Giuseppe Verdi : Don Carlo

Magnifique document que ce Don Carlo filmé en direct à Salzbourg en 1986, où Karajan dirige cet opéra toutes les décennies depuis les années 50.
Comme on le sait, pour simplifier, les opéras de Verdi se classent en trois catégories. Tout d’abord les opéras extrêmement connus, à juste titre, ceux qu’on appelle la trilogie populaire (La Traviata, Rigoletto, Le Trouvère) auxquels on ajoute généralement Aida. Ces quatre opéras sont parmi les opéras les plus représentés au monde (avec Carmen, La Flûte enchantée, Tosca, La Bohème…). La seconde catégorie sont les opéras méconnus antérieurs, période qu’il appelait ses années de galère. Puis les opéras de la maturité, postérieurs à la trilogie populaire (1851−1853), tous remarquables et tous insuffisamment connus. Dont Simon Boccanegra, La Force du destin, Un Bal masqué, tous des chefs‑d’œuvre, mais bien moins connus que les quatre premiers cités. Don Carlos fait partie de cette catégorie.
Don Carlos est créé en français en 1866, cinq ans avant la version italienne, Verdi supprimant dans la version italienne le premier acte qui se passe en France. Don Carlos devient Don Carlo, que Karajan dirige ce soir-là. C’est donc la version en 4 actes, meilleure dramatiquement, qui nous jette dès le début au cœur de l’intrigue, mais qui nous prive du coup de foudre entre l’infant et la princesse de France et du coup de tonnerre dans la forêt de Fontainebleau (la paix du Cateau-Cambrésis, 1559, fait que le roi Philippe II d’Espagne épousera finalement lui-même la fille d’Henri II et de Catherine de Médicis, et donc la sœur des trois derniers rois valois de France, promise pourtant à l’infant Carlos).
Le livret est inspiré de Schiller, comme pour les opéras des années de galère Jeanne d’Arc, I masnadieri et Luisa Miller. Le drame de Schiller reprend des faits réels de la cour de Philippe II d’Espagne. C’est une vraie pièce de l’âge des lumières (1787), où par exemple le personnage du marquis de Posa, comme le Figaro quasi contemporain de Beaumarchais, est représentatif du courant humaniste présent chez beaucoup d’intellectuels de l’époque. Le marquis de Posa, ami de l’infant Carlos, prend clairement des risques vis-à-vis de l’aristocratie et du clergé (ici, le Grand Inquisiteur d’Espagne demande sa tête).
Sous la direction de Karajan, l’Orchestre philharmonique de Berlin est la première star de cette production. Ils sont magnifiques dans les quatre préludes, les cuivres par exemple pour l’ouverture et le prélude du dernier acte, les cordes pour le prélude du troisième acte.
Et quelle présence de tous ces artistes ! ils crèvent l’écran, par le timbre, la projection. Le ténor José Carreras à la voix de soleil illumine le rôle de l’infant maudit et malade. Mais, dans cette Espagne si terrible du XVIe siècle, où se joue un drame politico-religieux, c’est Ferruccio Furlanetto (le roi Philippe II) qui apparaît comme le plus impressionnant, aussi bien sur le plan vocal que sur le plan dramatique. Il incarne un souverain sinistre et tyrannique dans son grand air pour basse du début de l’acte III : Ella giammai m’amo… Sans parler de son affrontement assez terrifiant avec le Grand Inquisiteur (Matti Salminen, grande basse wagnérienne et verdienne, lui aussi remarquable).
Les autres grands rôles sont formidables également, Piero ‑Cappuccilli, grand baryton verdien très présent à l’opéra de Paris à l’époque, la mezzo grecque Agnes Baltsa, tous excellents. Un mot spécial pour la soprano Fiamma Izzo, une des dernières découvertes de Karajan à la fin de sa vie, et superbe dans ce film, mais qui décida de quitter la vie musicale vers ses trente ans pour se consacrer au cinéma.
La production, réalisée avec le soutien de notre regretté ami Michel Glotz, et l’enregistrement filmé qui nous est ‑parvenu sont saisissants dès le début (au tombeau de Charles Quint, empereur visiblement pourtant encore vivant). L’image en 4⁄3 fait naturellement son âge, mais quelle musique ! Cette prise en direct est bien plus vivante que beaucoup d’opéras filmés avec Karajan à l’époque, qui étaient souvent en play-back et donc très statiques malgré leur beauté (conseillons toutefois malgré cela Madame Butterfly, Otello…).
José Carreras, Piero Cappuccilli, Fiamma Izzo, Ferruccio Furlanetto
Orchestre Philharmonique de Berlin, direction Herbert von Karajan