La cité idéale selon Jules Verne
La lecture du petit ouvrage récemment paru et intitulé Une ville idéale fournit une première piste. Il s’agit du texte d’une conférence faite en 1875 devant l’Académie des sciences, lettres et arts d’Amiens, dont est membre le père de Phileas Fogg.
L’ouvrage, cependant, nous laisse sur notre faim. Le grand visionnaire, qui pressent l’avion, le cinéma, la câblodiffusion, la télématique musicale, la conquête de l’espace et de la lune, limite sa vision de l’évolution urbaine au quadruplement de la population de cette bonne ville d’Amiens, aux tramways et à l’éclairage urbain par l’électricité, aux rues bitumées et à des formes assez prudhommesques de rénovation urbaine !
Sa réflexion sur la ville ne semble pas dépasser le niveau d’un élu municipal sans envergure.
Au plan de l’éducation et des coutumes, il prévoit la disparition du latin et du grec dans l’enseignement au bénéfice d’une éducation technique, et, paradoxe, la disparition des célibataires. Prédiction juste pour le latin, mais zéro pointé pour son anticipation des structures familiales.
S’agissant de l’organisation économique et industrielle, s’il imagine dans son œuvre la création d’un premier » konzern « , il limite sa vision des concentrations industrielles à l’absorption de la Compagnie du Nord par la Compagnie des chemins de fer de Picardie et de Flandre !
Il n’imagine ni le développement de l’automobile ni des ordinateurs ni l’explosion de l’information et des médias dans la vie courante.
Dès lors, pour tenter d’appréhender la vision vernienne de l’évolution de la cité, il nous faut entrer plus avant dans l’œuvre féconde, traduite dans pratiquement toutes les langues, de l’un des auteurs français les plus originaux du dix-neuvième siècle.
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Il faut tout de suite faire justice des trois ouvrages où la ville est directement représentée. Il s’agit des Cinq Cents Millions de la Bégum, de l’Île à hélice et de L’Étonnante Aventure de la mission Barsac.
Dans Les Cinq Cents Millions de la Bégum, France-Ville, cité heureuse, s’oppose à Stahlstadt, ville de l’industrie lourde, de la productivité et de la tyrannie. Standard Island, dans L’Île à hélice, n’est qu’une ville flottante pour milliardaires oisifs. Harry Killer, le héros sanguinaire de La mission Barsac, est une sorte d’Hitler qui règne sur Blackland, cité technologique et esclavagiste au cœur de l’Afrique.
Dans l’ensemble de l’œuvre, ces trois romans sont des ouvrages mineurs. La description de ces pseudo-villes frôle la niaiserie, et les personnages, la caricature. Le mythe de la cité nouvelle est oblitéré. C’est quand la ville prend réellement corps, que Jules Verne lui donne le moins de sens.
La cité idéale est pourtant l’un des thèmes majeurs récurrents de l’œuvre vernienne. Mais il s’inscrit dans une structure romanesque où trois autres thèmes apparaissent successivement.
Le voyage
Le thème le plus évident est celui du voyage. La longue série des romans commandés à Jules Verne par Hetzel porte le surtitre de Voyages extraordinaires. Plutôt que de voyages, il vaut mieux parler de traversées, d’itinéraires où le hasard interfère avec une intention généralement cryptée, qui guide le voyageur dans un ensemble complexe d’aventures richement documentées, assorties de ruptures, de changements d’état ou de mutations vécues par les différents héros.
France-Ville compte près de 100 000 habitants.
Les Cinq Cents millions de la Bégum, Un article de l’Unsere Centurie . J. HETZEL ET CIE
Grand best-seller de la littérature pour la jeunesse au siècle dernier, le livre de voyage est transcendé par Jules Verne qui lui confère une dimension plus symbolique et plus originale, pour ne pas dire quasiment mythique.
Comme des variations sur un thème imposé, le voyage vernien revêt les formes les plus variées. Il peut être circulaire : aérien pour Cinq semaines en ballon, souterrain et spéléologique pour le Voyage au centre de la Terre, terrestre et maritime dans Le Tour du monde en 80 jours ou dans Les Enfants du capitaine Grant. Il est géométrique dans Les Mirifiques Aventures de Maître Antifer, soumis aux caprices d’un grand jeu de l’oie à travers les États-Unis dans Le Testament d’un excentrique. Il est polaire dans les Voyages et Aventures du capitaine Hatteras ou dans Le Sphinx des glaces. Le plus souvent, le voyage vernien est régi par un code, un message crypté ou incomplet, une idée fixe ou la recherche d’un objectif réputé inaccessible.
La recherche du père
Autre thème récurrent, la recherche du père. Traduit-il dans l’univers du romancier le mauvais souvenir ou la frustration de relations difficiles avec son propre géniteur ? Le thème est dominant dans Les Enfants du capitaine Grant ou dans Le Superbe Orénoque. On le retrouve transformé sous d’autres variations, la recherche d’un mari, d’une épouse, d’un enfant, d’un frère ou d’un proche dans bien d’autres ouvrages comme Mistress Branican, Le Château des Carpathes, Le Testament d’un excentrique, Le Tour du monde en 80 jours, L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, ou même Le Secret de Wilhelm Storitz.
Dans Famille sans nom, l’un des rares ouvrages de Jules Verne qui » finisse mal « , le père est à la fois traître et réprouvé, sa réhabilitation n’étant imaginable que par le sacrifice volontaire de ses fils.
Le voyage est ainsi le prétexte à la retrouvaille d’un père perdu.
Le sage, le savant, l’ingénieur
Le troisième thème est dérivé du précédent.
Au père disparu se substitue un nouveau personnage de père adoptif, qui prend généralement la dimension d’un mentor, d’un sage, d’un savant, ou d’un ingénieur. Le mentor, le sage, le savant, l’ingénieur sont le plus souvent accompagnés de disciples, d’élèves ou de témoins.
Le professeur Lidenbrock et le docteur Fergusson, le Capitaine Némo et, bien sûr, Cyrus Smith, Phileas Fogg, Michel Ardan ou le Kaw-djer peuplent cette galerie de personnages. Tous sont des hommes forts, intelligents, érudits, cultivés, charismatiques. Ce sont des meneurs.
Ainsi transformé, le personnage du père, devenu sage et père adoptif révèle un comportement plus ou moins sociable. Le sage est parfois un grand solitaire (le Capitaine Némo).
Le grand solitaire se mue en révolté, comme Robur le Conquérant. La figure du sage peut être inversée, diabolisée. Le dieu devient Lucifer. Ainsi, le docteur Schultze dans Les Cinq Cents Millions, Rodolphe de Gortz dans Le Château des Carpathes, Wilhelm Storitz dans Le Secret, ou Harry Killer dans La mission Barsac. Poussé à ce paroxysme, le maître se change en un être asocial, cruel, fou, mégalomane, pourvu le plus souvent d’un pouvoir maléfique.
La cité idéale, enfin
Père perdu, père adoptif retrouvé. Le premier est le prétexte du voyage, le second conduit le voyage. Et le voyage, qui s’oppose à la sédentarité de la cité, est le truchement par lequel on atteint la cité idéale, le paradis perdu.
Nouveau thème vernien par excellence, la recherche du lieu idéal, de l’éden, l’établissement d’une cité à établir à tout prix, le plus souvent dans un environnement hostile. La cité est à conquérir, et toute la force et le talent du sage vont être mobilisés pour la fonder. C’est bien plus qu’une robinsonnade, c’est l’établissement d’une ville. Ce n’est pas un acte individuel, comme la mobilisation de Robinson pour survivre, c’est un acte collectif.
Le rôle du sage subit donc une variation importante. Il n’est plus seulement là pour assumer un voyage extraordinaire, mais principalement pour présider à l’élaboration d’un projet qui dépasse la seule ambition scientifique, technologique ou technique, et touche à l’humain et au progrès social. Au sage il appartient de faire don de son savoir et de sa compétence au groupe qu’il dirige. Il va donc, en tant qu’expert et que réalisateur, donner corps au projet de cité à fonder. Le sage va finaliser le voyage, lui donner un sens, il va préparer l’établissement de la communauté.
Cyrus Smith et l’île cité
Dans la mythologie vernienne, le personnage de sage le plus accompli est celui de Cyrus Smith, l’ingénieur. C’est lui qui, avec quelques disciples, va coloniser l’île mystérieuse et hostile, fonder la ville, et, en dépit d’une nature inconnue et dangereuse, créer la possibilité d’un bonheur individuel et collectif. Il va tracer, comme Romulus, le plan de la cité future, assurer la subsistance, allumer le feu, fonder les cultures et l’élevage, fabriquer de l’électricité, installer un réseau de télécommunications, aménager la résidence et les appartements.
À chaque étape de cette colonisation, il instruira son disciple, il sera éducateur autant que maire. Par son incontestable autorité, il sera le chef reconnu, il fédérera les efforts et les compétences de chacun.
Cyrus Smith incarne la triple édification d’une culture, d’une société et d’un espace nouveau dans une nature hostile et dangereuse. Cyrus Smith symbolise le Plan et l’Aménagement du territoire. Son rôle ne se limite plus à la survie, mais à la construction d’un avenir. Si la cité nouvelle qu’il a créée va être détruite par la fureur de la nature, elle sera obligatoirement reconstruite, tel le phénix renaissant de ses cendres.
Sans peut-être le savoir, Jules Verne évoque ici l’un des traits spécifiques de toute cité idéale. Elle a autant besoin d’un passé que d’un futur. La ville nouvelle et définitive créée aux États-Unis par Cyrus Smith et ses disciples se souviendra de l’île Lincoln dont elle reproduira les sites, les noms et les fleuves, la mémoire.
Pour les autres sages verniens, la gratification est beaucoup plus réduite : de beaux souvenirs pour le professeur Lidenbrock, une communication à la Société Royale de Géographie pour le docteur Fergusson. Ou, gratification plus personnelle, une épouse pour Phileas Fogg, un père pour Robert Grant ou pour Jeanne, un fils pour Mistress Branican.
Pour d’autres héros, inspirateurs d’aventures prodigieuses, c’est le retour à la case départ. Pour d’autres, enfin, le point ultime confine à la folie ou à la mort (le Capitaine Hatteras, Franz de Telek, Robur le Conquérant).
On ne saurait être complet dans cette brève analyse sans mentionner, dans le projet vernien, l’intervention de la providence. La survie des héros de l’île mystérieuse ne peut être seulement assurée par l’ingénieur Cyrus Smith. Elle n’est possible que grâce à l’intervention d’un deus ex machina de niveau supérieur, à savoir le Capitaine Némo.
Dans sa phase de rédemption, ce grand révolté, en surpassant l’ingéniosité et le talent de Cyrus Smith, assure l’avenir de la petite communauté en la sauvant. Il est l’expert de niveau supérieur. Si Cyrus Smith est d’essence humaine, le Capitaine Némo appartient à l’ordre des héros ou des dieux.
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Il est possible que dans la mythologie vernienne, la cité idéale n’existe pas. Ce n’est sûrement pas cette bonne ville d’Amiens, ville d’exil pour le romancier et dont il deviendra conseiller municipal. La ville idéale n’est pas ce que ce bourgeois imaginatif entrevoit de la petite tour qui surmonte l’une des dernières maisons qu’il habite. Son regard est ailleurs, il est loin, beaucoup plus loin.
Jules Verne nous livre-t-il un enseignement pour la ville future que nous imaginons, nous, au seuil du xxie siècle ?
Parce que sa cité idéale n’existe pas, Jules Verne vit et pressent peut-être, en visionnaire, l’immense déficit d’aménagement urbain dont la France a donné le pitoyable exemple, par rapport à d’autres pays, pendant son premier siècle d’industrialisation.
Après les dix-septième et dix-huitième siècles, après l’Empire, c’est l’état zéro des ambitions pendant un second empire et deux républiques. Il est le contemporain d’Haussmann, aménageur bourgeois et affairiste, mutilant le Paris historique, barrant d’un trait, comme d’un tag, le cœur de la rive gauche par son horrible boulevard Saint-Germain.
Viendra le saccage de l’un des plus beaux sites d’Europe, les abords immédiats de Paris, paysage incomparable de vallées et de collines, site aussi beau que celui du Bosphore ou de Rio. Ce sera la prolifération anarchique des banlieues, l’absence d’espaces verts, les pénétrantes crasseuses, les pavillons de meulière, la défiguration et la dégénérescence de la cité, et enfin… Sarcelles.
De quoi rêvons-nous aujourd’hui ? Est-ce d’une ville idéale, dont le prestige dépasse les frontières ? D’une ville sans voitures, sans pollution ? D’une ville où les différences entre les riches et les pauvres s’estompent, où les jeunes et les vieux cohabitent et se complètent sans ségrégation ? Rêvons-nous d’une ville de loisirs où l’on ne travaille plus que trente-cinq heures, d’une ville hautement culturelle, riche en musées, en théâtres, en spectacles et en cinémas, en stades et en espaces verts ? Rêvons-nous enfin d’une ville sans délinquance, sans béton et sans périphérique ? De la ville à la campagne, comme Alphonse Allais ?
Jules Verne, dans son personnage de précurseur à la fois révolté et rêveur, nous apprend sans doute que cette ville-là n’existe pas, qu’elle est utopie, mais qu’il faut l’espérer quand même. La reconquête de la cité commence par ce rêve.