Pour de nouvelles solidarités face aux tempêtes économiques
Solidarité ou sauve-qui-peut ?
Les marins affrontent depuis longtemps des mers hostiles. Il leur faut de bons bateaux et un équipage au pied marin. Mais on sait aussi de quels efforts ils sont capables pour sauver les hommes à la mer et de quelle attention ils font preuve pour réconforter les familles des victimes. Esprit de conquête et esprit de solidarité sont indissociables dans les traditions de la marine.
Les entreprises sont elles aussi affrontées à des tempêtes et se sont organisées pour devenir plus « manœuvrantes » : structures projets, passage de l’organisation hiérarchique à l’organisation en réseaux, développement de la sous-traitance, délocalisation, etc.
Cela renforce les forts et élimine les faibles, et même les malchanceux : si les marins savent que même un Tabarly peut tomber à la mer, dans la vie des affaires on a tendance à penser que si une entreprise ou une personne tombent, c’est de leur faute et que les lois de l’économie commandent d’être impitoyable avec ceux qui ne peuvent suivre.
La vie des affaires se durcit donc, mais sans qu’on y trouve la solidarité des gens de mer, alors même que l’entreprise est au centre de la vie sociale.
Si le livre de Viviane Forrester, L’horreur économique, a eu un tel succès, c’est que beaucoup se sentent seuls dans la tempête et vivent dans une atmosphère de sauve-qui-peut.
On parle pourtant de solidarité depuis longtemps en France, mais selon l’idée que c’est à l’État de remédier aux effets funestes de l’économie. Celui-ci a ainsi mis en place des aides diverses pour venir en aide aux victimes de cette « guerre économique » : Assedic, ANPE, RMI, etc. Mais les organismes chargés de gérer ces fonds ploient sous le nombre de dossiers, et les « bénéficiaires » font la queue devant des guichets et ont un contact anonyme avec des employés dépassés. Et cela les renvoie à leur solitude.
Puisque aucune entreprise ni aucune personne ne sont à l’abri du naufrage, le temps n’est-il pas venu d’organiser des solidarités appropriées à ce contexte tumultueux ? C’est ce que je propose d’explorer dans cet article.
De l’abondance à l’exclusion
Revenons brièvement sur l’évolution de la vie des affaires. Pour vendre, les entreprises courtisent le consommateur en créant sans cesse de nouveaux produits, et même de nouveaux besoins. Le consommateur, mis à la place du roi, en devient tyrannique et tire parti d’une concurrence toujours plus féroce. C’est aussi la montée en puissance des actionnaires et des marchés financiers qui bouleverse le champ de jugement auquel sont soumis les dirigeants.
Face à cet environnement mouvant, les entreprises, qui cherchent de la souplesse, recrutent moins et privilégient les CDD et l’intérim. Elles sélectionnent sévèrement leur personnel : avant de recruter en CDI elles recourent par exemple à des tests de personnalité et des entretiens déstabilisateurs. Cela se traduit par de puissants mécanismes d’exclusion : ceux qui paraissent trop vieux (défaut qui s’attrape de plus en plus jeune), mal formés, trop lents ou trop rigides sont écartés.
Les chômeurs, stigmatisés s’ils ne retrouvent pas vite un emploi, subissent une diminutio capitis, notamment à leurs propres yeux, alors qu’ils peuvent être tombés au chômage sans raisons qui tiennent à leurs qualités propres.
Le premier choc est d’ordre économique, mais les chômeurs découvrent vite les effets déstructurants de la recherche d’emploi. Celui qui pointe à l’ANPE doit prouver qu’il cherche un emploi avec sérieux et les indemnisés envoient par centaines des C.V. Les entreprises, assaillies de demandes, ne répondent que quand elles en ont les moyens. Lorsqu’une offre d’emploi est publiée, elle suscite des réponses en grand nombre et les candidats se voient noyés dans la concurrence.
Des millions de personnes vivent donc dans la répétition de démarches vaines. Elles réagissent souvent par l’hyperactivité ou sombrent dans la dépression. La compassion, l’absence de considération peuvent être dévastatrices. On comprend en tout cas que ceux qui sont dans cette situation résistent mal aux entretiens déstabilisants évoqués précédemment.
Pendant longtemps, on s’est dit que les choses s’arrangeraient quand l’économie repartirait. Les gouvernements ont multiplié les mesures en ce sens, avec des résultats décevants comme le montre l’évolution des chiffres du chômage depuis plus de dix ans. On ne peut bien sûr nier que tout ce qui améliore l’économie améliore l’emploi mais, lorsque l’essentiel des débats porte sur les mesures économiques, on en vient à penser que c’est de là seulement que viendra la solution.
Notre métaphore marine nous invite pourtant à regarder le problème autrement : s’il est opportun pour une société d’avoir des marins conquérants (ici des entreprises compétitives), cela suppose aussi une vie à terre qui donne un sens à la vie des marins et à celle des « terriens » (ici une vie sociale riche, qui n’est pas régie uniquement par l’économique).
Des initiatives originales se multiplient d’ailleurs en ce sens. Mais leur importance n’est pas reconnue parce que la pensée économique classique ne sait pas leur donner un sens. Voici quelques cas examinés par le séminaire « Vies collectives » de l’École de Paris du management. Le premier correspond à une mobilisation pour aider les membres d’une entreprise naufragée à retrouver un emploi. Le second montre une hybridation entre activités marchandes et non marchandes, alors que le troisième se déploie dans la sphère non marchande. Nous verrons ensuite quelles voies cela ouvre face à la crise actuelle.
Une solidarité face au naufrage économique
Fin 1994, le Crédit Lyonnais, dans sa débâcle, ferme Disco, entreprise de 1 000 personnes. Une délégation syndicale déterminée obtient que 50 000 F par licencié soient versés à deux associations des ex-Disco, l’une à Toulouse, l’autre à Cholet.
Celle de Cholet organise une mobilisation générale pour reclasser le personnel. Elle recrute des consultants pour visiter les PME et leur montrer l’intérêt qu’elles pourraient avoir à embaucher. La presse locale accompagne ce mouvement, des conférences sont organisées pour sensibiliser le public, une cassette vidéo est diffusée pour expliquer l’activité de l’association et montrer que les chômeurs ne sont pas inactifs, etc.
Une vie collective est organisée par l’association. Les ex-Disco peuvent parler de leurs démarches. Si on leur propose par exemple un CDD ou une mission d’intérim, ce qu’ils perçoivent d’abord comme une régression, ils se laissent convaincre de tenter l’expérience : d’autres sont dans le même cas et ils pourront revenir vers l’association à la fin du contrat. Ils ne vivent pas dans la solitude du demandeur d’emploi évoquée précédemment.
Quand les consultants visitent les entreprises, des ex-Disco les accompagnent. Ceux-ci parlent métier avec des patrons et établissent une relation qui les met autrement plus à l’aise qu’un entretien d’embauche. Le patron est alors tenté de recruter, et pourquoi pas celui avec qui il vient de discuter métier ? L’association, qui a acquis une connaissance des primes à l’embauche dans lesquelles les patrons se perdent, offre de faire les démarches nécessaires. Des patrons qui n’auraient pas imaginé recruter sont entraînés dans le mouvement.
En moins de deux ans, 80 % des personnes ont retrouvé un emploi, les autres étant en préretraite. L’association se transforme alors en « Relais pour l’emploi » qui aide le reclassement de personnes d’autres entreprises et se tient à la disposition des ex-Disco. Son président a découvert dans cette aventure un rôle autrement plus passionnant que chez Disco, où il était pourtant un professionnel reconnu et un leader syndical redouté. Des retraités et préretraités continuent à s’impliquer avec fougue dans cette action de solidarité. Ils rendent service et cela donne un nouveau sens à leur propre vie.
Cette solidarité a donc aidé les licenciés à faire face dans la dignité et a même créé des emplois nouveaux en amenant des patrons à embaucher. Elle a aussi créé des activités génératrices de liens nouveaux et de sens.
De la solidarité à l’économique
Voici un exemple qui montre comment la solidarité peut avoir des retombées économiques.
L’association Accueil et Service est fondée en 1974, époque où existent, pour les personnes âgées peu fortunées, peu d’alternatives à l’hospitalisation ou au placement dans des hospices. Pour les fondateurs, la notion de service prend une valeur positive lorsqu’on l’associe à une exigence de qualité. Il s’agit ici de répondre aux véritables désirs des personnes, et notamment de leur permettre de vieillir et de mourir dans la dignité, et dans le lieu de leur choix.
Des services variés, certains très innovants, sont créés dans ce but. Pour compléter les deux heures d’aide ménagère par jour accordées par les caisses de retraite, trois passages sont organisés pour les personnes très dépendantes. Un plateau téléphonique fonctionnant 24 heures sur 24 prend en charge des urgences, les utilisateurs étant encouragés à appeler à chaque fois qu’ils ont envie de parler, ce qui entretient un lien facilitant l’appel en cas d’urgence. Un service de dépannage intervient pour les petits problèmes (fuites d’eau, ampoules grillées). Un service mandataire, une gestion de tutelle, un service de soins à domicile viennent s’ajouter à la panoplie.
La dimension relationnelle du service est organisée avec soin. Pour ne pas mobiliser inutilement pompiers et SAMU, l’association établit une liste de voisins ayant les clefs : en cas de problème, on leur demande d’aller voir ce qui se passe. Lors d’une hospitalisation des personnes âgées, leurs animaux familiers, qui comptent tant pour elles, sont pris en charge. L’association réunit 85 salariés et 400 bénévoles, et tout est fait pour que ces derniers se sentent bien accueillis et leur travail reconnu.
Les financeurs sont multiples : des caisses de retraite qui inscrivent les services de l’association dans les prestations qu’elles proposent ; la ville de Paris ; des donateurs privés ; des associations humanitaires ; les destinataires et leurs familles. L’association se développe, crée des franchisés et même un département international.
Des actions de solidarité ainsi conçues sont des formes d’activités utiles à la vie sociale, en créant des liens et du sens pour ceux qui sont aidés et ceux qui aident. L’exemple montre aussi que de telles activités peuvent entrer progressivement dans la sphère marchande : la qualité des prestations d’Accueil et Service est devenue un argument concurrentiel pour les caisses de retraite ; la ville de Paris passe une convention avec l’association pour assurer une permanence pendant la fermeture des services de la ville. Un marché s’est ainsi créé, qui attire de nouveaux entrants, associations et même entreprises.
De même, des associations à caractère éducatif se sont créées depuis le début du XIXe siècle pour s’occuper de divers publics : les enfants, les adolescents (elles sont parfois les seules à prendre en charge les » sauvageons »), les adultes en mal de projets. Compte tenu des services qu’elles rendent, l’État et les collectivités dégagent des moyens financiers de plus en plus importants. La reconnaissance dont elles sont aujourd’hui l’objet pourrait d’ailleurs les mettre en crise grave, tant il est difficile de concilier financements sur appels d’offres, respect de dispositifs publics, inventivité et don de soi. Une façon de gérer les hybrides entre l’économie de marché, les subventions publiques et le bénévolat est donc à inventer.
Des échanges qui créent de la fierté
Le dernier exemple montre le développement d’une étonnante chaîne de solidarité, hors de la sphère économique. Il s’agit des réseaux d’échanges réciproques de savoirs.
Dans les années 70, une jeune institutrice, Claire Héber-Suffrin, fait des expériences singulières dans une banlieue dite défavorisée. Elle invite par exemple ses élèves à faire un dossier sur la vie en HLM, et ils rencontrent un ouvrier chauffagiste qui leur explique son rôle avec passion. Il vient plus tard en classe pour voir ce que les élèves ont retenu. Cela ne lui paraît pas suffisant et il improvise un cours qui passionne élèves et institutrice. Il est invité à rester l’heure suivante, où un groupe va faire un exposé sur les volcans avec l’aide d’une géographe. Or, justement, le chauffagiste était fasciné par les volcans. Il se passionne pour l’exposé et reste à discuter pendant plus d’une heure avec la géographe.
Cet exemple sera à l’origine d’une dynamique fondée sur le double désir de chacun : découvrir concrètement ce que sait faire l’autre, faire partager ce qu’il sait faire. L’idée vient de créer localement un réseau d’échanges réciproques de savoirs, puis les réseaux se multiplient à partir de cet embryon. Près de 600 réseaux impliquent aujourd’hui plus de 100 000 personnes. Ils sont situés dans les villes, les quartiers, les cantons ruraux, ou même les prisons. Ils se développent aussi en Europe, au Brésil, en Uruguay et en Afrique.
N’importe qui peut s’adresser à un réseau pour y apprendre quelque chose, à condition d’y enseigner autre chose. Tous peuvent trouver matière à enseigner : les principes des réseaux et leurs rites de fonctionnement exaltent le savoir sous toutes ses formes, y compris les plus anodines. En permettant à chacun de découvrir qu’il est capable d’apprendre et d’enseigner, on crée de la fierté individuelle et collective et se développe une chaîne qui traverse les âges et les classes.
Les réseaux répondent au besoin de reconnaissance de chacun, besoin particulièrement accusé chez les exclus mais que ressentent aussi retraités, jeunes, femmes au foyer, et même « inclus » qui ne trouvent pas dans leur travail les gratifications qu’ils attendent. C’est ce même besoin qui explique le foisonnement actuel d’activités artistiques, culturelles, sportives, et la multiplication de concours en tout genre qui magnifient les talents de chacun.
Faire des chômeurs des acteurs de la solidarité
Revenons aux chômeurs. Ils ressentent souvent la solidarité à leur endroit comme un acte de charité qui les humilie. Pourquoi ne pas leur proposer plutôt d’aider les autres ? Il existe en effet des besoins considérables auxquels l’économie marchande ne répond pas alors que de nombreux talents sont inoccupés, dilapidés même en démarches vaines. Cela sortirait les chômeurs de leur solitude et leur redonnerait un sentiment d’utilité. Ils pourraient même se créer de nouvelles relations les aidant à retrouver un emploi…
Mais, et voici l’énorme paradoxe, leur implication dans la vie associative leur est en principe interdite parce que cela les distrait de leur véritable » travail » : chercher un emploi. On paye donc des millions de personnes à tourner en rond (même s’il existe des flux de sortie du chômage, le nombre reste impressionnant) alors que des milliers d’activités susceptibles de remédier à la crise pourraient se développer grâce à eux.
C’est pourquoi j’ai suggéré d’offrir aux personnes aux Assedic la possibilité d’une mise à disposition d’activités d’utilité collective. Ce serait une transposition des emplois-jeunes au cas des chômeurs. Pendant leur mise à disposition, elles ne seraient plus obligées de chercher un travail et leurs indemnités seraient maintenues stables ; elles disparaîtraient des statistiques du chômage, ce qui serait bon pour le moral de l’opinion et des gouvernements. Pour éviter les dérives on pourrait créer des commissions suffisamment indépendantes de l’État et des pouvoirs politiques locaux, qui donneraient des agréments provisoires aux organismes candidats.
Les relations, sources de richesse
Quand j’expose cette idée à des chômeurs, cela suscite souvent l’enthousiasme de certains, surtout ceux de plus de quarante-cinq ans. Dans les entreprises, cette possibilité est de même regardée avec intérêt, certains avançant même qu’ils seraient prêts, après l’âge de quarante-cinq ans, à laisser leur place pour s’impliquer, avec un salaire moindre, dans des activités répondant mieux à leurs attentes.
Mais les élites industrielles, économiques et politiques oscillent le plus souvent entre le désintérêt et la franche opposition. C’est lié à la place qu’on accorde aujourd’hui à l’économie marchande dans la vie sociale. Elle amène en effet à considérer que ce sont les entreprises qui produisent les richesses, pendant que l’État et les activités non marchandes en consomment. Dans les périodes de crise, on dit alors que ce n’est pas le moment de subventionner des activités consommatrices de richesses.
C’est ainsi que les subventions aux associations ont été souvent diminuées, voire supprimées, sauf quand elles sont réputées créer des emplois (services dits de proximité) ou calmer des angoisses publiques (occuper les « sauvageons »). Par exemple, les Réseaux d’échanges réciproques de savoirs, qui ont besoin de s’appuyer sur quelques permanents salariés, ont failli plusieurs fois mourir du fait de remises en cause imprévues de subventions, d’un montant pourtant modique par rapport à l’importance sociale de ces réseaux.
Or, Jean-Marc Oury a esquissé une théorie qu’il appelle « Économie relativiste », qui remet en cause cette perspective. Voici sa thèse. Les théories économiques ont été fondées depuis le XVIIIe siècle sur la production et l’échange de biens, mais avec la dématérialisation des échanges et l’importance que prend l’identité des agents, cette vision n’est plus pertinente.
Il convient au contraire de considérer que le but des agents économiques est d’établir des relations à travers lesquelles ils construisent leur identité. Les échanges de biens sont des moyens d’établir et d’entretenir ces relations, mais seulement des moyens parmi d’autres : des échanges immatériels et des échanges non marchands ont aussi pour effet de créer des relations qui participent à l’identité des agents. Cela conduit à avancer que les richesses tiennent aux relations que chacun noue avec les autres et non simplement aux biens échangés.
Cela permet de comprendre en quoi on peut qualifier de prospères des sociétés moins riches matériellement que la nôtre : le revenu des Français dans la « société d’abondance » de Mai 68 correspondait par exemple à moins de la moitié de la société de crise d’aujourd’hui.
Ce paradoxe désigne des voies pour lutter contre le mal-être : établir des relations gratifiantes pour ceux qui ont mal à leur identité. Les formes de solidarités évoquées dans cet article apparaissent alors à la fois un moyen de renforcer l’esprit de conquête des entreprises et de favoriser une vie plus riche de sens pour l’ensemble de la société. C’est ce qu’avaient compris les peuples de marins.