Usine hydroélectrique de Génissiat. © Camille Moirenc

Le Rhône : un modèle de gestion holistique

Dossier : HydroélectricitéMagazine N°803 Mars 2025
Par Julien FRANÇAIS (X93)

L’aménagement et la ges­tion du fleuve Rhône sont un exemple ori­gi­nal unique de cohé­rence ins­ti­tu­tion­nelle et d’efficacité éco­no­mique. La conces­sion confiée en 1934 à la Com­pa­gnie natio­nale du Rhône dans le cadre de la loi de 1921 a per­mis la réa­li­sa­tion d’un pro­gramme d’aménagement consi­dé­rable, en matière de pro­duc­tion hydro­élec­trique, de navi­ga­tion et d’usages agri­coles, et ce modèle a été conser­vé pour l’avenir par la loi de 2022. Les actions de moder­ni­sa­tion en cours élar­gissent les mis­sions de la socié­té, en pre­nant en compte les néces­si­tés éco­lo­giques et le déve­lop­pe­ment territorial.

Le fleuve Rhône a tou­jours été un outil pré­cieux pour l’homme. Déjà à l’époque romaine, il était lar­ge­ment uti­li­sé comme artère de com­mu­ni­ca­tion, pour trans­por­ter des maté­riaux de construc­tion, des den­rées ali­men­taires (vin notam­ment) et tout autre pro­duit. La cir­cu­la­tion se fai­sait tou­te­fois en com­po­sant avec un lit du fleuve par­fai­te­ment natu­rel et mobile, et avec des condi­tions de navi­ga­tion assez dif­fi­ciles et impré­vi­sibles. Au XIXe siècle des cor­rec­tions signi­fi­ca­tives ont été appor­tées au lit du fleuve pour aug­men­ter le nombre de jours navi­gables, en favo­ri­sant l’incision du lit prin­ci­pal et son immo­bi­li­té (digues et pièges à sédi­ments « épis Girar­don »). Avec ces ins­tal­la­tions, le nombre de jours navi­gables est pas­sé de 160 à 320 par an, per­met­tant le tri­ple­ment du trafic.

La « loi Rhône »

Quelques années plus tard, au tour­nant du siècle, la pre­mière usine hydro­élec­trique est mise en ser­vice sur le Rhône (usine de Cus­set, la plus puis­sante au monde à l’époque, avec 7 MW à sa mise en ser­vice). Le légis­la­teur et les élus locaux prennent alors conscience que le fleuve Rhône est non seule­ment une source poten­tielle de reve­nus impor­tants liés à l’électricité, mais éga­le­ment une source de dépenses publiques signi­fi­ca­tives pour d’autres usages et amé­na­ge­ments (navi­ga­tion et usages agricoles).

Ain­si, deux ans après la loi de 1919 qui pose le cadre juri­dique de l’hydroélectricité, le légis­la­teur vote en mai 1921 la loi Rhône ins­tau­rant « le pro­gramme des tra­vaux d’aménagement du Rhône, de la fron­tière suisse à la mer, au triple point de vue des forces motrices, de la navi­ga­tion et des irri­ga­tions et autres usages agri­coles ». Les élus locaux (notam­ment Édouard Her­riot et Léon Per­rier) sont par­ti­cu­liè­re­ment moteurs dans cette vision uni­fiée de l’aménagement et de la ges­tion du fleuve le plus puis­sant de France.

La Compagnie nationale du Rhône

En 1934, c’est donc une conces­sion sin­gu­lière et unique, dotée de plu­sieurs mis­sions soli­daires, que la toute nou­velle Com­pa­gnie natio­nale du Rhône (CNR), socié­té ano­nyme d’intérêt géné­ral, se voit attri­buer, cou­vrant près de 30 000 ha de domaine public flu­vial, de la fron­tière suisse à la Médi­ter­ra­née. Conces­sion d’État certes, mais les col­lec­ti­vi­tés locales sont tou­te­fois lar­ge­ment impli­quées en tant qu’actionnaires à hau­teur de 50 % au capi­tal de CNR, aux côtés d’industriels pri­vés consom­ma­teurs d’électricité (ex. : la Com­pa­gnie des che­mins de fer Paris-Lyon-Médi­ter­ra­née) pour les 50 % res­tants. Sym­bo­li­que­ment, les trois pre­miers amé­nagements en ser­vice de la conces­sion du Rhône sont les sui­vants : le nou­veau port flu­vial de Lyon en 1938 ; les infra­struc­tures d’irrigation de la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône) ; l’usine hydro­élec­trique de Génis­siat, plus grand bar­rage euro­péen, tota­li­sant à lui seul envi­ron 25 % de toute la pro­duc­tion élec­trique fran­çaise à sa mise en ser­vice en 1948.

Port de Lyon. © Camille Moirenc
France, Rhone (69), Lyon, 7e arron­dis­se­ment, quar­tier Ger­land, port Edouard Her­riot, entre­pot petro­lier, fleuve le Rhone (vue aerienne). © Camille Moirenc

Des réalisations considérables

En 1948, avec la natio­na­li­sa­tion du sec­teur élec­trique, l’État (EDF) entre à 50 % au capi­tal de CNR, repre­nant les parts des acteurs pri­vés. CNR pour­suit tou­te­fois sa mis­sion, construi­sant amé­na­ge­ment après amé­na­ge­ment, gérant le domaine public, la voie navi­gable, les dif­fé­rentes zones por­tuaires, le lien au monde agri­cole, et confiant l’exploitation des usines élec­triques à EDF, une fois celles-ci construites. En 1986, l’essentiel du pro­gramme d’aménagement a été réa­li­sé : 19 grandes usines hydro­élec­triques tota­li­sant 3 000 MW de puis­sance et envi­ron 15 TWh de pro­duc­tion annuelle moyenne (envi­ron 25 % de l’hydroélectricité natio­nale), 900 ha de zones indus­trielles et por­tuaires (dont plus de 180 ha sur le port de Lyon), 14 écluses grand gaba­rit, des cen­taines de prises d’eau reliant au Rhône les sys­tèmes d’irrigation d’environ 128 000 ha de terres agricoles.

“Le Rhône est un des fleuves les plus aménagés au monde.”

Le Rhône est alors un des fleuves les plus amé­na­gés au monde. Pour presque chaque binôme usine-écluse et afin d’optimiser la voie navi­gable et le dimen­sion­ne­ment des tra­vaux, le fleuve a été dédou­blé avec la construc­tion d’un canal paral­lèle au Rhône his­to­rique sur 10 à 40 kilo­mètres à chaque fois. Ces construc­tions au fil de l’eau laissent pas­ser l’eau des crues là où elle est tou­jours pas­sée, mobi­li­sant en par­ti­cu­lier les zones d’expansion natu­relles historiques.

Après le lan­ce­ment d’un pro­jet de canal Rhin-Rhône à grand gaba­rit auquel l’État a fina­le­ment renon­cé en 1997, CNR s’est trans­for­mée au début des années 2000 avec l’ouverture du mar­ché élec­trique impul­sée par l’Europe. Le capi­tal de l’entreprise évo­lue : CNR est désor­mais déte­nue à 49,9 % par Engie et à 50,1 % par des acteurs publics : la Caisse des dépôts (pour 33 % envi­ron) et 180 col­lec­ti­vi­tés, action­naires his­to­riques (pour envi­ron 17 %). CNR récu­père la pleine exploi­ta­tion de l’ensemble des ouvrages élec­triques du Rhône et créée sa propre salle de mar­ché pour valo­ri­ser sa pro­duc­tion élec­trique sur le mar­ché de gros, en la pro­po­sant de manière indif­fé­ren­ciée à tous les acteurs (four­nis­seurs, grands consom­ma­teurs, etc.).

Usine hydroélectrique de Bollène, son écluse et son canal.
Usine hydro­élec­trique de Bol­lène. © Camille Moirenc

Un pilotage à la pointe de la technologie

Dans le même temps, grâce au déploie­ment d’un réseau com­plet de four­reaux de fibre optique tout au long du fleuve, le Rhône se dote d’un centre de télé­con­duite du Rhône (CTR) à Lyon pour l’ensemble des usines du fleuve. Ce pilo­tage uni­fié per­met en par­ti­cu­lier de réa­li­ser des « mar­nages éner­gé­tiques » cohé­rents sur l’ensemble du fleuve au béné­fice du réseau élec­trique. En fai­sant varier la hau­teur du plan d’eau de seule­ment quelques dizaines de cen­ti­mètres une à deux fois par jour (res­pect notam­ment des tirants d’air et tirants d’eau pour la navi­ga­tion) sur l’ensemble du linéaire du fleuve, la pro­duc­tion hydro­élec­trique gagne en flexi­bi­li­té infra-jour­na­lière en com­pa­rai­son avec une ges­tion au fil de l’eau basique : varia­tion de puis­sance allant jusqu’à 1 000 MW d’amplitude, une ou deux fois par jour, syn­chro­ni­sée avec les besoins du réseau électrique.

« En faisant varier la hauteur du plan d’eau de seulement quelques dizaines de centimètres une à deux fois par jour, la production hydroélectrique gagne en flexibilité infra-journalière. »

Cette opti­mi­sa­tion de la pro­duc­tion élec­trique néces­site des capa­ci­tés de ges­tion inté­grée de l’ensemble des usines du Rhône, une modé­li­sa­tion numé­rique de l’ensemble de la chaîne d’ouvrages, ain­si que de bonnes pré­vi­sions météo­ro­lo­giques et hydro­lo­giques, pre­nant aus­si en compte le com­por­te­ment de cer­tains acteurs en amont du fleuve (EDF sur l’Ain et l’Isère et les ser­vices indus­triels de Genève pilotes du Rhône gene­vois). Entre 2009 et 2011, en s’appuyant sur le même réseau de fibres, un centre de ges­tion de la navi­ga­tion (CGN) est mis en ser­vice à Châ­teau­neuf-du-Rhône, pour le pilo­tage à dis­tance de l’ensemble des écluses grand gabarit.


Lire aus­si : Les taux de retour éner­gé­tique du mix élec­trique à forte pro­por­tion d’éolien et de solaire


Ce CGN est res­té pen­dant de nom­breuses années une pre­mière mon­diale, qui a fait réfé­rence. Il per­met d’opérer aujourd’hui envi­ron 100 000 pas­sages d’écluses par an et assure éga­le­ment le moni­to­ring en temps réel de la voie navi­gable, à la manière d’une tour de contrôle aérien (déploie­ment de sui­vi GPS des navires).

Déchar­ge­ment au port de Lyon. © Camille Moirenc

Pas­sage d’é­cluse. © Camille Moirenc

La poursuite des modernisations

Après avoir rem­pli les objec­tifs du pro­gramme de la loi de 1921, le rôle d’aménageur de CNR s’est trans­for­mé en 2003 (ave­nant n° 8 au contrat de conces­sion), et plus récem­ment avec la nou­velle loi Rhône de février 2022. Sur le volet éner­gé­tique, les déve­lop­pe­ments se pour­suivent avec : la construc­tion d’une dizaine de petites cen­trales hydro­élec­triques (pro­duc­tion annuelle d’environ 40 GWh cha­cune) au droit des bar­rages de déri­va­tion du fleuve pour tur­bi­ner le débit réser­vé ; l’optimisation de cer­tains amé­na­ge­ments his­to­riques ; l’expérimentation de parcs pho­to­vol­taïques linéaires le long des digues ; l’étude d’hybridation entre bat­te­ries et groupes hydrau­liques ; l’expérimentation de l’énergie osmo­tique à l’aval du Rhône ; etc.

Sur le volet navi­ga­tion, CNR moder­nise ses infra­struc­tures por­tuaires flu­viales (mul­ti­mo­da­li­té, embran­che­ments fer) et tra­vaille sur une meilleure connec­ti­vi­té de la voie flu­viale Rhône-Saône avec les infra­struc­tures du Grand Port mari­time de Mar­seille. L’objectif de dyna­mi­sa­tion du tra­fic flu­vial par report du tra­fic rou­tier sur le fleuve est cru­cial. Les axes rou­tiers sont satu­rés, alors que le fleuve est dimen­sion­né pour accueillir quatre fois son tra­fic actuel (envi­ron 4 à 5 mil­lions de tonnes an, 70 000 à 100 000 conte­neurs, avec 170 entre­prises direc­te­ment ins­tal­lées sur les ports flu­viaux du Rhône). Un pous­seur convoyant deux barges de conte­neurs peut repré­sen­ter l’équivalent de 150 à 200 camions en moins sur la route. Enfin, une tonne trans­por­tée sur le fleuve émet quatre fois moins de CO₂ qu’une tonne trans­por­tée par la route.

Terrains agricoles à proximité du Rhône.
Ter­rains agri­coles à proxi­mi­té du Rhône. © Camille Moirenc

Terrains agricoles à proximité du Rhône. © Camille Moirenc
Ter­rains agri­coles à proxi­mi­té du Rhône. © Camille Moirenc

Une diversification des missions

Paral­lè­le­ment au fret, d’autres usages de la voie navi­gable se déve­loppent éga­le­ment, avec de nou­velles infra­structures spé­ci­fiques (quais et bornes élec­triques haute puis­sance notam­ment) : la croi­sière flu­viale, absente il y a vingt ans sur le Rhône, repré­sente mainte­nant trente navires en acti­vi­té de Cha­lon à Arles, d’avril à novembre. Lyon est deve­nue la deuxième des­ti­na­tion euro­péenne de tou­risme flu­vial juste après Buda­pest. L’enjeu est d’environ 90 mil­lions d’euros annuels injec­tés dans l’économie de l’agglomération.

Sur le volet agri­cole, les droits d’eau sont hono­rés chaque année. Tout en trai­tant la ques­tion des nou­veaux besoins en irri­ga­tion, CNR accom­pagne éga­le­ment le sec­teur agri­cole dans un usage de l’eau repen­sé pour une meilleure rési­lience face au chan­ge­ment cli­ma­tique : par­te­na­riat avec la ferme expé­ri­men­tale d’Étoile-sur-Rhône (chambre d’agriculture de la Drôme), meilleure inté­gra­tion éner­gie et monde agri­cole (lien éner­gie – irri­ga­tion, parcs pho­to­vol­taïques flot­tants sur rete­nues col­li­naires, agri­vol­taïsme), etc. Au-delà de ses trois mis­sions his­to­riques, le sché­ma direc­teur qui accom­pagne la conces­sion Rhône intègre désor­mais les sujets envi­ron­ne­men­taux et aus­si l’ancrage local. Des passes à pois­sons sont construites pour résor­ber pro­gres­si­ve­ment tous les obs­tacles à la bonne cir­cu­la­tion des espèces pis­ci­coles migratrices.

« Lyon est devenue la deuxième destination européenne de tourisme fluvial juste après Budapest. »

Les débits réser­vés sur le Vieux Rhône ont été aug­men­tés et un grand pro­gramme de remise en fonc­tion­na­li­té d’anciennes zones humides (marges allu­viales et lônes) est en cours : les « épis Girar­don » qui étaient venus rétré­cir le lit du fleuve sont pro­gres­si­ve­ment déman­te­lés, redon­nant vie à de nom­breux éco­sys­tèmes humides. La popu­la­tion rive­raine retrouve par ailleurs un lien au fleuve : construc­tion de plu­sieurs cen­taines de kilo­mètres de piste cyclable (Via Rhô­na), stades d’eau vive, bas­sins de joute, infra­struc­tures tou­ris­tiques, nou­velles cir­cu­la­tions entre villes et berges. CNR est de loin le pre­mier finan­ceur pri­vé du plan Rhône depuis sa mise en place en 2004.

Le Rhône canalisé.
Le Rhône cana­li­sé et le Rhône his­to­rique. © Camille Moirenc

Le Rhône canalisé. © Camille Moirenc
Le Rhône cana­li­sé et le Rhône his­to­rique. © Camille Moirenc

Une réussite spectaculaire

Exemple unique au monde d’une ges­tion plei­ne­ment uni­fiée d’un fleuve, le modèle de la conces­sion Rhône, pen­sé il y a plus d’un siècle et récem­ment pro­lon­gé jusque 2041 par le légis­la­teur (loi Rhône de février 2022), reste d’une grande moder­ni­té et répond aux enjeux de notre temps, entre tran­si­tion éner­gé­tique, défense éco­lo­gique et déve­lop­pe­ment ter­ri­to­rial, contri­bu­tion ren­for­cée au sec­teur de l’hydroélectricité en France (plu­sieurs mil­liards d’euros d’investissement sur le Rhône dans les quinze pro­chaines années, entre main­te­nance et tra­vaux neufs) et inno­va­tions. Cette dyna­mique du Rhône est entre­te­nue par un modèle éco­no­mique robuste et lar­ge­ment redis­tri­bu­tif : la « rede­vance Rhône » payée par CNR repré­sente à elle seule envi­ron 2 mil­liards d’euros de recettes au bud­get de l’État en cumul sur la seule période 2023–2025.

Croisière fluviale à Viviers.
Croi­sière flu­viale à Viviers. © Camille Moirenc

Lône de Belley.
Lône de Bel­ley. © Camille Moirenc

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