L’Union européenne
Celles des réformes précédentes de l’Europe qui ont apporté des progrès significatifs sont celles dont la préparation n’a pas été laissée au hasard des conversations diplomatiques et intergouvernementales non préparées, mais celles dont la base de négociation était un plan cohérent, élaboré par une personnalité marquante présidant un comité de sages – et c’est précisément parce que cette leçon n’a pas été suivie que le traité d’Amsterdam a été un semi-échec. Cette fois, sans aller – et il faut le déplorer – jusqu’à charger un groupe de personnalités compétentes d’élaborer de véritables propositions formant un tout homogène, un rapport a été demandé :
- par M. Romano Prodi, président de la Commission européenne à MM. J.-L. Dehaene, ancien premier ministre de Belgique, R. von Weizsäcker, ancien président de la République fédérale d’Allemagne et à Lord Simon, ancien ministre du Royaume-Uni ; plus précisément il s’agissait pour eux de » donner leur avis en toute indépendance sur les implications institutionnelles de l’élargissement en vue de la prochaine conférence intergouvernementale « . Il était précisé qu’on ne leur demandait » pas de formuler des propositions précises » (!) ;
- et par le gouvernement français au Commissariat général du Plan, ce qui a abouti au » Rapport du groupe de réflexion sur la réforme des institutions européennes « , groupe qu’a présidé le professeur Jean-Louis Quermonne.
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D’autres signes positifs sont apparus et nous retenons ici :
- les déclarations de M. Johannes Rau, président de la République fédérale d’Allemagne au colloque de l’Institut français des relations internationales (IFRI) qui ont fait l’objet d’un article3 intitulé » Une Constitution fédérale pour l’Europe » ;
- celles, à la même occasion, de M. Martti Ahtisaari, président de la République finlandaise (article3 intitulé » Face aux crises, logique et rapidité ») ;
- les interrogations de M. Jacques Delors et les réponses de M. Michel Barnier, ancien ministre français des Affaires européennes, commissaire européen, chargé précisément de la réforme des institutions.
Il serait trop long et hors de notre propos de décrire le contenu de ces avis, suggestions et déclarations. L’important est qu’ils mettent bien en évidence, et de façon assez convergente, les questions sur lesquelles les progrès sont indispensables et les plus urgents.
Toutefois il semble bien que, face à ces encouragements, les attitudes des gouvernements des États membres, et notamment ceux des plus importants, soient frileuses ; de la sorte, le maximum de ce qu’on peut espérer de cette nouvelle conférence intergouvernementale est une solution (pas nécessairement très bonne) de toutes ou de certaines des questions suivantes :
- structuration et mode de fonctionnement de la Commission,
- pondération des voix au sein du Conseil des ministres,
- extension du vote à la majorité qualifiée,
- institutionnalisation des coopérations renforcées,
- progrès en matière de sécurité et de défense, en particulier sur le plan de l’armement4.
Quant à l’adoption d’un projet de charte des droits fondamentaux des citoyens de l’Union européenne, elle n’est pas certaine et il ne faudrait pas qu’elle soit seulement un alibi de caractère théorique pour faire oublier l’insuffisance des résultats réels.
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Il est d’ores et déjà certain que la réforme en cours de négociation manquera pour le moins de hardiesse. Laissant plusieurs problèmes mal résolus, elle conduira, si l’on veut une Union européenne efficace – et qui, dans un quart de siècle, compte, comme les États-Unis d’Amérique, parmi les 16 pays du monde de plus de 100 millions d’habitants -, à envisager très vite de nouvelles réformes, causes de trouble à la fois pour le fonctionnement même de l’Union et pour une opinion publique déjà égarée. Quel dilemme !
Se résignera-t-on, selon la formule cruelle que m’a proposée P. Goubaux (54), à ce que l’Union européenne soit » un géant économique, un nain politique et un cul-de-jatte militaire » ? Auquel cas l’édifice risquera de crouler au premier choc important de nature économique, politique, sociale ou militaire.
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Le véritable objectif à se donner est celui d’un » Pacte constitutionnel européen « , respectueux des histoires et des identités nationales et élaboré de façon démocratique. Ce pacte entrerait en vigueur dès son approbation par la majorité simple des États, à la condition que ces États représentent au moins les deux tiers de la population de l’Union.
Y figureraient les principes relatifs aux garanties fondamentales, aux souverainetés et compétences, et à la subsidiarité, ainsi que les traits essentiels de l’architecture institutionnelle : amélioration du mode d’élection du Parlement européen, mesures assurant la cohérence du Conseil5, meilleure pondération des voix, généralisation du système communautaire, mesures assurant l’efficacité et le caractère démocratique de la Commission. Par la suite, toute amélioration du fonctionnement respectant le Pacte se ferait sans la lourdeur des traités internationaux.
Tout cela, comme nous l’écrivions avec Robert Toulemon6, suppose que les hommes d’État incitent leurs concitoyens à se demander à la fois ce qu’ils attendent de l’Europe et ce qu’ils sont prêts à consentir pour elle.
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Encore faudrait-il, plus encore après les engagements d’Helsinki, inclure dans les réflexions et débats un examen libre et profond des conditions d’adhésion à l’Union européenne. En effet, pour des raisons historiques, la construction européenne a commencé par la coopération économique ; une extension, pour imparfaite et insuffisante qu’elle soit, a été possible à d’autres domaines en raison d’une assez grande communauté de valeurs et d’une certaine homogénéité culturelle – et c’est notamment ce qui explique, avec le désir de paix, l’étonnante réconciliation franco-allemande.
Aussi faudrait-il que, prioritairement, l’Union européenne incite fortement, aides à l’appui, les pays candidats à créer entre eux des groupements, par exemple de nature fédérale, et au sein desquels seraient progressivement surmontées les oppositions résultant d’une longue histoire.
Tandis que, si l’acceptation de l’acquis communautaire, le respect de certains critères économiques et financiers, et de certains principes démocratiques sont jugés suffisants pour l’adhésion d’un nouveau membre, de graves déconvenues – pour l’Union européenne comme pour le nouveau membre – risquent fort d’apparaître, faute de réelles solidarités culturelles, affectives et juridiques avec l’Europe de l’Ouest.
Que l’on songe par exemple à ce que, en pays musulman, existent de fortes tendances à confondre le droit avec la religion.
Le comportement de beaucoup d’États membres s’explique, en dépit de certains discours, par des considérations purement géopolitiques et l’oubli de considérations politiques ; et Jacques Delors a raison d’inciter à ne pas confondre – dans l’analyse et dans les solutions – géopolitique et politique européenne.
Des conditions de cette nature ne pourraient d’ailleurs que faciliter le respect des autres critères, notamment économiques. Si l’Union européenne n’a pas le courage d’adopter clairement une telle démarche, les élargissements successifs se traduiront au mieux, comme le souhaitent certains à l’intérieur ou à l’extérieur de l’Europe, par la réduction de l’Union à une simple zone de libre-échange, empêchant pour longtemps l’Europe d’être un véritable acteur sur la scène internationale.
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Pourquoi donc les États membres ne marchent-ils pas résolument vers un Pacte constitutionnel tel que nous l’avons défini ?
Parce que les hommes politiques ont peur de ne pas être suivis par l’opinion publique.
Mais pourquoi l’opinion publique est-elle hésitante et souvent réservée ?
Parce que trop peu de responsables lui exposent, avec calme et sérieux, les grands et graves problèmes que rencontre ou rencontrera bientôt l’Union européenne, notamment ceux de l’énergie, de la défense, des restructurations industrielles (avec leurs conséquences sur l’environnement), du peuplement de l’Europe en 2020.
Mais plusieurs de ces problèmes, parce qu’ils sont à long terme, ne séduisent pas les hommes politiques dont les principales préoccupations, comme le souci des élections, sont à court terme. En outre ils supposent une compétence et un travail d’approfondissement que l’on trouve aussi dans d’autres cercles.
C’est parce que de telles compétences existent bien souvent dans la communauté polytechnicienne que les membres du groupe X‑Europe, sans chercher aucunement à se substituer aux hommes politiques face à l’opinion, veulent aider ceux-là à informer celle-ci.
Voilà pourquoi le groupe X‑Europe a rédigé un » Manifeste » qui définit son analyse et ses projets d’action.
Tout lecteur de La Jaune et la Rouge qui le souhaite peut obtenir gratuitement7 ce Manifeste, de préférence en devenant (ou en renouvelant sa qualité de) membre du groupe X‑Europe. Qu’il donne à cette occasion non seulement son adresse postale et téléphonique, mais aussi son éventuel numéro de télécopie ou, mieux, de courrier électronique, car toute évolution saine de l’opinion publique exige des débats que les moyens modernes peuvent, bien sûr, grandement faciliter.
Et ne nous lassons pas de répéter avec Paul Valéry : » Ce qui étonne dans les excès novateurs de la veille, c’est toujours la timidité. »
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2. Cf. par exemple mon article » L’Union européenne, le traité d’Amsterdam et les grands problèmes qui demeurent » dans la livraison de janvier 1999 de La Jaune et la Rouge.
3. Ces deux articles ont paru début novembre 1999 dans le journal Le Monde.
4. Il est à cet égard piquant de constater que les militaires semblent avoir, face à l’évolution de l’Union européenne, une attitude beaucoup plus positive que les diplomates.
5. Alors qu’on souffre actuellement de ce qu’il n’y a pas un Conseil des ministres, mais des Conseils de ministres.
6. Cf. » Une Constitution pour l’Europe » (Commentaire n° 86, été 1999, p. 389–395).
7. Auprès de Chistophe Dumas, DGA, Cabinet du délégué, 4, rue de la Porte d’Issy, 00460 ARMÉES.