La nécessaire réforme du secteur associatif
Les associations, acteurs majeurs de la construction démocratique
À l’aube du nouveau millénaire, la mondialisation va grand train, balayant les repères qui jusque-là organisaient notre compréhension du monde. Le développement du commerce et la croissance génèrent autant d’exclusion que de richesses. Dans tous les compartiments de la société s’accumulent désillusions et frustrations, génératrices à leur tour de replis identitaires ou de rejets des mécaniques institutionnelles qui semblaient, hier encore, remplir à peu près bien leurs fonctions. Dans ce contexte chaotique, nombreux sont ceux qui appellent de toutes leurs forces les associations à la rescousse d’une démocratie chancelante.
Quel meilleur lieu politique, quelle meilleure école de participation, de civisme et de solidarité que l’association ? avance Pierre-Patrick Kaltenbach1. Roger Sue2 voit dans l’émergence de ce secteur une ère nouvelle porteuse d’espoir : Qui peut aujourd’hui restaurer le lien social au triple sens du lien interpersonnel, du lien collectif et du lien d’appartenance à un espace national ? Qui est à même d’offrir d’authentiques services relationnels à partir des besoins réels de la personne en matière de santé, d’action sociale, d’éducation, de culture ou de loisirs ? pour une part croissante la réponse se trouve du côté de la vie associative… quand pour Pierre Calame3 à condition de n’être pas dérisoire, la place des associations est immense car ce qui conditionne la capacité à retrouver une maîtrise sur nos destins, c’est la capacité des citoyens à se relier entre eux.
Leur appel est d’autant plus sincère que ceux-là ne manquent pas de souligner que, sans les associations, les préservatifs dormiraient encore dans les tiroirs des pharmacies, Élisabeth Guigou n’aurait certainement pas fait l’état des lieux des prisons, les « sans-papiers » n’auraient jamais pris visage humain, et aucun logement n’aurait été réquisitionné pour les SDF. Ils n’oublient pas non plus les contributions essentielles des associations pour la promotion d’évolutions majeures dans les domaines de l’éducation populaire, du sport et de la culture, des services sociaux, de la solidarité ou de l’environnement.
Pourtant, à cet appel urgent fait aux associations pour secouer la démocratie répond un silence inquiétant. Le monde associatif reste coi.
Comment expliquer ce paradoxe ? Est-ce le fait que les 750 000 associations enregistrées en France ne suffisent pas à réduire la fracture sociale, et que les 20 millions de participants associatifs peinent à constituer une masse critique suffisante pour engendrer une citoyenneté active ? Ou bien est-il erroné de convoquer l’association comme l’ultime remède avant l’implosion de la construction démocratique ?
Notre constat est autre : nous considérons effectivement que les associations peuvent être une pièce majeure pour l’achèvement d’une démocratie moderne. Mais nous pensons qu’elles ne peuvent remplir cette fonction qu’en reprenant la mission politique que les pères de la loi de 1901 avaient assignée à cette construction sociale. En rupture avec les corporations de l’Ancien Régime et en opposition aux congrégations religieuses, Waldeck-Rousseau et ses contemporains voulaient en effet que l’association moderne soit à la fois le lieu d’épanouissement de l’individu – révélé dans son identité politique et sociale par la révolution de 89 – et l’instrument d’une construction sociale innovante, établissant une relation d’un nouveau genre entre les citoyens et l’État.
Cette deuxième composante tardera à s’affirmer, tant elle fait l’objet de controverses et d’interprétations divergentes. Il n’en demeure pas moins qu’elle fait de l’association un espace de construction collective jusqu’alors inexistant. C’est la concrétisation de cette dimension « collective » qui constitue, dans l’ensemble des organisations sans but lucratif, la spécificité de l’association. C’est cette spécificité qu’il nous faut aujourd’hui retrouver.
Trier pour redonner sens
Revenir aux origines impose tout d’abord de reconnaître qu’il y a eu, depuis de trop nombreuses années, détournement de l’esprit associatif. D’une part, au profit de l’administration publique, qui n’a cessé d’instrumentaliser les associations pour qu’elles mettent en œuvre de nombreuses missions de services au public qui incombent normalement à l’État, et qui a inventé les organisations parapubliques pour mieux contourner les contraintes qu’impose logiquement la gestion publique. D’autre part, au bénéfice du marché, certaines organisations s’habillant du statut associatif pour développer plus souplement leurs activités lucratives.
La souplesse du statut associatif incite les créateurs d’activités de tous types à opter pour cette forme d’organisation, sans les contraindre à s’interroger à nouveau sur la pertinence de ce choix lorsque cette activité se développe. Cette double dérive est préoccupante, pour la bonne gestion des fonds publics, et pour la sérénité des relations qui s’établissent normalement entre les acteurs du marché et des organisations dont la fonction prioritaire n’est ni de générer des bénéfices ni de construire un patrimoine.
Pour ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et dans l’idée de préserver l’esprit associatif plus que de protéger le statut, il faudra bientôt se décider à trier pour redonner du sens à la construction associative. C’est ce tri qui nous semble aujourd’hui un préalable indispensable au repositionnement des associations – les authentiques – comme pièce maîtresse de l’achèvement de la démocratie. Ce tri ne peut dès lors s’opérer qu’en observant finement le fonctionnement des associations, en questionnant la pertinence de l’action publique de ces associations et en soulignant les limites qu’elles doivent s’imposer pour mieux préserver leur spécificité.
S’il est relativement simple de distinguer la démarche authentiquement non lucrative de la pratique commerciale déguisée, il est plus complexe d’attester le caractère collectif d’une construction sociale qui pourrait être opposé, par exemple, à l’initiative collégiale de quelques individus. C’est probablement dans les premières heures de la vie de l’association, et même avant, dans la conception du projet associatif, qu’il faut rechercher les premières faiblesses, les incohérences rédhibitoires qui bientôt mineront son fonctionnement. Il semblerait qu’en simplifiant à outrance la définition de l’objet associatif on ait oublié la fonction « politique » de celle-ci ou que l’on en fasse inconsciemment abstraction.
Le raccourci le plus classique consiste à ne s’intéresser qu’à la pratique opératoire – ce que fera l’association – sans préciser les valeurs qui sous-tendent cette volonté d’agir. Dès lors, le contrat qui rassemble les individus associés n’est plus fondé sur un corpus de valeurs communes, il se réduit à une intention. Et chacun d’imaginer une voie possible pour concrétiser l’intention dite commune. Il y aura bien vite, dans un tel schéma, autant de perceptions de l’objet associatif que d’associés… difficile alors de construire un collectif solide. La concrétisation de cette dimension collective de l’association n’est cependant pas le seul fruit d’un hasard qu’il suffirait de cadrer par l’expression d’un projet associatif bien étayé et d’asseoir sur un processus de légitimation limpide. Elle relève aussi, et c’est tant mieux, de la volonté profonde des porteurs de la démarche.
Dès lors, on observera, dans la sociodiversité dont fait preuve le secteur associatif, tout et son contraire, entre le vrai collectif qui s’ignore et les beaux discours qui masquent, souvent assez mal, des constructions proches du despotisme. Dans ce processus de construction les fondateurs ont un poids considérable, assez régulièrement mal considéré, en premier lieu par les intéressés eux-mêmes. Les fondateurs sont souvent les derniers à se rendre compte qu’ils sont devenus trop encombrants. Ils s’incrustent, s’imposent, persuadés qu’ils sont d’être indispensables à la survie de leur chose associative, et s’enlisent jusqu’à paralyser leur association. À moins que d’autres n’aient décidé, évidemment pour le bien collectif, de les écarter, le plus souvent dans la violence d’une assemblée générale où s’échangent coups bas et peaux de bananes !
Notre proposition est de revoir, sur le fond, le processus d’élaboration des statuts qui, faut-il le rappeler, fixent la lettre et surtout l’esprit du contrat liant les associés. Ceci permettrait d’amener le collectif des associés, dans les premières phases de sa vie, à respecter un certain nombre d’étapes indispensables à la clarification de ce que sera le fonctionnement collectif. Cette clarification est importante pour l’association elle-même, qui se protégera ainsi de quelques déconvenues fâcheuses sans bien sûr s’en prémunir à tout coup.
Elle est également essentielle à la collectivité élargie de ses organisations associatives qui devraient ainsi mieux cadrer le concept de construction collective et redonner ainsi à l’association ses ambitions initiales. Et pourquoi ne pas retenir l’idée d’un statut associatif attribué « à durée déterminée » ? Une durée suffisamment longue pour permettre à l’association de faire mûrir sa démarche, et en même temps suffisamment courte pour autoriser une reconversion possible sans drame. Cette perspective d’une dissolution annoncée ne devrait que redonner énergie et combativité aux défenseurs de la construction collective, qui ne pourront ainsi s’endormir sur les certitudes qu’offre un peu trop vite le statut de 1901.
Maîtriser la complexité du fonctionnement associatif
Pour poursuivre le retour à la source que nous appelons de nos vœux, il convient de reconsidérer le schéma de gouvernement somme toute simpliste que l’on a en tête lorsque l’on parle de fonctionnement associatif. Ce schéma découle de l’application disciplinée d’un type de statut retenu la plupart du temps « par défaut ». Il oppose au conseil d’administration, constitué de bénévoles bien évidemment désintéressés, des permanents, parfois salariés, qui exécutent plus ou moins docilement les directives reçues des administrateurs.
La réalité de la gouvernance des associations est, dans les faits, sensiblement différente.
Comme toute organisation humaine, l’association s’adapte aux contraintes qu’elle subit de l’extérieur et aux tensions qui se développent en son sein.
Le poids de l’argent – ce qu’on appelle couramment « la contrainte budgétaire » -, l’importance de l’image portée de l’organisation, la cohabitation au cœur d’un même système organisé de salariés associatifs et de militants travailleurs, les attentes complexes des usagers sont autant de facteurs qui imposent un certain nombre de décisions aux instances dirigeantes. Soit celles-ci intègrent cette réalité complexe, s’y préparent et anticipent sur les évolutions à venir qui modèlent le projet collectif pour qu’il colle aux enjeux auxquels il veut répondre, soit elles ignorent l’existence même de ces forces gouvernantes et l’organisation périclitera progressivement, passant à côté de sa mission première ou se vidant progressivement de la dimension collective qui faisait sa spécificité.
L’instrumentalisation de certaines associations par les pouvoirs publics est une illustration de cette perte de sens sous l’influence de subventions bien dosées qui, lentement mais sûrement, font oublier aux responsables de l’association le caractère précaire d’un regroupement d’individus, et l’indispensable indépendance d’un projet dont on veut garder la maîtrise.
Le fonctionnement associatif diffère singulièrement de celui de l’entreprise. Il est probablement plus complexe. Au sein de l’entreprise toute relation – entre un individu et son entreprise ou entre les individus eux-mêmes – peut être déclinée en fonction d’un objectif unique et reconnu par tous : la génération de profit. Dans l’association divers éléments entrent en jeu qui font référence aux valeurs fondatrices – et donc à la clarté de leur explicitation dans la rédaction de l’objet associatif – autant qu’à l’image de performance que chacun veut donner de lui-même et de l’organisation. Il y a ici un savoureux mélange de travail et d’œuvre – pour reprendre les termes mis en exergue par Hannah Arendt -, de hiérarchie plus ou moins assumée et d’autonomie souvent espérée, de nécessaire performance et de convivialité attendue.
Ceci complique singulièrement les processus de décision et de participation. Ignorer cette complexité est une erreur préjudiciable à l’efficacité de la structure et à l’épanouissement des individus qui s’y impliquent. Cette ignorance nous éloigne des valeurs originelles de l’association.
Tirer parti de la diversité des associés pour le but commun
De fait, l’observateur préoccupé des mécanismes intimes du fonctionnement de l’association en vient inévitablement à s’interroger sur la réalité de la participation des différents acteurs à la vie de la structure. Du discours aux actes il y a un long chemin semé de simplifications abusives, d’interprétations douteuses et d’embûches. Le retour à la théorie est ici nécessaire.
La sociologie de l’action collective nous éclaire en montrant l’importance relative, dans tout acte de participation, de la perception de ce que peut être le bénéfice commun, comparée à la mesure de l’intérêt personnel.
Dès lors la dynamique de participation reposerait directement sur notre capacité dans l’association à mettre en lumière, pour chaque acteur, les deux résultantes de son implication : contribution à l’élaboration du bien collectif et » retour d’investissement » à titre personnel. Si cette clarification est relativement simple pour les organisations rassemblant des usagers, elle prend une tournure très complexe dès l’instant où l’objet associatif a un caractère plus général qui se fonde sur des valeurs universelles : la défense des droits de l’homme, la défense de l’environnement planétaire, la solidarité.
La qualité de la participation est aussi directement liée à la complexité des sujets abordés et d’une manière indirecte à la taille de l’organisation elle-même. À l’évidence il n’y a pas une solution pour stimuler la participation mais un éventail – plutôt large – de possibles recommandations.
De la mise à disposition d’outils d’information divers à l’instauration de temps de débats informels alternant avec des moments plus institutionnels, les associations innovent avec plus ou moins de bonheur. C’est probablement l’échange d’expériences, la fécondation croisée de ces inventions isolées qui permettra de faire progresser la science de la participation. C’est aussi l’attention portée par les dirigeants associatifs à la clarification de ce que sont les différentes familles d’acteurs. C’est la convergence d’un certain nombre de tendances ou de « traits de caractères » spécifiques de l’association considérée qui permet de construire une participation plus authentique, source de créativité pour la structure et d’épanouissement des individus.
Ces « traits de caractères » sont en fait les éléments discriminants qui nous permettront d’opérer la distinction entre des associations authentiques – fidèles aux ambitions politiques du modèle associatif originel – et des structures sociales qui ont oublié ces ambitions. On retrouve ici la clarté du projet associatif et son référencement à un corpus de valeurs partagées ; l’explication du mécanisme de légitimation de la démarche collective ; l’identification sereine des contraintes gouvernantes et leur intégration dans la projection stratégique ; la prise en compte des différentes familles d’acteurs et l’explicitation de leurs attentes spécifiques…
L’association renouvelée, réceptacle irremplaçable des volontés d’agir
C’est à partir de cette grille d’analyse que l’on peut comprendre ce que peut être – ou ce que devrait être – un secteur associatif relayant les ambitions des promoteurs de la loi de 1901. D’une part, parce que ces ambitions sont toujours d’une troublante actualité. L’association moderne – lieu d’épanouissement des individus et passerelle entre ces individus et leur environnement social – doit être, quelque part entre le marché et l’État, une pièce essentielle à la réduction de la « fracture sociale » que déplorent politiques, sociologues et citoyens. D’autre part, cette contribution du monde associatif ne pourra se concrétiser sans une véritable révolution de ce secteur. Cette révolution impose une profonde et douloureuse remise en question. Il faudra dans un premier temps écarter du champ de la loi de 1901 les structures qui n’ont rien à y faire : les marchandes et les parapubliques. Il faudra ensuite réapprendre, tous ensemble et partout où cela est possible, à fabriquer du collectif, de la participation, de l’association authentique. Les grandes fédérations d’éducation populaire ont commencé à relever ces défis, il faut les encourager, les suivre, les imiter dans d’autres domaines. Le prochain centenaire de cette grande loi, une des plus permissives de notre constitution, pourrait être l’occasion de cette remise à plat salutaire.
Nous sommes ici dans un vrai débat de politique générale. Au moment où les États nations montrent leurs limites, où s’impose un ordre économique mondial dicté par les grandes puissances financières et industrielles, l’association peut être le réceptacle de nouvelles volontés d’agir pour des citoyens de plus en plus responsables. Elles ont, elles, une capacité intrinsèque à transcender les frontières d’États devenus presque obsolètes, à dépasser les clivages que génère une mondialisation aussi inévitable qu’ambiguë – dévastatrice et enthousiasmante – à innover pour recréer les liens distendus par l’éclatement des repères qui organisaient notre lecture du monde.
L’association est un fantastique lieu de création. Mais elle doit se cantonner à l’innovation sans jamais prendre en charge la gestion à terme des innovations qu’elle aura su porter.
Cette gestion est dans la plupart des cas de la responsabilité de l’État. Ainsi ATD Quart-Monde jetant les bases de ce qui deviendra le RMI a eu la sagesse de refuser d’assurer la gestion du dispositif. L’organisation aurait à coup sûr perdu le recul et l’indépendance qui font sa force.
Les associations doivent aussi disposer des ressources suffisantes à la conduite de leurs activités. Pour cela il est temps de réformer la fiscalité du don et de la générosité. La France accuse en la matière un retard important par rapport à ses voisins européens. Pour autant, il faudra éviter d’handicaper durablement l’évolution du secteur associatif en le contraignant dans des règles fiscales d’un autre temps. Cette réforme attendue ne peut faire abstraction d’une compréhension nouvelle de la mécanique associative, et on doit regretter que la dernière instruction fiscale soit en la matière passée à côté des vraies questions.
C’est en fait la nature du contrat social qui lie associations et puissance publique qu’il est temps de revoir. Ces organisations ont des missions qui leur sont spécifiques, des missions d’initiative citoyenne. L’État, pour ne pas risquer la dilution de son mandat ni encourager une démission accrue des politiques, ne peut, ni ne doit, forcer ces organisations à faire ce pour quoi elles ne sont pas préparées. En revanche, il doit remplir pleinement sa fonction de régulation pour faciliter l’action publique de ces associations, harmoniser l’articulation de leurs propositions avec celles des autres acteurs de la société et encourager la dynamique associative.
De leur côté les associations doivent tout faire pour reprendre l’initiative en précisant à nouveau le champ exact de leur implication. On a l’association qu’on mérite. Aux individus de s’approprier cet espace de construction collective, d’y réclamer la transparence que l’association nécessite, d’y injecter la créativité qu’elle sait valoriser. C’est avec ses militants que le monde associatif retrouvera sa vitalité et sa force. Nous constatons aujourd’hui la diversité des militantismes modernes et nous pouvons affirmer que la participation associative a encore de belles heures devant elle.
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1. Libérer la générosité – Le Cercle Jean Bodin, préface de P.-P. Kaltenbach.
2. Roger Sue. La richesse des hommes. Paris, Odile Jacob 1997.
3. Pierre Calame : De la vision globale à l’action collective – Actes des assises de la FONDA – Aux associations citoyens ! Novembre 1996.