la solution
Mais cette stratégie a un défaut de taille : elle est à usage unique. Une fois que les réservoirs sont vides, impossible de les emplir de nouveau et il faut attendre l’année suivante que les précipitations aient joué leur rôle, ce qui rend cette stratégie tributaire de la météo. Par conséquent, en cas de survenue le même hiver de deux épisodes de déficit structurel de production (un en décembre et un autre en février par exemple), aléa statistiquement rare mais toujours possible, et dont la probabilité augmente fortement avec la part d’énergie éolienne dans le système, cette solution ne peut plus fonctionner, même si entretemps la production éolienne a été très importante (et dont la première solution aurait pu tirer parti).
Autre point problématique, bien qu’il corrige un peu le défaut mentionné précédemment, cette méthode va devenir de moins en moins compatible avec le changement climatique. En effet, une des conséquences attendues de celui-ci est la diminution des débits estivaux et une augmentation des débits hivernaux des cours d’eau (en raison d’effets concomitants d’un moindre enneigement, d’une fonte plus précoce et d’une moindre pluviométrie estivale).
Utiliser de manière one-shot les stocks hydrauliques durant l’hiver priverait ainsi d’une partie significative de cette réserve d’eau durant l’été alors que le besoin ira croissant. Le corollaire de cet effet conduit également à fortement augmenter le débit des cours d’eau lors des périodes de turbinage. Dans la mesure où de nombreux ouvrages ont déjà des limitations fortes sur les volumes d’eau quotidiens qu’ils ont l’autorisation de relâcher (pour assurer la protection des biens et des personnes en aval), cette solution se voit encore davantage contrainte dans ses possibilités de mise en œuvre.
La nécessité de la communication
In fine, tout dépendra de l’appropriation de la problématique électrique par le grand public et les instances politiques. Les deux solutions proposées précédemment ne sont pas mutuellement exclusives et peuvent être combinées. La première offre les meilleures performances sur le plan technique et environnemental, mais son caractère de rupture par rapport à l’utilisation historique du pompage-turbinage en fait un choix socialement plus difficile.
Néanmoins, plus le grand public sera sensibilisé aux problématiques de gestion d’un système électrique décarboné et à l’importance vitale de la robustesse de celui-ci, plus il sera enclin à en accepter les inconvénients locaux. Pour l’heure, il faut continuer à communiquer sans tabou sur les rôles, les avantages, les possibilités de développement, ainsi que les inconvénients des technologies hydroélectriques, rôle dont l’ONG Les voix du nucléaire – maintenant repris par l’Institut TerraWater – s’est faite figure de proue, afin de mettre toutes les chances du côté d’une transition électrique bas carbone réussie.