La juste rémunération des services rendus par l’hydroélectricité

Les besoins de flexibilité pour équilibrer les sources d’énergie renouvelables variables exigent des investissements très importants. La rémunération des services rendus par l’hydroélectricité doit donc en tenir compte et le marché être adapté à ces nouvelles conditions. Exercice difficile en raison des incertitudes quant à l’avenir et de la longueur des périodes d’amortissement.
La décarbonation du système électrique européen va reposer principalement sur le développement de l’éolien et du photovoltaïque (EnR : énergie nouvelle renouvelable) tout en conservant une base de production nucléaire. Si l’hydroélectricité garde une part majeure dans la production en énergie renouvelable, c’est son rôle historique d’équilibrage du système électrique qui va devenir principal. La variabilité des EnR à toutes les échelles de temps, de la saison à la seconde, pose un défi majeur en besoins de flexibilité pour équilibrer la production et la consommation, et contrôler la fréquence. Une étude de Compass Lexecon pour France Hydro Électricité révèle, pour la seule France, un besoin d’investissement en sources de flexibilité entre 3 et 4 G€/an de 2030 à 2050. Mais surtout l’étude met en évidence un manque à gagner de 1 à 2 G€/an, par défaut d’un modèle économique apte à délivrer un signal pertinent à l’investissement.
Le besoin de moyens de flexibilité même si non rentables
Ces chiffres, résultats d’un modèle offre-demande, ne révèlent que la partie émergée de l’iceberg. Au-delà des échanges aux interconnexions, de la modulation du nucléaire et d’un pilotage crédible de la consommation par le big data, ce modèle porte sur le développement de sources de modulation, hydro de lac, turbine à gaz biogène, et sur le développement de stockage, à savoir principalement en batteries, en stations de transfert d’énergie par pompage (STEP) et en hydrogène (power to gas to power). L’optimisation économique va d’abord développer les moyens les plus profitables (par exemple le suréquipement des centrales hydroélectriques de lac), mais il sera nécessaire de développer également des moyens malgré un manque à gagner (missing money) lorsque les revenus du marché de l’énergie ne couvrent pas les coûts, du fait de l’objectif de sécurité d’approvisionnement à respecter. À noter que, selon leur coût d’investissement, les STEP restent le moyen le plus compétitif.
De la flexibilité à toutes les échelles de temps
L’étude met en avant l’autre partie de l’iceberg, que le modèle d’équilibre offre-demande à chaque pas horaire ne peut pas révéler. Rien n’y différencie un moyen de production flexible à dynamique rapide, à l’échelle de la minute, d’un autre. Il est fort à parier que le système électrique européen, sans la dynamique rapide de l’hydro, serait difficile à garantir dans son équilibre. Les habitudes des gestionnaires de réseau comme des traders tiennent pour acquis cette source de flexibilité. C’est le cas de l’hydro de lac mais surtout des STEP, car leur flexibilité dans les deux sens double cette capacité, en turbinage et en pompage, donc en injection et en soutirage. Point qui devient de plus en plus important lors des heures en production marginale sur EnR.
Ainsi, le gestionnaire de réseau a fortement valorisé chaque minute gagnée sur les temps de changement d’état (arrêt, turbine, pompe) de la récente STEP de Gilboa en Israël (1 M€/mn.MW de pénalité et bonus pour le changement d’état de pompe à turbine). Partout, les hydrauliciens accroissent la flexibilité de leurs centrales (programme européen XFLEX : vitesse variable, court-circuit hydraulique, hybridation avec batterie, superviseur d’optimisation) pour gagner en dynamique, afin de saisir les opportunités de marché sur des pas d’échanges courts (15 mn) et valoriser la gestion de leur portefeuille, en minimisant la sollicitation des centrales à gaz et nucléaires et en compensant la variabilité rapide des EnR.
Tous les autres services rendus
À l’échelle de la seconde, le modèle économique des services système de contrôle de la fréquence est hérité du passé, lorsqu’ils étaient un besoin à la marge. Leur rémunération sur le principe de la perte d’opportunité de vente de la production sur le marché, afin de contribuer à l’équilibrage du système, ne prend pas en compte les coûts du capital mobilisé pour rendre le service. L’hydro y joue un rôle important, les batteries sont sur un segment complémentaire.
De plus, les centrales hydro existantes contribuent aux marges nécessaires à l’équilibre du système sans rémunération de leur valeur assurantielle, valeur attachée à leur seule existence, même à l’arrêt et hors marché. Tout cela sans parler des autres services de l’hydro tels que le réglage de tension et l’inertie des masses tournantes synchronisées, qui va devenir un bien précieux pour contrôler la fréquence alors que les EnR sont sous électronique de puissance, donc non synchrones.
Revoir la conception du marché
La part prépondérante des sources à coût de combustible nul (EnR) ou faible (nucléaire) perturbe le modèle historique d’empilement par coûts croissants des moyens de production pour équilibrer la demande, visant à fixer le prix du marché sur la dernière centrale appelée au combustible le plus cher, cela pour rentabiliser les investissements dans un parc « équilibré » (théorie du coût marginal de développement). Le poids des Capex (charges de capital) des futurs investissements en moyens de production et de flexibilité devient seul déterminant.
“L’Allemagne est déjà confrontée à la problématique de la flexibilité.”
La conception du marché de l’électricité (market design) est à revoir. Sa récente adaptation, à la suite de la guerre en Ukraine, distingue d’une part l’hydro au fil de l’eau pour la soutenir par des contrats pour différence (CFD) garantissant sa profitabilité par rapport à un prix (coût) de référence et, d’autre part, l’hydro « flexible » (lac, STEP) pour la soutenir par un mécanisme de flexibilité qui reste à concevoir sur une base de rémunération à la capacité flexible disponible, tout en la combinant avec une incitation d’exploitation sur le signal du marché. On a fini par oublier que toute l’hydraulique, y compris l’hydroélectricité au fil de l’eau (ex. : Rhône, Danube) module de fait sa puissance pour répondre aux marchés infrajournaliers et au mécanisme d’ajustement (mobilisation des réserves pour contrôler la fréquence).
L’Allemagne est déjà confrontée à la problématique de la flexibilité et a révélé le potentiel de flexibilité de la petite hydroélectricité (Bavière, 2 900 MW installés, 1 000 MW de modulation) : des milliers de batteries.

Investir dans l’hydro
La future conception du marché du système électrique décarboné devra non seulement aborder les nouveaux investissements de l’hydro à la fois dans la flexibilité et dans la production d’énergie renouvelable, mais aussi s’intéresser à la profitabilité de la rénovation du parc hydro existant. Ce dernier point a une importance d’autant plus critique que son volume significatif est indispensable à l’atteinte des objectifs ambitieux de décarbonation dans une économie de rareté où les sources d’énergie renouvelables sont précieuses, du fait de la faible acceptation du public pour les nouveaux projets d’EnR et de leurs difficultés de raccordement au réseau. Il ne s’agit pas d’abandonner des sources existantes.
Des prévisions de marché aléatoires
La conception du marché et la rémunération des services système sont à réinventer pour valoriser la flexibilité telle que celle de l’hydro. Exercice délicat dans un avenir hautement incertain quant à la mise en œuvre effective de la transformation du système électrique, de l’abandon des centrales conventionnelles vers le développement des EnR, où les prévisions de prix, voire de structure de prix, relèvent du pari alors que les temps d’amortissement sont longs. Exercice à peine commencé pour valoriser la flexibilité de l’hydro répartie comme la petite hydro, en réponse au changement de paradigme des réseaux de distribution qui sont devenus collecteurs d’EnR variables et qui feront face aux rampes soudaines de consommation des charges rapides de véhicules électriques.