TerraWater. Le barrage de Tignes-Malgovert.

Le scénario TerraWater

Dossier : HydroélectricitéMagazine N°803 Mars 2025
Par Myrto TRIPATHI
Par Benjamin LARÉDO

L’Institut Ter­ra­Wa­ter a scé­na­ri­sé l’utilisation de l’hydroélectricité pour com­pen­ser les creux de pro­duc­tion des éner­gies renou­ve­lables inter­mit­tentes à l’avenir. Il pré­sente ici ses conclu­sions, avec deux variantes de mix STEP-hydrau­lique de lac. Les consé­quences pour le public doivent être soi­gneu­se­ment expli­quées, pour recueillir un assen­ti­ment démocratique.

La part des éner­gies renou­ve­lables inter­mit­tentes dans le pay­sage élec­trique fran­çais et mon­dial est aujourd’hui de l’ordre de 15 %. Cette faible pro­por­tion est ame­née à for­te­ment aug­men­ter car le déve­lop­pe­ment à marche for­cée des éner­gies bas car­bone est néces­saire, la décar­bo­na­tion rapide du sys­tème éner­gé­tique étant condi­tion­née par une aug­men­ta­tion majeure de la consom­ma­tion d’électricité.

Elle implique néan­moins un chan­ge­ment pro­fond du fonc­tion­ne­ment du sys­tème élec­trique car, pour la pre­mière fois depuis la révo­lu­tion indus­trielle, s’accommoder des fluc­tua­tions de l’offre devien­dra tout autant voire plus contrai­gnant que de gérer celles de la demande. Aus­si les sources pilo­tables qui devaient adap­ter leur pro­duc­tion à la demande doivent à pré­sent assu­rer la flexi­bi­li­té requise pour gérer ces nou­velles carac­té­ris­tiques. Mais la com­pré­hen­sion et la prise en compte de ce chan­ge­ment, que ce soit par les pro­fes­sion­nels du sys­tème élec­trique ou par les popu­la­tions, sont encore pro­gres­sives, pour ne pas dire très imparfaites.

Les trois composantes de l’hydroélectricité

Le rôle de l’hydroélectricité doit donc lui aus­si évo­luer, avec la voca­tion de deve­nir la char­nière essen­tielle de ce nou­veau sys­tème : d’un côté l’ultime levier de la décar­bo­na­tion pro­fonde et com­plète du sys­tème apte à répondre aux pointes de consom­ma­tion en lieu et place des capa­ci­tés fos­siles, de l’autre le deuxième pilier de la sta­bi­li­té du réseau élec­trique, en com­plé­ment de la base nucléaire elle aus­si pilo­table, pour com­pen­ser l’intermittence des éner­gies renouvelables. 

L’hydro­électricité, consti­tuée de ses trois com­po­santes prin­ci­pales, a donc un nou­veau rôle à jouer. Le fil de l’eau-éclusée tur­bine direc­te­ment le débit des cours d’eau et a une capa­ci­té de sto­ckage res­treinte (éclu­sée) ou inexis­tante (fil de l’eau), et reste plu­tôt un actif fatal avec peu de pers­pec­tives de flexi­bi­li­té. Les bar­rages de lac accu­mulent les pré­ci­pi­ta­tions durant l’année et servent à l’équilibrage majo­ri­tai­re­ment au cours de l’hiver. À l’avenir, on devrait obser­ver un décou­page de plus en plus net entre leurs périodes de production. 

Les STEP rem­plissent leurs réser­voirs par pom­page lorsque l’électricité est abon­dante, pour la res­ti­tuer lorsqu’elle est plus rare. Elles peuvent le faire à l’échelle de la jour­née, voire de la semaine, mais jusqu’à pré­sent presque aucune ins­tal­la­tion n’est allée au-delà de ces hori­zons temporels.

Le besoin d’injection d’énergie

L’arrivée récente de pro­duc­tions inter­mit­tentes change radi­ca­le­ment l’équilibre du sys­tème et l’interaction des formes d’énergie entre elles. Pour par­ve­nir à la neu­tra­li­té car­bone, le sys­tème élec­trique doit deve­nir, et de très loin, le prin­ci­pal vec­teur de décar­bo­na­tion de l’économie.

Dans ce contexte, le prin­ci­pal défi est de gérer les longues périodes struc­tu­rel­le­ment défi­ci­taires en éner­gie. Ces périodes cor­res­pon­daient jusqu’à pré­sent aux vagues de froid, qui font grim­per pen­dant plu­sieurs jours d’affilée le ruban de consom­ma­tion du chauf­fage. Mais, de plus en plus, elles sont éga­le­ment le résul­tat d’épisodes anti­cy­clo­niques hiver­naux limi­tant la pro­duc­tion éolienne dans plu­sieurs pays euro­péens, alors même que la pro­duc­tion solaire est au plus bas (un quart de la pro­duc­tion esti­vale). Pour ne rien arran­ger, ces deux phé­no­mènes peuvent être conco­mi­tants. Tant que le sys­tème élec­trique conti­nue­ra de s’appuyer sur une impor­tante base nucléaire, ces évé­ne­ments res­te­ront can­ton­nés aux trois mois d’hiver.

En revanche, dans le cas contraire où l’éolien et le solaire seraient ame­nés à dépas­ser aux alen­tours du tiers de la pro­duc­tion annuelle, cette période d’occurrence s’étendrait de fin sep­tembre à fin mars. Cou­vrir ces évé­ne­ments néces­site ain­si d’être capable d’injecter 5 à 10 TWh d’électricité sup­plé­men­taire sur le réseau en une ou deux semaines. Et l’hydroélectricité peut y contri­buer de deux manières.

Le scénario TerraWater

Il s’agit de chan­ger de para­digme pour l’utilisation des STEP, de l’hebdomadaire au men­suel. La pre­mière caté­go­rie de solu­tions consiste à repen­ser tota­le­ment la manière de conce­voir, construire et exploi­ter des STEP, en les uti­li­sant non plus comme repor­teurs de charge quo­ti­diens ou heb­do­ma­daires, mais mensuels.

“Repenser la manière de concevoir, construire et exploiter des STEP.”

Cela signi­fie en pra­tique de pom­per de l’eau durant les fêtes de fin d’année pour la tur­bi­ner durant les froides semaines de jan­vier et février, avec un appoint via les périodes ven­teuses inter­ca­laires. Cela requiert de construire de nou­veaux ouvrages avec des constantes de temps non plus de 7 à 15 heures, mais de 7 à 15 jours. Sur le plan tech­nique, rien ne s’y oppose ; il suf­fit de créer des réser­voirs beau­coup plus gros pour une même puis­sance ins­tal­lée. Leur exploi­ta­tion serait éga­le­ment d’une très grande flexi­bi­li­té dans la mesure où il s’agirait majo­ri­tai­re­ment d’ouvrages de pom­page pur, donc indé­pen­dants du reste des amé­na­ge­ments exis­tants et de la varia­bi­li­té pluviométrique.

Aménagement hydraulique de Gambsheim. © EDF
Amé­na­ge­ment hydrau­lique de Gamb­sheim. © EDF

La solution des STEP

Dans sa pre­mière ver­sion, le scé­na­rio Ter­ra­Wa­ter envi­sage ain­si la réa­li­sa­tion d’ici 2050 d’un parc de 8 300 GWh d’installations de pom­page-tur­bi­nage occu­pant 300 km² de ter­ri­toire (soit 10 km2 par an, à com­pa­rer pru­dem­ment aux 90 km2 par giga­watt d’éolien ins­tal­lé et aux 13 km2 par giga­watt de solaire au sol installé). 

Tech­ni­que­ment simple (il n’y a pas d’incertitude tech­no­lo­gique sur ces ouvrages), la construc­tion de tels ouvrages ne serait évi­dem­ment pas aisée sur le plan humain et se heur­te­rait à de nom­breuses oppo­si­tions (la réa­li­sa­tion des STEP sus­men­tion­nées néces­si­tant le relo­ge­ment de quelques mil­liers de per­sonnes). Mais l’hydroélectricité a ceci de par­ti­cu­lier que les ins­tal­la­tions peuvent prendre toute une palette de confi­gu­ra­tions, de la plus simple et ortho­doxe jusqu’à la plus ori­gi­nale et complexe. 

Ce fai­sant, les STEP n’ont pas besoin de se réduire à seule­ment deux réser­voirs géants l’un à côté de l’autre, mais peuvent au contraire être ima­gi­nées en chaînes de manière à trou­ver l’emplacement de moindre impact pour les lacs. Ces confi­gu­ra­tions com­plexes seraient évi­dem­ment plus chères. Mais elles pour­raient être éco­no­miques par rap­port au sto­ckage par l’hydrogène qui dis­pose d’une bien moindre matu­ri­té sur le plan tech­nique et est plus cher à réa­li­ser. Par ailleurs les pertes de l’électricité dans la chaîne de sto­ckage, qui sont de 20 % avec les STEP, montent à 70 % au moins avec l’hydrogène, ce qui induit une perte sup­plé­men­taire d’une élec­tri­ci­té précieuse.

L’hydraulique de lac

Il existe cepen­dant une autre manière de com­bler ces longs creux de pro­duc­tion, plus simple à mettre en place sur le plan humain, bien que plus contrai­gnante en termes d’exploitation. En construi­sant une grosse quin­zaine de giga­watts de STEP de dimen­sions plus clas­siques avec des constantes de temps de 12 à 24 heures, il devient pos­sible d’épargner à l’hydraulique de lac la ges­tion de la flexi­bi­li­té quo­ti­dienne et intra­heb­do­ma­daire. Ce fai­sant, les grands réser­voirs d’accumulation peuvent être mis à la dis­po­si­tion exclu­sive de la flexi­bi­li­té intra et inter-men­suelle. Ces ouvrages consti­tuent un stock d’énergie très important.

Les trois seuls amé­na­ge­ments de Tignes-Mal­go­vert, Rose­lend-La Bâthie et Mont-Cenis-Vil­la­ro­din peuvent conte­nir 1 700 GWh (pre­mières cen­trales uni­que­ment). La chaîne Durance-Ver­don quant à elle peut en conte­nir 2 100 GWh, et Dor­dogne-Truyère envi­ron 800 GWh. Avec cette stra­té­gie, la den­telle quo­ti­dienne (sauf situa­tions d’urgence) serait épar­gnée aux lacs, dont toute la capa­ci­té serait réser­vée au com­ble­ment des longs creux de pro­duc­tion hiver­naux. Elle requer­rait en revanche une réno­va­tion mas­sive des ouvrages de lac pour en dou­bler au moins la puis­sance (de 8,5 à plus de 20 GW).

Les limites de la solution

Mais cette stra­té­gie a un défaut de taille : elle est à usage unique. Une fois que les réser­voirs sont vides, impos­sible de les emplir de nou­veau et il faut attendre l’année sui­vante que les pré­ci­pi­ta­tions aient joué leur rôle, ce qui rend cette stra­té­gie tri­bu­taire de la météo. Par consé­quent, en cas de sur­ve­nue le même hiver de deux épi­sodes de défi­cit struc­tu­rel de pro­duc­tion (un en décembre et un autre en février par exemple), aléa sta­tis­ti­que­ment rare mais tou­jours pos­sible, et dont la pro­ba­bi­li­té aug­mente for­te­ment avec la part d’énergie éolienne dans le sys­tème, cette solu­tion ne peut plus fonc­tion­ner, même si entre­temps la pro­duc­tion éolienne a été très impor­tante (et dont la pre­mière solu­tion aurait pu tirer parti).

Autre point pro­blé­ma­tique, bien qu’il cor­rige un peu le défaut men­tion­né pré­cé­dem­ment, cette méthode va deve­nir de moins en moins com­pa­tible avec le chan­ge­ment cli­ma­tique. En effet, une des consé­quences atten­dues de celui-ci est la dimi­nu­tion des débits esti­vaux et une aug­men­ta­tion des débits hiver­naux des cours d’eau (en rai­son d’effets conco­mi­tants d’un moindre ennei­ge­ment, d’une fonte plus pré­coce et d’une moindre plu­vio­mé­trie estivale). 

Uti­li­ser de manière one-shot les stocks hydrau­liques durant l’hiver pri­ve­rait ain­si d’une par­tie signi­fi­ca­tive de cette réserve d’eau durant l’été alors que le besoin ira crois­sant. Le corol­laire de cet effet conduit éga­le­ment à for­te­ment aug­men­ter le débit des cours d’eau lors des périodes de tur­bi­nage. Dans la mesure où de nom­breux ouvrages ont déjà des limi­ta­tions fortes sur les volumes d’eau quo­ti­diens qu’ils ont l’autorisation de relâ­cher (pour assu­rer la pro­tec­tion des biens et des per­sonnes en aval), cette solu­tion se voit encore davan­tage contrainte dans ses pos­si­bi­li­tés de mise en œuvre.

La nécessité de la communication

In fine, tout dépen­dra de l’appropriation de la pro­blé­ma­tique élec­trique par le grand public et les ins­tances poli­tiques. Les deux solu­tions pro­po­sées pré­cé­dem­ment ne sont pas mutuel­le­ment exclu­sives et peuvent être com­bi­nées. La pre­mière offre les meilleures per­for­mances sur le plan tech­nique et envi­ron­ne­men­tal, mais son carac­tère de rup­ture par rap­port à l’utilisation his­to­rique du pom­page-tur­bi­nage en fait un choix socia­le­ment plus difficile.

Néan­moins, plus le grand public sera sen­si­bi­li­sé aux pro­blé­ma­tiques de ges­tion d’un sys­tème élec­trique décar­bo­né et à l’importance vitale de la robus­tesse de celui-ci, plus il sera enclin à en accep­ter les incon­vé­nients locaux. Pour l’heure, il faut conti­nuer à com­mu­ni­quer sans tabou sur les rôles, les avan­tages, les pos­si­bi­li­tés de déve­lop­pe­ment, ain­si que les incon­vé­nients des tech­no­lo­gies hydro­élec­triques, rôle dont l’ONG Les voix du nucléaire – main­te­nant repris par l’Institut Ter­ra­Wa­ter – s’est faite figure de proue, afin de mettre toutes les chances du côté d’une tran­si­tion élec­trique bas car­bone réussie.

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