Claude Riveline (X56) un regard incisif sur la pensée économique

Claude Riveline (X56), un regard incisif sur la pensée économique

Dossier : ExpressionsMagazine N°803 Mars 2025
Par Michel BERRY (63)

Hom­mage à la mémoire d’un esprit péné­trant et ori­gi­nal, par celui qui a pu en appré­cier du plus près les qualités !

Claude Rive­line, ingé­nieur au corps des Mines, pro­fes­seur à l’École des mines de Paris, fon­da­teur du Centre de ges­tion scien­ti­fique de l’École des mines et source d’inspiration pour l’École de Paris du mana­ge­ment, est décé­dé le 9 décembre 2024 à l’âge de 88 ans. Pro­fes­seur cha­ris­ma­tique et cher­cheur ins­pi­ré, il avait le génie des for­mules inci­sives et je vais par­cou­rir son œuvre à la lumière des idées saillantes qu’il a énoncées.


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Le coût d’un bien n’existe pas

Il a créé un cours ori­gi­nal de l’École des mines de Paris, l’évaluation des coûts, qui attaque les fon­de­ments de la comp­ta­bi­li­té et du cal­cul éco­no­mique avec une for­mule radi­cale : le coût d’un bien n’existe pas. Voi­ci l’idée. Sup­po­sons que vous pro­po­siez à un ami de l’emmener en voi­ture aux sports d’hiver. Si, à la fin du périple, vous lui dites : « Je te fac­ture la moi­tié de l’essence, de l’huile, de l’usure des pneus, une part de l’entretien, de l’assurance, de l’amortissement et des frais de par­king », il vous répon­dra sans doute : « Je croyais que tu étais mon ami ! » Sup­po­sons main­te­nant que vous alliez ensemble de nom­breux week-ends aux sports d’hiver ; s’il ne vous verse que la moi­tié du prix de l’essence, vous vous sen­ti­rez exploité.

“Le coût d’un bien n’existe pas, voyons !”

Le coût d’un bien n’existe pas, seul existe le coût d’une déci­sion. Il dépend de la nature de celle-ci : est-ce une déci­sion qui est unique ou qui se répète, par exemple ? La juste éva­lua­tion, au sens de la jus­tice, du coût d’une déci­sion est aus­si une ques­tion de point de vue, ce qui explique par exemple les batailles aux­quelles donnent lieu les prix de ces­sion des pro­duits ou des ser­vices entre enti­tés d’une grande entre­prise. Le cours d’évaluation des coûts est une décons­truc­tion et une recons­truc­tion rigou­reuse d’une notion faus­se­ment simple. 

L’examen final pro­po­sé aux élèves posait des pro­blèmes com­pli­qués et leur copie était notée sur 100 au point près. C’est le cours le plus réédi­té et le plus télé­char­gé de l’École des mines. D’ailleurs, si vous deman­dez à un ancien élève de l’École com­ment on cal­cule le coût d’un bien, il vous dira : « Le coût d’un bien n’existe pas, voyons ! »

Les mauvaises tonnes avant les bonnes

Ayant débu­té comme pro­fes­seur d’exploitation des mines, il était intri­gué par un para­doxe : la pro­duc­tion des puits était constante, alors que les veines exploi­tées avaient des qua­li­tés très variables. L’explication de ce mys­tère tenait dans le juge­ment auquel étaient sou­mis les mineurs. Les mines étaient dans une situa­tion finan­cière dif­fi­cile et la direc­tion géné­rale sui­vait chaque jour la pro­duc­tion de chaque puits.

Quand celle-ci était infé­rieure à la veille, la direc­tion deman­dait des expli­ca­tions. Si elle était supé­rieure, elle ris­quait de deve­nir la réfé­rence à suivre… Tout allait bien quand rien ne chan­geait et les mineurs fai­saient en sorte que rien ne change. Pour cela, ils com­men­çaient chaque jour par exploi­ter les mau­vais filons puis, en fonc­tion de l’avancement de l’extraction, ils exploi­taient les bons filons pour arri­ver à l’objectif. Ce que Claude Rive­line a résu­mé en une célèbre for­mule : les agents opti­misent les cri­tères selon les­quels ils se sentent jugés.

Elle est éclai­rante bien au-delà de l’entreprise. Les hôpi­taux sont tor­tu­rés par les cri­tères de ges­tion que l’on y uti­lise, la recherche est mena­cée de sclé­rose par le décompte des publi­ca­tions, l’enseignement est tour­ne­bou­lé par le clas­se­ment de Shan­ghai. Un célèbre article, « Les lunettes du Prince », montre que les gou­ver­ne­ments sont eux-mêmes vic­times de ce phé­no­mène quand le peuple se sai­sit de cri­tères simples pour les éva­luer, comme on l’a vu récem­ment avec l’inflation.

Claude Riveline, « Les lunettes du Prince », Annales des Mines, décembre 1997.
Claude Rive­line, « Les lunettes du Prince », Annales des Mines, décembre 1997.

Les quatre dimensions

Très bien, dira-t-on, mais il suf­fit de chan­ger les cri­tères d’évaluation. Or ce qui peut paraître simple sou­lève sou­vent de fortes résis­tances. Claude Rive­line les a résu­mées selon quatre dimen­sions : la matière, les per­sonnes, les ins­ti­tu­tions et le sacré. Pour les mines, si on avait mesu­ré la pro­duc­tion tous les mois, les exploi­tants auraient pu mieux exploi­ter les bonnes res­sources. Mais la mesure de la pro­duc­tion quo­ti­dienne était simple et auto­ma­tique, et il était dif­fi­cile d’y renon­cer ; la matière résis­tait. La pro­duc­tion de la veille était un sujet de dis­cus­sion de tous les jours entre les mineurs, c’était une habi­tude ancrée dans leur pra­tique ; les per­sonnes résistaient.

C’était un chiffre récla­mé par les nom­breuses tutelles des mines ; les ins­ti­tu­tions résis­taient. Chaque chef d’exploitation y atta­chait depuis ses débuts dans le métier une impor­tance pri­vi­lé­giée ; c’était une norme cultu­relle qui résis­tait. Il appe­lait ces quatre dimen­sions son cou­teau suisse, car elles lui per­met­taient d’analyser de nom­breuses situa­tions, par exemple pour étu­dier la nais­sance des crises : les quatre dimen­sions évo­luent à leurs vitesses propres, la tech­nique évo­lue sou­vent plus vite que la culture et les ins­ti­tu­tions, de sorte qu’à par­tir d’un état de rela­tive har­mo­nie peuvent sur­ve­nir des crises.

Rites-mythes-tribus

Alors que le rai­son­ne­ment éco­no­mique pré­sup­pose que tous les acteurs sont gui­dés par une ratio­na­li­té glo­bale, la recherche du pro­fit pour l’entreprise, pour Claude Rive­line une entre­prise est une jux­ta­po­si­tion de logiques locales, dans les­quelles des agents jugés selon des cri­tères dif­fé­rents coha­bitent plus ou moins com­mo­dé­ment. Qu’est-ce qui fait que cela marche mal­gré tout ? Pour Claude Rive­line, ce qui marche cor­res­pond à des com­por­te­ments ritua­li­sés ; un rite ne fonc­tionne que s’il est obser­vé par une tri­bu qui se recon­naît dans la répé­ti­tion du rite et cette répé­ti­tion se pro­duit grâce à la force d’un mythe partagé.

Ce trip­tyque était son deuxième cou­teau suisse, mais il s’est heur­té à de fortes résis­tances : le terme de tri­bu évoque celui de mafia ou de guerres tri­bales, celui de mythe évoque le « bara­tin » et les rites évoquent le rituel, l’inertie, l’enfermement. Il peut pour­tant être éclai­rant, et voi­ci un exemple. Dans un vil­lage du Sud-Ouest où on ne trou­vait plus de ramas­seurs de fraises, une idée fai­sait consen­sus : avec toutes ces aides pour le chô­mage, la flemme se répand par­tout. La flemme ? Pour­quoi alors des mil­liers de per­sonnes en France s’inscrivent-elles pour la course Paris-Brest-Paris à vélo ? Le trip­tyque mythe-rite-tri­bu l’explique très bien.

Le vélo ou la fraise ?

Mythe : si vous faites Paris-Brest-Paris à vélo, vous serez regar­dé comme une per­sonne consi­dé­rable mais, si vous dites que vous avez trou­vé un emploi pour ramas­ser des fraises, on vous dira : « Tu n’as rien trou­vé d’autre ? » Rite : pour réus­sir une épreuve aus­si exi­geante, il faut s’entraîner régu­liè­re­ment et pour cela s’inscrire dans un club qui pro­pose des sor­ties régu­lières, ritua­li­sées. Tri­bu : on sort en pelo­ton, en tri­bu. Cha­cun s’y sent quelqu’un : untel est un bla­gueur invé­té­ré, un autre a tou­jours le maté­riel der­nier cri, tel autre est le roi des des­centes, etc. On fait ain­si par­tie de la glo­rieuse famille des héros de la petite reine, mythe magni­fié chaque année par un rite au reten­tis­se­ment mon­dial, le Tour de France. 

Les ramas­seurs de fraises n’ont rien pour eux. Pas de belle his­toire à racon­ter. Pas de tri­bu : le ramas­sage des fraises est loin du modèle fami­lial d’antan. Il existe bien d’autres manières de vivo­ter que de ramas­ser les fraises, métier par ailleurs fort mal payé. C’est un point que le rai­son­ne­ment éco­no­mique ne per­met pas de com­prendre mais, si vous dites à des DRH de se deman­der si leur per­son­nel se sent plu­tôt proche de la masse informe des ramas­seurs de fraises ou de la glo­rieuse famille des héros de la petite reine, cela peut les faire réflé­chir utilement.

Nomades et sédentaires

L’entreprise est alors un monde tri­bal divi­sé en sous-tri­bus qui ont cha­cune ses rites et ses mythes : les com­mer­çants, les fabri­cants, les finan­ciers, les cher­cheurs, etc. Claude Rive­line s’est beau­coup inté­res­sé à l’opposition tra­di­tion­nelle entre les com­mer­çants et les fabri­cants. Les pre­miers cherchent à séduire les clients en leur offrant des pro­duits sur mesure dans des délais courts, pen­dant que les seconds cherchent la sta­bi­li­té qui leur per­met de mini­mi­ser les coûts sur les­quels ils sont jugés. On retrouve entre eux l’opposition entre les nomades et les séden­taires, qui remonte aux ori­gines de l’humanité, oppo­si­tion qu’il reprend dans son ouvrage Petit trai­té pour expli­quer le judaïsme aux non-juifs, dans lequel on aper­çoit les liens qu’il fait entre sa pra­tique pro­fes­sion­nelle et sa pra­tique confessionnelle.

Claude Riveline, Petit traité pour expliquer le judaïsme aux non-juifs
Claude Rive­line, Petit trai­té pour expli­quer le judaïsme aux non-juifs

La bonne urgence expliquée

L’urgence marque la vie des orga­ni­sa­tions. Est-elle néfaste ? Oui quand on doit résoudre des pro­blèmes rele­vant d’une com­plexi­té d’abondance, c’est-à-dire dans les cas où il y a de nom­breuses solu­tions pos­sibles et qu’il faut prendre le temps de trou­ver la meilleure. Elle ne l’est pas for­cé­ment quand on doit résoudre des pro­blèmes rele­vant d’une com­plexi­té de sens, dans les­quels il n’y a pas for­cé­ment beau­coup de solu­tions (nomi­na­tion d’un diri­geant par exemple), mais où les points de vue sont divers, anta­go­nistes et puis­sants. Dans ce cas, le pro­ces­sus de dis­cus­sion peut être inter­mi­nable et l’urgence aide à prendre des déci­sions, et même à limi­ter les bles­sures engen­drées par ces choix (« J’aurais vou­lu vous en par­ler, mais je n’ai mal­heu­reu­se­ment pas réus­si à vous joindre »).

Dans cer­tains cas, l’urgence peut être consi­dé­rée comme bonne en pré­ci­pi­tant des choix. On observe d’ailleurs une union sacrée face aux catas­trophes. Pour les diri­geants n’aimant pas débattre de leurs choix, l’urgence devient même une drogue. On peut s’installer ain­si dans des situa­tions dans les­quelles, tout le monde vivant dans l’urgence, on n’a plus de temps de dis­cu­ter. Un diri­geant nous disait ain­si un jour : « Au point où nous en sommes, les choses urgentes passent avant les choses impor­tantes. » Les choses impor­tantes se rap­pellent tou­te­fois aux diri­geants quand le délais­se­ment dont elles ont été l’objet crée des crises. Fina­le­ment, pour trai­ter les ques­tions impor­tantes, il peut être bon de créer des urgences for­çant à les prendre en compte. Cela peut consis­ter par exemple à créer une échéance solen­nelle (rite) face à laquelle on ne peut pas se défi­ler pour pré­pa­rer un plan à cinq ans et en débattre.

L’art du ticket de métro

Claude Rive­line n’a jamais diri­gé ni sou­te­nu de thèse, car il trou­vait l’exercice trop conve­nu. Il a en revanche diri­gé d’in­nombrables mémoires, pour les­quels il était un maître redou­té et recher­ché. Redou­té car ses élèves devaient orga­ni­ser leur mémoire autour d’une thèse forte qu’il fal­lait pou­voir « résu­mer sur un ticket de métro ». La bataille était par­fois rude et cer­tains se cabraient. Mais il était recher­ché, car les mémoires qu’il diri­geait étaient sou­vent remar­qués. Les élèves appre­naient de lui dans ce dia­logue exi­geant, car il s’efforçait de les pous­ser vers leur meilleur. C’est pour­quoi beau­coup gardent toute leur vie le sou­ve­nir de cette expérience.

Le goût de la maïeutique

Claude Rive­line ado­rait dia­lo­guer et pra­ti­quer la maïeu­tique, art consis­tant par l’interpel­lation et par l’humour à faire accou­cher les esprits. Inter­lo­cu­teur infa­ti­gable et plein d’écoute, il a aidé de nom­breux élèves, et bien d’autres per­sonnes, à trou­ver leur voie. Par­ti­ci­pant assi­du aux séances de l’École de Paris du mana­ge­ment pen­dant près de trente ans, ses inter­ven­tions étaient très atten­dues, car les habi­tués savaient qu’elles allaient don­ner un tour nou­veau aux échanges et sou­vent pous­ser les inter­ve­nants invi­tés à livrer des clés cachées de leur action. Le Jour­nal de l’École de Paris du mana­ge­ment lui a confié la rédac­tion d’une page Idées. Les 150 réflexions qu’il a ain­si pro­po­sées, telle « L’Éloge de la main gauche au pia­no », ont fait de lui l’auteur le plus lu de ce jour­nal. Ses ana­lyses et réflexions si inci­sives vont nous faire défaut.

Claude Riveline, « Éloge de la main gauche au piano », Le Journal de l’École de Paris n° 49, septembre-octobre 2004.
Claude Rive­line, « Éloge de la main gauche au pia­no », Le Jour­nal de l’École de Paris n° 49, sep­tembre-octobre 2004.

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