Le Rhône : un modèle de gestion holistique

L’aménagement et la gestion du fleuve Rhône sont un exemple original unique de cohérence institutionnelle et d’efficacité économique. La concession confiée en 1934 à la Compagnie nationale du Rhône dans le cadre de la loi de 1921 a permis la réalisation d’un programme d’aménagement considérable, en matière de production hydroélectrique, de navigation et d’usages agricoles, et ce modèle a été conservé pour l’avenir par la loi de 2022. Les actions de modernisation en cours élargissent les missions de la société, en prenant en compte les nécessités écologiques et le développement territorial.
Le fleuve Rhône a toujours été un outil précieux pour l’homme. Déjà à l’époque romaine, il était largement utilisé comme artère de communication, pour transporter des matériaux de construction, des denrées alimentaires (vin notamment) et tout autre produit. La circulation se faisait toutefois en composant avec un lit du fleuve parfaitement naturel et mobile, et avec des conditions de navigation assez difficiles et imprévisibles. Au XIXe siècle des corrections significatives ont été apportées au lit du fleuve pour augmenter le nombre de jours navigables, en favorisant l’incision du lit principal et son immobilité (digues et pièges à sédiments « épis Girardon »). Avec ces installations, le nombre de jours navigables est passé de 160 à 320 par an, permettant le triplement du trafic.
La « loi Rhône »
Quelques années plus tard, au tournant du siècle, la première usine hydroélectrique est mise en service sur le Rhône (usine de Cusset, la plus puissante au monde à l’époque, avec 7 MW à sa mise en service). Le législateur et les élus locaux prennent alors conscience que le fleuve Rhône est non seulement une source potentielle de revenus importants liés à l’électricité, mais également une source de dépenses publiques significatives pour d’autres usages et aménagements (navigation et usages agricoles).
Ainsi, deux ans après la loi de 1919 qui pose le cadre juridique de l’hydroélectricité, le législateur vote en mai 1921 la loi Rhône instaurant « le programme des travaux d’aménagement du Rhône, de la frontière suisse à la mer, au triple point de vue des forces motrices, de la navigation et des irrigations et autres usages agricoles ». Les élus locaux (notamment Édouard Herriot et Léon Perrier) sont particulièrement moteurs dans cette vision unifiée de l’aménagement et de la gestion du fleuve le plus puissant de France.
La Compagnie nationale du Rhône
En 1934, c’est donc une concession singulière et unique, dotée de plusieurs missions solidaires, que la toute nouvelle Compagnie nationale du Rhône (CNR), société anonyme d’intérêt général, se voit attribuer, couvrant près de 30 000 ha de domaine public fluvial, de la frontière suisse à la Méditerranée. Concession d’État certes, mais les collectivités locales sont toutefois largement impliquées en tant qu’actionnaires à hauteur de 50 % au capital de CNR, aux côtés d’industriels privés consommateurs d’électricité (ex. : la Compagnie des chemins de fer Paris-Lyon-Méditerranée) pour les 50 % restants. Symboliquement, les trois premiers aménagements en service de la concession du Rhône sont les suivants : le nouveau port fluvial de Lyon en 1938 ; les infrastructures d’irrigation de la plaine de la Crau (Bouches-du-Rhône) ; l’usine hydroélectrique de Génissiat, plus grand barrage européen, totalisant à lui seul environ 25 % de toute la production électrique française à sa mise en service en 1948.

Des réalisations considérables
En 1948, avec la nationalisation du secteur électrique, l’État (EDF) entre à 50 % au capital de CNR, reprenant les parts des acteurs privés. CNR poursuit toutefois sa mission, construisant aménagement après aménagement, gérant le domaine public, la voie navigable, les différentes zones portuaires, le lien au monde agricole, et confiant l’exploitation des usines électriques à EDF, une fois celles-ci construites. En 1986, l’essentiel du programme d’aménagement a été réalisé : 19 grandes usines hydroélectriques totalisant 3 000 MW de puissance et environ 15 TWh de production annuelle moyenne (environ 25 % de l’hydroélectricité nationale), 900 ha de zones industrielles et portuaires (dont plus de 180 ha sur le port de Lyon), 14 écluses grand gabarit, des centaines de prises d’eau reliant au Rhône les systèmes d’irrigation d’environ 128 000 ha de terres agricoles.
“Le Rhône est un des fleuves les plus aménagés au monde.”
Le Rhône est alors un des fleuves les plus aménagés au monde. Pour presque chaque binôme usine-écluse et afin d’optimiser la voie navigable et le dimensionnement des travaux, le fleuve a été dédoublé avec la construction d’un canal parallèle au Rhône historique sur 10 à 40 kilomètres à chaque fois. Ces constructions au fil de l’eau laissent passer l’eau des crues là où elle est toujours passée, mobilisant en particulier les zones d’expansion naturelles historiques.
Après le lancement d’un projet de canal Rhin-Rhône à grand gabarit auquel l’État a finalement renoncé en 1997, CNR s’est transformée au début des années 2000 avec l’ouverture du marché électrique impulsée par l’Europe. Le capital de l’entreprise évolue : CNR est désormais détenue à 49,9 % par Engie et à 50,1 % par des acteurs publics : la Caisse des dépôts (pour 33 % environ) et 180 collectivités, actionnaires historiques (pour environ 17 %). CNR récupère la pleine exploitation de l’ensemble des ouvrages électriques du Rhône et créée sa propre salle de marché pour valoriser sa production électrique sur le marché de gros, en la proposant de manière indifférenciée à tous les acteurs (fournisseurs, grands consommateurs, etc.).

Un pilotage à la pointe de la technologie
Dans le même temps, grâce au déploiement d’un réseau complet de fourreaux de fibre optique tout au long du fleuve, le Rhône se dote d’un centre de téléconduite du Rhône (CTR) à Lyon pour l’ensemble des usines du fleuve. Ce pilotage unifié permet en particulier de réaliser des « marnages énergétiques » cohérents sur l’ensemble du fleuve au bénéfice du réseau électrique. En faisant varier la hauteur du plan d’eau de seulement quelques dizaines de centimètres une à deux fois par jour (respect notamment des tirants d’air et tirants d’eau pour la navigation) sur l’ensemble du linéaire du fleuve, la production hydroélectrique gagne en flexibilité infra-journalière en comparaison avec une gestion au fil de l’eau basique : variation de puissance allant jusqu’à 1 000 MW d’amplitude, une ou deux fois par jour, synchronisée avec les besoins du réseau électrique.
« En faisant varier la hauteur du plan d’eau de seulement quelques dizaines de centimètres une à deux fois par jour, la production hydroélectrique gagne en flexibilité infra-journalière. »
Cette optimisation de la production électrique nécessite des capacités de gestion intégrée de l’ensemble des usines du Rhône, une modélisation numérique de l’ensemble de la chaîne d’ouvrages, ainsi que de bonnes prévisions météorologiques et hydrologiques, prenant aussi en compte le comportement de certains acteurs en amont du fleuve (EDF sur l’Ain et l’Isère et les services industriels de Genève pilotes du Rhône genevois). Entre 2009 et 2011, en s’appuyant sur le même réseau de fibres, un centre de gestion de la navigation (CGN) est mis en service à Châteauneuf-du-Rhône, pour le pilotage à distance de l’ensemble des écluses grand gabarit.
Lire aussi : Les taux de retour énergétique du mix électrique à forte proportion d’éolien et de solaire
Ce CGN est resté pendant de nombreuses années une première mondiale, qui a fait référence. Il permet d’opérer aujourd’hui environ 100 000 passages d’écluses par an et assure également le monitoring en temps réel de la voie navigable, à la manière d’une tour de contrôle aérien (déploiement de suivi GPS des navires).
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La poursuite des modernisations
Après avoir rempli les objectifs du programme de la loi de 1921, le rôle d’aménageur de CNR s’est transformé en 2003 (avenant n° 8 au contrat de concession), et plus récemment avec la nouvelle loi Rhône de février 2022. Sur le volet énergétique, les développements se poursuivent avec : la construction d’une dizaine de petites centrales hydroélectriques (production annuelle d’environ 40 GWh chacune) au droit des barrages de dérivation du fleuve pour turbiner le débit réservé ; l’optimisation de certains aménagements historiques ; l’expérimentation de parcs photovoltaïques linéaires le long des digues ; l’étude d’hybridation entre batteries et groupes hydrauliques ; l’expérimentation de l’énergie osmotique à l’aval du Rhône ; etc.
Sur le volet navigation, CNR modernise ses infrastructures portuaires fluviales (multimodalité, embranchements fer) et travaille sur une meilleure connectivité de la voie fluviale Rhône-Saône avec les infrastructures du Grand Port maritime de Marseille. L’objectif de dynamisation du trafic fluvial par report du trafic routier sur le fleuve est crucial. Les axes routiers sont saturés, alors que le fleuve est dimensionné pour accueillir quatre fois son trafic actuel (environ 4 à 5 millions de tonnes an, 70 000 à 100 000 conteneurs, avec 170 entreprises directement installées sur les ports fluviaux du Rhône). Un pousseur convoyant deux barges de conteneurs peut représenter l’équivalent de 150 à 200 camions en moins sur la route. Enfin, une tonne transportée sur le fleuve émet quatre fois moins de CO₂ qu’une tonne transportée par la route.
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Une diversification des missions
Parallèlement au fret, d’autres usages de la voie navigable se développent également, avec de nouvelles infrastructures spécifiques (quais et bornes électriques haute puissance notamment) : la croisière fluviale, absente il y a vingt ans sur le Rhône, représente maintenant trente navires en activité de Chalon à Arles, d’avril à novembre. Lyon est devenue la deuxième destination européenne de tourisme fluvial juste après Budapest. L’enjeu est d’environ 90 millions d’euros annuels injectés dans l’économie de l’agglomération.
Sur le volet agricole, les droits d’eau sont honorés chaque année. Tout en traitant la question des nouveaux besoins en irrigation, CNR accompagne également le secteur agricole dans un usage de l’eau repensé pour une meilleure résilience face au changement climatique : partenariat avec la ferme expérimentale d’Étoile-sur-Rhône (chambre d’agriculture de la Drôme), meilleure intégration énergie et monde agricole (lien énergie – irrigation, parcs photovoltaïques flottants sur retenues collinaires, agrivoltaïsme), etc. Au-delà de ses trois missions historiques, le schéma directeur qui accompagne la concession Rhône intègre désormais les sujets environnementaux et aussi l’ancrage local. Des passes à poissons sont construites pour résorber progressivement tous les obstacles à la bonne circulation des espèces piscicoles migratrices.
« Lyon est devenue la deuxième destination européenne de tourisme fluvial juste après Budapest. »
Les débits réservés sur le Vieux Rhône ont été augmentés et un grand programme de remise en fonctionnalité d’anciennes zones humides (marges alluviales et lônes) est en cours : les « épis Girardon » qui étaient venus rétrécir le lit du fleuve sont progressivement démantelés, redonnant vie à de nombreux écosystèmes humides. La population riveraine retrouve par ailleurs un lien au fleuve : construction de plusieurs centaines de kilomètres de piste cyclable (Via Rhôna), stades d’eau vive, bassins de joute, infrastructures touristiques, nouvelles circulations entre villes et berges. CNR est de loin le premier financeur privé du plan Rhône depuis sa mise en place en 2004.
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Une réussite spectaculaire
Exemple unique au monde d’une gestion pleinement unifiée d’un fleuve, le modèle de la concession Rhône, pensé il y a plus d’un siècle et récemment prolongé jusque 2041 par le législateur (loi Rhône de février 2022), reste d’une grande modernité et répond aux enjeux de notre temps, entre transition énergétique, défense écologique et développement territorial, contribution renforcée au secteur de l’hydroélectricité en France (plusieurs milliards d’euros d’investissement sur le Rhône dans les quinze prochaines années, entre maintenance et travaux neufs) et innovations. Cette dynamique du Rhône est entretenue par un modèle économique robuste et largement redistributif : la « redevance Rhône » payée par CNR représente à elle seule environ 2 milliards d’euros de recettes au budget de l’État en cumul sur la seule période 2023–2025.
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