Commerce électronique. Mirage ou miracle économique ?
Bulle ou pas, le commerce virtuel fait déjà des dégâts réels
Bulle ou pas, le commerce virtuel fait déjà des dégâts réels
Le coup de semonce a eu lieu à Noël 1998 quand 8 % des achats par carte Visa sont passés sur l’Internet. On s’attend à beaucoup plus pour 1999, ce qui a motivé une décote générale des actions du secteur de la distribution par Merill Lynch dès le mois d’août. Au même moment, le président de Toys-R-Us, le « category killer » du jouet, était limogé pour n’avoir pas encore mis en place de riposte convaincante à la concurrence Internet. Dans un autre domaine, l’Encyclopaedia Britannica, ce monument du savoir, vient de se mettre en ligne gratuitement pour tenter de sauver son lectorat.
Quand on veut citer des réussites, le premier nom qui vient à l’esprit à propos de commerce électronique est Amazon.com. Librairie en ligne fondée en juillet 1995 par un entrepreneur de 33 ans, Jeff Bezos, Amazon tablait pour 1999 sur un chiffre d’affaires de 1,4 milliard de dollars et capitalisait en novembre plus de 25 milliards de dollars, presque autant que le groupe LVMH.
Il est vrai qu’Amazon.com, depuis le début, accumule les pertes, de plus en plus lourdes. Mais il faut voir ces pertes comme des investissements, qui lui ont permis d’imposer son modèle, d’élargir son offre et d’internationaliser sa présence, avec une avance difficilement rattrapable. Car Amazon.com est la mère de toutes les boutiques Internet, la marque virtuelle la plus connue au monde, le magasin le plus fréquenté, la référence. Amazon a fait la preuve qu’il est possible de commercer par Internet et même de prendre des parts de marché considérables aux entreprises ayant pignon sur rue.
Plus qu’un nouveau canal de vente, c’est une nouvelle manière d’acheter et de consommer
Amazon.com a vingt fois plus de choix qu’une librairie classique (2,5 millions de titres contre 100 000) à des prix compétitifs. À un clic de chez soi, 24 heures sur 24, ses pages d’écran permettent de parcourir les rayons, de voir les produits en photo avec les commentaires de la critique et des lecteurs, d’en « feuilleter » le résumé et de passer commande. Dès la seconde visite, Amazon.com vous accueille personnellement et vous indique des titres susceptibles de vous plaire, en croisant vos antécédents d’achat avec ceux des acheteurs de best sellers.
Ce modèle, Amazon.com l’a décliné au disque, en détrônant rapidement son devancier CDNow, aux jeux et aux cadeaux, à l’électronique et aux logiciels, au bricolage et enfin, avec le lancement récent de zShops, à « tout ce qui se vend ». Amazon vend même des bijoux et des fruits de mer.
Autour des boutiques et des galeries commerciales virtuelles, le commerce électronique met en jeu de nouveaux types d’acteurs : les services de ventes aux enchères (eBay, un des rares cybercommerçants qui soit déjà bénéficiaire, QXL, Aucland), les communautés virtuelles (Geocities, Tripod, Super-secretaire), les agents intelligents (comparateurs de prix comme MySimon, RUSure), sans parler des moteurs de recherche et des fournisseurs d’accès qui sont aussi de formidables espaces publicitaires. Ces catégories sont loin d’être fermées ; les sites d’enchères, par exemple, comptent déjà tellement de clients qu’ils se sont mis à vendre des produits neufs.
Il est frappant de constater que presque toutes les réussites du commerce électronique ont démarré d’emblée sur le Net ou venaient de la vente directe et de la vente par correspondance. Ceci montre que le commerce électronique n’est pas un prolongement naturel de la distribution classique. Les savoir-faire sont très différents, et les distributeurs en place ont souvent trop à perdre pour jouer à fond la carte du commerce électronique.
L’avenir de notre commerce électronique se joue sur le marché américain
L’Internet est né aux États-Unis, comme la plupart des technologies qui l’entourent. La plupart des vedettes actuelles du commerce en ligne se sont lancées dès 1995. Le coût de la connexion étant indépendant de la durée, Internet augmente très rapidement son audience chez les particuliers – comme dans le monde de l’entreprise. De San Francisco à Boston, on n’entend que cela, on ne voit que cela : les « dot.com ». Résultat : 90 % du temps de connexion au Web mondial se passe aux États-Unis, tous les autres pays se partageant les 10 % restants.
L’Europe essaie de rattraper son retard, mais les conditions y sont beaucoup moins favorables. L’Internet devient peut-être gratuit, mais pas le téléphone. Et la connexion permanente est inabordable pour les particuliers. Il y a matière à relancer le débat sur la tarification de la boucle locale. Son coût est fixe, pourquoi pas sa facturation ? Pour faire subventionner l’abonnement des plus défavorisés par les gros usagers ? Ne nous y trompons pas : cette politique aura l’effet inverse, en privilégiant l’usage de ce nouveau média par les gens capables de payer les heures de connexion.
La Grande-Bretagne, dans le sillage des États-Unis, connaît une explosion de l’offre et de la demande. La Scandinavie, les Pays-Bas et l’Irlande suivent, bénéficiant de l’absence de barrière linguistique vis-à-vis des sites anglophones. Le monde germanophone accuse un retard, comme la Belgique et le Luxembourg, avec des coûts d’accès prohibitifs et un environnement fiscal et juridique peu favorable aux créateurs d’entreprise.
Cependant l’Allemagne est en tête dans le courtage et la banque en ligne, et ses perspectives de développement sont bonnes. L’Italie et l’Espagne sont à la traîne. Mais l’énorme succès de l’introduction en bourse du portail espagnol Terra en novembre – qui en fait l’entreprise Internet la plus chère d’Europe à 61 milliards de francs – montre que tout peut changer très vite.
La France, avec ses 7 millions de Minitels (sans compter les PC avec émulation Minitel : peut-être 2 millions) qu’utilisent régulièrement 14 millions de Français, s’est montrée relativement résistante à l’Internet. Mais elle pourrait basculer très vite, comme pour le téléphone portable.
- Mi-1999, le nombre d’internautes était estimé à 5 millions (25 % des foyers). Certes, seuls 9 % d’entre eux avaient déjà fait un achat en ligne – contre 15 % en Angleterre et 20 % en Allemagne – mais cela s’explique par la faiblesse de l’offre francophone (seulement 900 sites marchands à ce jour, contre 25 000 services Minitel).
- Pour 2001, imaginons, l’explosion et la médiatisation de l’offre aidant, que 60 % des foyers soient connectés, que 30 % d’entre eux achètent sur le Net, et qu’ils y dépensent 5 % de leur budget de consommation. C’est 1 % des ventes de détail qui échapperait aux commerçants actuels.
Un leader du commerce électronique peut s’internationaliser à toute vitesse, et c’est pourquoi l’avance des Américains est inquiétante. Par exemple, il est déjà trop tard pour se lancer dans la vente virtuelle de livres en Europe, même si le prix unique limite encore les dégâts. Même une entreprise aussi puissante que Bertelsmann a du mal à concurrencer Amazon à l’échelle mondiale. Avec ses partenaires, elle a déjà investi plus de trois milliards de francs dans l’Internet. Et pourtant à mi-1999, elle estimait que son rival avait encore deux années d’avance.
Le développement du marché ne suivra pas nécessairement la même séquence en Europe qu’aux États-Unis, mais la meilleure stratégie pour un Européen est souvent de saisir la vague à l’origine sur le marché américain.
Le voyagiste allemand Tiss, par exemple, y a très bien réussi. Havas Interactive, en prenant le contrôle de l’Américain Cendant, a fait une démarche analogue.
Le commerce électronique touchera tous les secteurs de l’économie
On se demande souvent quels sont les produits qui se prêtent au commerce électronique.
Au début, les ordinateurs, les logiciels, les CD, les livres et les voyages ont accaparé le marché. Ces secteurs représentent encore près de 80 % de l’ensemble des ventes au grand public via Internet.
Mais le commerce électronique ne s’y cantonnera pas. Dès le deuxième semestre de l’année 1998, on a vu décoller, aux États-Unis, vêtements, articles de mode, cadeaux et automobiles. Au premier semestre 1999, c’était le tour des billets de spectacle, du jouet, des produits de beauté et cosmétiques, mais aussi des articles de jardinage. D’ailleurs, le profil de l’internaute, en se démocratisant, se rapproche de plus en plus de celui du consommateur ordinaire.
Les services aussi sont touchés, notamment dans le domaine financier. À se demander ce qu’on va faire de toutes ces agences bancaires… Dans le monde de la santé, le projet Healtheon-WebMD consiste à mettre sur le Net l’assurance-maladie, les ordonnances, l’imagerie et les dossiers.
L’évolution la plus radicale et la plus rapide concernera les produits numérisables tels les logiciels, les documents de voyage – billets d’avion et réservations d’hôtel – ou, à l’avenir, les journaux, la musique et les livres sans support papier. Si vous tenez vraiment à la musique et aux livres, c’est le moment de vous lancer dans la distribution électronique, de musique virtuelle ou les livres électroniques.
Moins bruyante, la transformation du commerce entre entreprises sera aussi plus profonde
La clientèle d’entreprises, plus informatisée et plus internationale que celle des particuliers, bascule aussi plus vite et draine déjà des chiffres d’affaires impressionnants : Intel (10 milliards de dollars par an de CA sur Internet !), Cisco (8 milliards), Dell (7 milliards), IBM (4 milliards), les éditeurs de progiciels de Supply Chain Management (Arriba, Commerce One, MySAP), les fournisseurs d’accès rapide (@home), les fournisseurs d’hébergement (Frontier Global Center), les prestataires logistiques (UPS)…
Certes le commerce électronique entre entreprises n’est souvent qu’un substitut technique à l’échange de données informatisées (EDI) et au fax, un moyen d’optimiser encore le coût des processus d’approvisionnement. Mais il menace déjà l’existence de certains intermédiaires, au moins sous leur forme actuelle, comme les distributeurs informatiques, et suscite la création d’intermédiaires d’un nouveau genre.
Certains ont une spécialité horizontale (Adauction : vente aux enchères d’espace publicitaire). La plupart s’organisent par secteurs verticaux : Cheop (chimie), e‑steel (acier), PaperExchange (papier), PlasticsNet, SciQuest (équipement de laboratoire), WAD (aéronautique), YOUtilities (énergie), National Transportation Exchange (transport), Verticalnet (40 secteurs), etc.
On entrevoit là une remise en cause de la structure de filières industrielles entières, de leur degré de concentration et d’intégration verticale.
Il est grand temps de définir sa stratégie, du concept à la technologie en passant par les alliances et le financement. Car les enjeux s’envolent. Comme on dit dans la Silicon Valley : The fools are dancing, but the bigger fools are watching. Traduction libre : c’est un jeu de fous, mais les plus fous sont ceux qui ne jouent pas.
On trouvera plus de détails dans le livre de P. Gerbert, P. Kaas et D. Schneider, Les nouveaux marchands du Net, les clés du commerce électronique, Éditions First (disponible en librairie à partir du 26 janvier).