A la recherche de la cité idéale
Présentation
Présentation
En décidant, à la suggestion de l’Institut Claude Nicolas Ledoux, responsable de la saline royale d’Arc-et-Senans, de consacrer un numéro spécial de cette année 2000 à la cité idéale, La Jaune et la Rouge ne se contente pas de s’inscrire dans le calendrier du souvenir de toutes les utopies, recomposé à l’occasion de l’an 2000. Elle ne se contente pas d’accompagner l’exposition que la Bibliothèque nationale de France organise à partir du 4 avril : » Utopie, la quête de la société idéale en Occident « , ni de commenter l’exposition » À la recherche de la cité idéale « , qui s’ouvrira fin mai précisément à Arc-et-Senans – elle propose aussi de porter sur ce thème le regard polytechnicien.
Car le sujet de la cité idéale interpelle notre responsabilité. Certes, tout homme a son opinion sur la meilleure manière de » vivre et travailler ensemble » ; tout homme participe à l’édification de la cité idéale par ses actes, en suggérant, proposant, votant, construisant, modifiant, détruisant, etc. ; cependant, parmi les philosophes, les architectes, les urbanistes, etc., dont l’apport est essentiel, depuis des siècles, la contribution des polytechniciens depuis 1794 mérite d’être soulignée. Nous avons aussi apporté notre pierre à cette cité, à cette Cité ; par nos dessins et nos desseins, par nos raisonnements, nos équations et nos réalisations, par notre volonté d’expérimenter et de convaincre : nous avons été, aussi, des ouvriers de cette cité idéale. Alors, parlons-en.
Dans l’allocution prononcée à l’Institut de France le 22 mars 1994 pour le bicentenaire de notre École, Thierry de Montbrial avait ainsi décrit le rôle joué par les ingénieurs, et les X en particulier, dans le développement des » sciences de l’action » : » Homme de synthèse, penseur et acteur, donc stratège, l’ingénieur au sens le plus élevé est nécessairement cultivé… Le mot ingénieur (…) véhicule le double sens de talent, d’intelligence, d’adresse, voire de ruse, et celui d’instrument ou de machine, machine de guerre à l’origine... »
Après avoir rappelé que l’ingénieur se doit d’être tout ensemble scientifique, organisateur, économiste, et qu’il se situe à la fois sur le plan des choses et celui des êtres, Montbrial définit donc l’ingénieur comme un poly-technicien. Si la ville nécessite bien l’union de l’art, de la technique et de l’organisation, comme le suggère Peter Hall dans » Cities in Civilization« 1, elle est évidemment un des lieux d’élection pour le travail de l’ingénieur polytechnicien ainsi défini.
L’exposition d’Arc-et-Senans, riche de maquettes, plans, objets, tableaux, sera également » habitée » par des silhouettes qui ont particulièrement influencé la réflexion sur la cité idéale.
On y retrouve Vauban – ce polytechnicien » avant la lettre « , (dixit Montbrial), édificateur de cités, inventeur, organisateur, stratège, économiste, et proposeur de modifications politiques majeures pour la Cité.
On croisera des philosophes, Thomas More bien sûr, inventeur du terme de l’utopie, mais aussi les penseurs chrétiens réfléchissant au décalquage et à la poursuite de la Jérusalem céleste, ou les » ingénieurs sociaux » comme les fouriéristes du XIXe attirés par le modèle d’une égalité acceptée et même imposée : deux articles de notre revue, signés Philippe Lécrivain et Michel Vernus, portent sur cette approche de la cité idéale, en mettant en scène des personnages (les jésuites du Paraguay ou notre camarade Victor Considérant, X 1826) qui ont poussé jusqu’à l’application réelle les idées auxquelles ils croyaient.
On trouvera des scientifiques, dont l’apport et l’optimisme ont en particulier nourri tout le courant du scientisme au XIXe siècle, (et qui est ici illustré par l’article sur Jules Verne).
On trouvera des architectes et des paysagistes : l’article de Jean-Claude Vigato rappelle la manière dont le concept de cité idéale a parfois privilégié l’approche formelle des canons stylistiques, alors que les notes de Xavier de Buyer nous proposent quelques pistes sur la nature dans la ville idéale.
On trouvera, enfin, des ingénieurs, et c’est tout naturellement que cet aspect se retrouve particulièrement traité dans notre numéro : Alexandre Ossadzow évoque des figures du XIXe qui ont joué un rôle majeur dans l’aménagement de quelques cités au XIXe siècle (Marseille, Dijon…) ; Claude Martinand rappelle la problématique essentielle de la maîtrise des réseaux pour les villes et les enjeux du » génie urbain « , et à l’occasion de la présentation d’un sujet de recherche sur des galeries souterraines de réseaux, Michel Gérard, dont l’aide m’a été précieuse pour la préparation de ce numéro, retrouve tout naturellement les dialectiques urbaines de la modification des standards, du progrès technologique, de l’équilibre entre patrimoine à préserver et croissance à permettre.
Maquette de la ville de Versoix, réalisée par Follenfant, projet de l’ingénieur Querret, 1774.
© INSTITUT CLAUDE NICOLAS LEDOUX-PHOTO DENIS CHANDON
La cité idéale n’est pas simplement un sujet pour des livres écrits par des personnes » en chambre « , même si leur capacité à éclairer reste utile et si l’utopie doit rester actuelle, nous rappelle Serge Antoine ; c’est aussi un objet » à vivre « , capable de fournir un abri et de permettre les échanges (les deux fonctions principales de la ville), capable d’évoluer avec la technologie et la démographie, capable d’assurer l’équilibre entre la liberté individuelle et l’organisation de la vie collective – enjeux essentiels pour notre époque où la planète Terre devient une planète-cité, compte tenu de l’explosion des villes que nous rappellent Jean-Marie Cour et Michel Arnaud.
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De l’utopie à la réalité, de la réalité à l’utopie : les » auteurs » des cités idéales, qu’ils les aient imaginées ou édifiées, ont toujours travaillé à la fois » in vivo » et » in vitro « . De Platon à Jules Verne, de Francis Bacon à Fénelon, des » précepteurs » ont proposé leurs préceptes pour construire ou reconstruire la cité. Mais l’admirable est que de nombreux prophètes ont aussi pris le parti de mettre en application leur vision et sont devenus décideurs – ou ont pu influencer les décideurs.
Les jésuites du Paraguay, ou déjà l’évêque Vasco de Quiroga implantant au Mexique en 1532 les » hospidales pueblos reales » avaient bien sûr lu la Bible, mais aussi Thomas More. Voltaire convainquant Choiseul de construire Versoix, cité de la tolérance et du négoce, s’était lu lui-même ; Cabet, Enfantin (X 1813) ou Considérant, entraînant dans des nouveaux mondes des collectivités d’ouvriers et d’artisans, voulaient planter dans la réalité du sol leur image du bonheur, pas encore écrasé par la perversion de l’utopie en totalitarisme.
Dans un registre voisin, de nombreux patrons et industriels du XIXe et du XXe, comme Godin à Guise ou les Dollfus à Mulhouse, ont pensé à structurer usines et habitants dans des compromis originaux entre acceptation du libéralisme, paternalisme moral, recherche du bien-être global.
Quant aux décideurs politiques, forts de leur autorité – ou de leur autoritarisme -, ils nous ont parfois aussi laissé des exemples impressionnants de cités qu’ils ont voulu idéales, et l’exemple qui me paraît le plus éloquent à cet égard est celui de Pombal, faisant travailler ses officiers du génie pour reconstruire Lisbonne après le tremblement de terre de 1755 et affichant la joie d’un tel » challenge » : » Heureuse catastrophe, s’écria-t-il – et même si ce cri est apocryphe il mérite attention -, heureuse catastrophe qui va nous permettre de bâtir, librement, la cité idéale ! » Et cet idéal mettait en avant les formes des bâtiments, le dessin des quartiers, la salubrité des réseaux, la recherche de constructions » souples » résistant aux séismes futurs, la facilité des échanges et donc le développement grâce au négoce, etc. Il intégrait dans une même vue l’affirmation des idées-forces, la répartition des bâtiments, le contrôle des circulations et des réseaux, la recherche de la sécurité et de l’hygiène, etc. Alors, qu’est une cité idéale à l’aune de ces multiples critères convergents ?
Questions à propos d’exemples
Idéale, Utopia ?
Thomas More, prêtre, humaniste, conseiller auprès du roi Henri VIII, nous décrit en 1516 cette cité d’invention – inventant même son nom, Ou-topia ou Eu-topia, lieu de nulle part ou lieu » où l’on est bien « . Utopie se trouve dans une île, comme beaucoup de » cités idéales » ainsi mises par leurs auteurs à l’abri des contagions et des contingences ; elle affiche ses équilibres harmonieux pour les 600 familles qui y habitent ; elle demeure cependant surprenante pour nous dans son immobilisme démographique, son acceptation des classes (des » castes » ?) et de l’esclavage qui nous semblent aujourd’hui totalement contradictoires avec les exigences affichées de notre idéalité.
Il n’empêche que cette vision, de critique autant que de projet, fut considérée comme révolutionnaire en son temps et bien en cohérence avec le personnage de Thomas More, qui sera décapité en 1534 pour avoir refusé les choix d’Henri VIII.
Idéale, Sabbionetta ?
Voici une petite principauté de Lombardie dont le prince propriétaire contrôle avec rigueur le développement. Capitaine de guerre, Vespasien Gonzague investit ses gages, ses » stock-options » et les impôts de ses sujets dans la construction d’une cité aux fonctions bien séparées et juxtaposées, à l’équilibre intelligent entre commerce et culture ; il bâtit des monuments selon les canons » Renaissance » qui sont à la fois des fragments d’idéalité et des signes de son pouvoir : palais, théâtre, galerie, église, jardins – et statue équestre, bien sûr. Il rêve aussi d’imiter et de supplanter Urbino, Florence, Pienza, etc. Qu’en pensaient les habitants ? N’avaient-ils pas l’impression de vivre dans un décor en trompe-l’œil, comme le suggéraient les fresques des murs ? Osaient-ils se poser la question de l’idéalité de leur prince, dont bien des historiens pensent qu’il était une sorte de Barbe-Bleue ? Et que sa recherche éthique était à éclipse…
Idéales, New Lanark et New Harmony ?
New Harmony (Indiana, Amérique du nord), lithographie XIXe siècle.
© INSTITUT CLAUDE NICOLAS LEDOUX-PHOTO GILLES ABEGG
Cette fois, c’est un capitaine d’industrie que je voudrais évoquer, Robert Owen : autodidacte et » manager » de premier plan, attentif au progrès des machines, il investit d’abord à New Lanark, près de Glasgow, pour développer ses manufactures de coton. Attentif à ses ouvriers, » philanthrope » pour reprendre le vocabulaire de ces temps, il théorise peu à peu sur leur bien-être et met en pratique ses idées sur l’éducation, la formation permanente, la correction nécessaire du libéralisme économique, les coopératives d’ouvriers, etc.
Il rêve de mettre en pratique ses idées dans une cité architecturalement neuve, une sorte de fort-familistère dont il fait le dessin. Sentant qu’il a besoin d’espace pour cette entreprise, il affecte presque toute sa fortune à l’établissement d’une communauté qu’il veut idéale, New Harmony, que l’on peut encore visiter dans l’Ohio (USA) même si cette utopie a fait long feu. Mais a‑t-elle fait long feu ? Les contributions d’Owen, de ses collègues de pensée français dont nous parle Michel Vernus, de tous les chefs de convois créateurs de communautés utopistes, anarchistes, religieuses, sur le nouveau continent, aux États-Unis, au Brésil, au Paraguay, héritiers des villes-manufactures, n’ont-elles pas aujourd’hui encore des descendants ?
Cité idéale, Canberra ?
Ce n’est pas la seule » capitale » décidée et dessinée à partir de rien. Cette fois-ci ce n’est pas un Alexandre le Grand ou un Pierre le Grand qui veut implanter une ville, mais une démocratie. Un concours est ouvert en 1911 : des grands architectes, comme Saarinen et Agache offrent leurs services à l’Australie. C’est l’Américain Griffin qui est choisi, son projet s’inscrit dans le paysage et remodèle lacs et collines. Avant de tracer des rues en damiers et d’optimiser l’attribution des lotissements, il réfléchit à l’harmonieuse coexistence de la ville et de la nature (un » bush » domestiqué et taillé), il se veut » landscape architect » plus que constructeur de bureaux.
Après Washington, avant Brasilia, cet exemple presque centenaire peut plaire par son ambition très sagement limitée, restée » sous contrôle « , ses perspectives d’évolution à travers un germe original conscient qu’il faut arbitrer constamment entre le chaos des initiatives individuelles et le dessin trop autoritaire des urbanistes démiurges…
Idéale, Shangri-La ?
C’est de la Shangri-La de Franck Capra que je veux parler ici. Le cinéaste a tourné en 1937 un film étonnant, Lost Horizons. Dans une vallée perdue du Tibet, des voyageurs découvrent une ville à l’architecture moderniste style Mallet-Stevens, une approche formelle et que l’on retrouvera plus tard dans des bandes dessinées. Ce n’est ni Métropolis ni Alphaville. Le bonheur y est possible, et même sûr ; car ce lieu protégé, cette » oasis « , cette île fondée par un vieux prêtre devenu une sorte de gourou chrétien-zen a découvert comme un premier pas, un premier » sas » vers l’immortalité, tout en proposant des règles de vie (plus ou moins structurées que celles de saint Benoît).
Voilà, n’est-ce pas, un ingrédient de cité idéale bien commode pour la science-fiction, et que Jules Verne aurait hésité à imaginer ; mais voici aussi un thème de réflexion philosophique actualisant les ouvrages utopiques de la Renaissance, et faisant contrepoids aux » contre-utopies » à la Orwell inspirées de totalitarismes issus d’utopies dégénérées.
Cité idéale et polytechniciens
Avant de laisser la parole aux auteurs qui vous proposent ces multiples regards sur la cité idéale, je voudrais revenir sur la question » polytechnicienne » en fin de cet avant-propos de présentation : sommes-nous particulièrement préparés et particulièrement légitimes pour faire progresser les réflexions vers des cités » plus idéales » ?
L’exposition » À la recherche de la cité idéale »
Claude Nicolas Ledoux a construit au XVIIIe siècle la saline royale d’Arc-et-Senans, dans le Jura, en rêvant de faire de cette petite ville industrielle une cité idéale où l’on pourrait dans l’harmonie » vivre et travailler ensemble « . Restaurée grâce à l’effort de certains décideurs, la saline abrite aujourd’hui l’Institut Claude Nicolas Ledoux et reçoit des visiteurs venant admirer l’exceptionnel équilibre de son plan et de ses bâtiments.
C’est donc tout à fait logiquement que la saline a décidé d’installer une grande exposition sur la cité idéale à partir du 31 mars 2000, pour porter des regards multiples et complémentaires sur la problématique de la cité idéale, hier et aujourd’hui. Mis en scène par Richard Pedduzi, on verra donc évoqués quelques exemples de cités idéales, puis » visions et volontés « , » la perfection des formes « , » rêves d’ingénieurs « , » villes et territoires « , » réseaux de la ville » ; on pourra aussi se connecter à douze villes du monde et s’interroger pour finir sur les enjeux de la ville d’aujourd’hui.
Le catalogue de l’exposition, » À la recherche de la cité idéale « , qui paraît fin mai (Edipresse) reprend avec plus de détails et de références les thèmes de ce numéro de La Jaune et la Rouge.
L’histoire peut plaider pour nous. Notre École a hébergé, enseigné, formé des économistes et des philosophes, des » soldats de la science sociale » comme Victor Considérant qui se plaisait à rappeler que l’École l’avait aidé à porter un regard scientifique sur les relations sociales, comme des apôtres d’autres courants de pensée : Auguste Comte, Enfantin, Le Play, Freycinet, Chevalier, Loucheur, Sauvy.
L’École a, aussi, formé des militaires dont beaucoup se sont trouvés face à des tâches de construction et de colonisation, au sens noble du terme (construire, aménager, implanter, rendre salubre, etc.) : j’aimerais que des commentaires objectifs soient à l’occasion apportés dans nos revues sur les œuvres de bâtisseurs menées par nos camarades militaires en Afrique, par exemple.
L’École a formé des ingénieurs, et en convergence avec notre sujet, il s’agit d’abord de citer ceux actifs dans le domaine des ponts et chaussées… Issus en général des corps de l’État, ils se sont retrouvés en permanence au croisement de la technique et du politique, avec une très grande capacité de proposition et d’initiative comme le rappelle Alexandre Ossadzow, et comme ont pu le sentir les visiteurs de l’exposition sur » Le Paris des Polytechniciens » organisée en 1994 à l’occasion de notre bicentenaire.
L’École a formé des scientifiques, apporteurs de matériaux ou procédés nouveaux (les Vicat, les Freycinet, les Caquot, etc.) qui ont permis des mutations dans les concepts du bâtiment, comme de la cartographie, de la géographie, des moyens de transport bien sûr (publics ou privés), des techniques de communication, etc.
Lors du colloque du 2 juin 1994, » Du Siècle des lumières au XXIe siècle « , j’avais proposé quelques modes de lecture de l’action polytechnicienne qui me paraissent aujourd’hui en cohérence avec notre sujet, et articulé ma réflexion sur trois couples de valeurs.
Le premier, » réalisme du raisonnement et utopie de la pensée « . Construire la cité idéale suppose bien la rationalité, celle du statisticien ou du géographe qui mesurent, celle du fonctionnaire qui déchiffre les contextes, celle de l’entrepreneur qui utilise avec pertinence les moyens disponibles, celle du planificateur, celle du savant avec ses modèles et ses équations… Mais construire une cité idéale suppose aussi l’acceptation de l’utopie, l’acceptation d’un niveau de connaissance dépassant les seules sciences » dures » avec la volonté de réfléchir à l’évolution du contrat social ou des enjeux politiques (la politique, c’est bien la réflexion sur la cité : pas besoin de rappeler l’étymologie pour cela).
Le second couple de valeurs que je citais met en complémentarité la légitimité de l’action et le romantisme des comportements. Nos ingénieurs qui ont agi ou agissent dans les villes ont une incontestable légitimité, celle de leur savoir, de leur » élection « , de leur responsabilité administrative ou budgétaire, de leur loyauté qui n’empêche pas de proposer des solutions imaginatives. Et de les proposer, parfois, avec le romantisme d’un Victor Considérant, avec une jeunesse d’esprit qui ne s’efface pas avec les honneurs et les richesses, et qui se remet en cause ou au service si nécessaire.
L’exposition de la Bibliothèque nationale de France.
Intitulée Utopie, la quête de la société idéale en Occident, cette exposition sera présentée du 4 avril au 9 juillet 2000 avant d’être installée à la New York Public Library cet automne.
Selon un parcours chronologique, elle évoque les sources de l’utopie, les approches de la Renaissance, les projets de l’utopie sociale ou romantique, enfin les deux faces de l’utopie du xxe siècle, rêve ou cauchemar, utopie ou totalitarisme.
Pour alimenter vos réflexions, 400 objets, livres, textes, dessins d’architecture, extraits de films, etc.
J’aime beaucoup à ce propos l’exemple de Dufour, X 1807, ce camarade français puis suisse, militaire, professeur, ingénieur. Il apporta des aménagements majeurs à l’organisation urbaine de Genève ; il réalisa le relevé de la carte topographique de la Suisse en 1832 ; il accepta de jouer en 1847 les pacificateurs, rigoureux et généreux tout à la fois, lors de la » guerre du Sonderbund » qui menaça de sécession la confédération helvétique. Fonctionnaire, soldat, savant, ingénieur, humaniste… quel » concentré » de nos ambitions ! (et de nos possibilités ?)
Le troisième couple de valeurs reprenait une dialectique également propre à la cité idéale, qui doit à tout moment concilier pour ses habitants la liberté individuelle et l’organisation nécessaire (donc des » règles ») : j’avais évoqué ambition et solidarité. Une ville est confrontée à des multiples contradictions reflétant ces objectifs contradictoires, patrimoine et croissance, bien individuel et biens collectifs, dynamisme créateur d’entreprise et équilibre social, etc. Sommes-nous plus aptes que d’autres, par notre formation scientifique et humaine, à décalquer dans la vie publique cette difficile coexistence de l’ambition et de la solidarité qui nous interpelle tous les jours dans la vie professionnelle ? Notre utilité dépend aussi de la réponse donnée à cette interrogation.
Voyager parmi les cités idéales a toujours été un voyage périlleux. Les explorateurs qui les ont cherchées, » découvertes « , reconstituées en archéologues, analysées en sociologues ont heurté des écueils ou se sont perdus dans des mirages, souvent ; des camps concentrationnaires, hélas, parfois. Nous, voyageurs d’aujourd’hui, sommes ainsi renvoyés à une interrogation sur nous-mêmes au moment où le problème de la cité est, peut-être, le plus essentiel à traiter dans sa globalité.
Il ne s’agit plus avec amusement, de butiner pour notre plaisir intellectuel dans le » Guide de nulle part et d’ailleurs à l’usage du voyageur intrépide en maints lieux imaginaires de la littérature universelle « 2 et d’en visiter les îles, à la fois prophétie et mémoire, fantaisies et systèmes ; il s’agit, comme l’auront compris les lecteurs de notre revue, de réfléchir à l’un des problèmes majeurs de notre temps.
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1. » Cities in Civilization « , commenté par Thierry Paquot dans Sociétal, n° 27.
2. Éditions du Fanal.