Des coulisses pour la ville.
L’idée qui sous-tend Clé de Sol est simple. Chacun a en effet été frappé, et souvent gêné, par le nombre des chantiers sur la voie publique pour l’entretien et la réparation de réseaux divers et, plus encore, par leur succession dans le temps, comme si chacun des intervenants ignorait le passage récent du prédécesseur. Première réflexion : » Le trou est à peine bouché que d’autres arrivent et défoncent à nouveau au même endroit. Ne pourraient-ils pas s’entendre pour faire tout en même temps ? » à laquelle succède souvent une autre : » Ne pourrait-on, à notre époque, regrouper tous les réseaux dans le même gros tuyau, de telle sorte que l’on n’éventre pas continuellement les voies publiques ? »
Pour l’opinion commune, Clé de Sol est sans doute un projet facile. L’homme de la rue serait d’ailleurs surpris d’apprendre l’existence d’une recherche à ce propos. Mais pour les professionnels avertis, ingénieurs des villes, édiles municipaux, délégataires de services publics, il en va tout autrement : le projet frise l’utopie. Au cours de l’enquête de 1997–1998 conduite par Tchen Nguyen, actuel directeur du projet, auprès d’une trentaine de villes, cette opinion, même de la part d’interlocuteurs qui s’étaient pourtant déclarés intéressés, a été clairement ressentie.
C’est pourquoi il m’a paru intéressant, dans ce numéro consacré à la Cité idéale, mais aussi en contrepoint aux cités réelles, d’exposer les principes de cette recherche, en cours à l’heure où sont écrites ces lignes, et par là d’illustrer un écart irréductible entre l’opinion commune et les milieux avertis sur les questions urbaines et donc sur la recherche en ce domaine. Je suis frappé, en réfléchissant quotidiennement à Clé de Sol, mais aussi en me remémorant divers aspects d’une carrière presque entièrement consacrée aux questions urbaines, par les différences de jugements sur le » possible » et » l’impossible « , sur » l’utopique » et le » réalisable « , selon le degré d’information et de connaissances. Je commencerai donc par une description de Clé de Sol et de ses espoirs. À la lumière de l’expérience vécue, je me permettrai ensuite quelques réflexions sur la question de l’utopie et du réalisme en matière urbaine.
Le projet Clé de Sol
Naissance et mûrissement du projet
Clé de Sol n’est pas issu d’une volonté administrative, mais d’une sollicitation privée. Je me trouvais, en 1987, à la tête d’une société anonyme créée par quelques entreprises et conçue comme une » force de proposition » à l’égard du maître d’ouvrage et des maîtres d’œuvre d’un très grand projet d’aménagement. Diverses caractéristiques du site et du projet donnaient à une galerie multiréseaux primaire, donc sans branchement, des chances quasi certaines de réussite, si, toutefois, le maître d’ouvrage acceptait deux conditions : le lancement simultané des appels d’offres de réseaux et le principe d’une variante avec habitacle commun.
Le manque de préparation du milieu décisionnel à l’idée même de notre suggestion fit échouer la tentative. Mais les entreprises, intéressées par la démarche suivie, plus juridique et financière que technique à proprement parler, me convainquirent, quelques années après, de créer, au sein d’une structure publique-privée existante, l’association Réseau-Île-de-France, un groupe spécialisé sur les galeries multiréseaux. Pratiquement je ne pus m’atteler à cette tâche qu’en 1994, en revenant dans l’administration.
Un colloque organisé en avril 1995 par la petite équipe initiale et limité aux galeries existantes montra que lorsque, ici et là, on avait réussi à regrouper les réseaux dans le même volume, soit par la création d’habitacle, soit par l’utilisation de vides existants, ces regroupements fonctionnaient à la satisfaction de tous, sous réserve de règles… de bonne conduite. Il était impardonnable de ne pas en réaliser lorsque les circonstances se présentaient favorablement. Plusieurs associations techniques intéressées par le sujet décidèrent alors d’unir leurs efforts avec ceux de Réseau-Île-de-France.
Les raisons profondes des espoirs et des chances de Clé de Sol
Plusieurs paramètres vont, dans les décennies à venir, favoriser l’émergence du concept multiréseaux. Ils sont synthétisés dans le petit diagramme ci-après : la multiplication de nouveaux réseaux, chauffage, climatisation, assainissement séparatif, fibres optiques de toutes natures, la prolifération d’objets souterrains ayant besoin de se situer sous l’espace public et la croissance des volumes demandés. Sous leur poussée, l’utilité économique de l’espace public souterrain augmente rapidement et donc » la propension à payer » pour y trouver de la place, surtout dans les premiers mètres de profondeur.
Galerie du Colombier (quartier neuf mais central) à Rennes.
La galerie est dite “ sèche ” (pas d’écoulement libre de l’eau pluviale).
Or un des deux intérêts majeurs des galeries vient de ce qu’elles économisent l’espace public souterrain : alors qu’on doit, dans la pleine terre, respecter des règles d’interdistances larges, verticales comme horizontales, pour éviter les incidents et accidents de chantiers, ces règles peuvent être réduites dans des galeries où tuyaux, fils et fibres sont vus ; les positions des réseaux les uns par rapport aux autres sont également optimisées en fonction des interventions sur chacun (largeurs d’outils, ergonomie), des gênes que les uns peuvent représenter pour les autres et, bien sûr, de la sécurité d’ensemble.
En même temps, les exigences environnementales contemporaines ont un double effet. Elles poussent d’abord à la création de nouveaux réseaux (séparation des eaux pluviales et des eaux usées, interdiction des surverses d’orages en rivière augmentant les volumes d’eaux pluviales à évacuer, sécurité de la circulation automobile, etc.). Elles conduisent aussi à attribuer une valeur de plus en plus élevée2 aux nuisances urbaines (bruit et salissures causés par les chantiers urbains, détournements de circulations piétonne et automobile, etc.). Or l’autre intérêt majeur des galeries, si elles sont visitables, est de supprimer la plupart des interventions en voirie : c’est d’ailleurs surtout sous cet angle que les perçoit l’opinion commune.
Enfin, l’espace public de surface, surtout dans les centres, est de plus en plus l’objet de travaux d’embellissement et de réhabilitation historique. Or, les reprises après chantier d’espaces ainsi améliorés sont difficiles et de plus en plus coûteuses. Même pour de simples revêtements, les villes tendent à se montrer plus exigeantes à l’égard des chantiers de voirie3.
Il est donc prévisible que, le temps passant, les avantages socioéconomiques des galeries multiréseaux croîtront et justifieront des réalisations de plus en plus nombreuses. On peut cependant nourrir l’inquiétude de voir la » fenêtre de tir « , progressivement ouverte depuis les années 80, se fermer lorsque la pression des nouveaux réseaux s’estompera et que le caractère inextricable des situations créées rendra extraordinairement coûteuses les remises en ordre, même lors d’occasions propices. La période présente est probablement historique.
Le contenu de Clé de Sol
Si les vents sont favorables, pourquoi faut-il donc une recherche ? Tout simplement, pour résoudre des questions récurrentes qui continuent à faire obstacle aux réalisations quand celles-ci seraient pourtant intéressantes. Dans cet esprit, Clé de Sol souhaite apporter aux ingénieurs urbains une » boîte à outils » qui leur permette de réagir avec célérité. En effet une occasion, même favorable, n’a jamais comme objectif principal de créer des galeries. Les réseaux ne sont que des » moyens » qui doivent s’adapter au programme envisagé : nouveaux quartiers ex nihilo, réhabilitation de quartiers existants, lignes de tramways, aménagements piétonniers, valorisations de quartiers historiques, etc., mais ils viennent en tête de tous les plannings de travaux. Il est donc souhaitable que la décision de les regrouper dans un même habitacle ait été prise lors de la décision initiale ou très peu après.
Les chantiers de Clé de Sol
Ville de Rennes
En perspective, le secteur historique sauvegardé où les ouvertures de chaussée sont difficiles et coûteuses. À plus court terme, essai d’une galerie en zone non historique, à l’occasion d’un aménagement de circulation.
Communauté urbaine de Lyon et Syndicat des transports lyonnais
En perspective : comme le déplacement des réseaux s’impose lors des implantations de tramways, en profiter pour les regrouper en galeries. À plus court terme, comparaison de la formule classique et de la galerie sur le prolongement de la ligne 2 vers Saint-Priest.
SEMAPA (aménagement de la rive gauche Seine-Amont)
Dans un urbanisme sur dalle, où la galerie est un genre imposé, est-il possible d’attirer les restaurants, éléments importants d’attractivité commerciale des bureaux, en leur garantissant la desserte en gaz ?
A quelles conditions peut-on accepter le gaz dans une galerie ?
Ville de Besançon
12 km de galeries existent depuis vingt ans dans le quartier de Planoise (20 000 hab.). Des galeries sont envisagées dans une ZAC d’activités à proximité.
Peut-on justifier la nouvelle expérience à la lumière de l’ancienne ?
Communauté d’agglomération de Grenoble et ville de Grenoble
Galerie existante de la Villeneuve. Mise en ordre juridique de l’exploitation. Question analogue à celle de Lyon pour le tramway.
EPAD (aménagement du quartier de La Défense) (1)
Réseau de 10 km de galerie ; mise en ordre juridique et financière de l’exploitation afin d’anticiper la séparation entre Nanterre, Puteaux et Courbevoie.
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(1) Chantier encore incertain, l’EPAD n’ayant pas signé à ce jour la Charte de Projet.
Pour satisfaire cette contrainte opérationnelle, l’examen d’une solution en galerie ne doit ni rencontrer de résistances psychologiques, ni entraîner difficultés et retards dans la préparation du projet principal. Les manques de normes géométriques et cindyniques4, de moyens pour apprécier l’intérêt socioéconomique de l’alternative entre galerie et enfouissement, de références et d’exemples variés pour le montage juridique et financier sont à cet égard de sérieux handicaps.
Ces sujets sont répartis en quatre rubriques étudiées par des groupes » thématiques » qui s’appuient tous sur un ensemble d’expériences repérées et de cinq chantiers (chaque groupe a en fait un chantier » préféré » de par la nature même de la question locale dominante) :
– l’état de l’art : façons de faire, recommandations en matière d’interdistances et de positionnement des réseaux les uns par rapport aux autres,
- la cindynique comparée entre les réseaux en pleine terre et en galeries ; outre les recommandations propres aux galeries en matière de prévention, de traitement des incidents, de réactions face aux accidents, le groupe examine, du point de vue cindynique, avantages et inconvénients comparés des réseaux enfouis et des réseaux en galeries5,
– la socioéconomie comparée : il s’agit le plus souvent de comparer sur longue durée une solution classique en réseaux enterrés avec un projet en galerie. Les ingénieurs des villes doivent pouvoir conseiller judicieusement les élus locaux de réaliser ou, au contraire, de ne pas réaliser, une galerie. Encore faut-il qu’ils disposent de certaines données et de certaines statistiques qui leur permettent les calculs6,
– le partenariat : un projet socioéconomiquement justifié dégage une rente collective. Mais pour que le projet se réalise, il faut que cette rente soit distribuée entre les acteurs de telle sorte que chacun y gagne et, surtout, qu’aucun n’y perde. Aspect décisif de la réalisation, le montage juridico-financier traduit ce partage et les règles de vie en commun, tant pour l’investissement que pour l’exploitation. Là aussi, par des exemples, Clé de Sol montrera les différents contrats possibles entre autorités locales, maîtresses de l’espace public, délégataires concernés et gestionnaire de l’habitacle.
L’équipe de Clé de Sol a, depuis 1994, agrégé progressivement plusieurs villes et plusieurs grands délégataires qui ont accepté, pour les premières, de se prêter, à l’occasion d’opération chez elles, à des observations et des expérimentations, pour les seconds, d’apporter leurs savoir-faire et leurs compétences. Les chantiers (voir encadré) choisis au sein d’une trentaine de candidatures plus ou moins affirmées forment une palette intéressante de cas représentatifs de toutes les situations décrites plus haut : quartiers historiques, urbanisation nouvelle, lignes de tramway, galeries existantes aux règles imprécises.
Par ailleurs, Clé de Sol a réuni autour de lui des compétences de très haut niveau, particulièrement chez les délégataires pour les techniques, mais aussi chez les juristes spécialisés dans l’espace public et chez les experts » réseaux » auprès des tribunaux, de telle sorte que les résultats de la recherche, prévus en février 2003, soient, sinon incontestables, du moins largement reconnus par l’ensemble des milieux professionnels concernés.
Utopie et réalisme en matière urbaine
Pourquoi Clé de Sol est-il un projet difficile ?
L’exemple de Clé de Sol illustre à sa manière la difficulté de l’action en milieu urbain vivant. Pour l’homme de la rue, qui se place spontanément à l’échelle individuelle, il ne doit pas être beaucoup plus difficile de ranger le sous-sol d’une ville que de ranger sa cave. Pour l’édile urbain, à une tout autre échelle, la question est autrement complexe7 : il doit non seulement réagir vite lors d’occasions favorables, mais il doit aussi amener à s’entendre entre eux un gestionnaire d’habitacle et des gestionnaires de réseaux, privés comme publics, à statuts d’occupation du domaine public différents, à cultures techniques et à contraintes différentes.
Galerie de Planoise à Besançon.
Noter : • la cuvette des eaux pluviales (à écoulement libre), • les deux tuyaux d’eau à 180° pour le chauffage urbain, très aisément visibles et atteignables, ce qui s’est révélé très efficace tant en sécurité qu’en rendement calorifique.
Les » coûts de transaction » de tels projets sont donc très élevés. Beaucoup d’entre eux, quoique valables, ont avorté pour cette raison. Une autre forme d’échec, quand le maître d’ouvrage est décidé ou que la galerie est un genre technique imposé, comme dans l’urbanisme sur dalle, vient de l’inflation des exigences des futurs occupants qui accroissent à l’excès le coût de l’habitacle. Enfin pour couronner le tout, l’influence du droit, européen comme national, sous toutes ses formes, droits du travail, de l’espace public, de la délégation de service public, etc., et de la fiscalité sur l’attitude des acteurs en présence est considérable et il faut y prêter continuellement attention.
Le pari de Clé de Sol mais aussi sa difficulté résident donc dans la » mise en facteur commun » entre tous les acteurs d’une majorité des éléments qui, avant la recherche, devaient tous être négociés projet après projet. Certes, chaque projet restera un prototype dépendant de contraintes locales (tracé des rues, branchements, etc.) et la ville concernée aura, en tout état de cause, à l’édifier. Du moins pourra-t-elle, si Clé de Sol réussit, réduire délais et coûts de transaction.
Clé de Sol doit également permettre l’approbation d’un corpus de règles de l’art par les plus hautes autorités techniques de grands délégataires privés des secteurs de l’eau, de l’électricité, du gaz, de la chaleur, du froid et des télécommunications. Le progrès serait décisif. En effet la discussion des interdistances et du positionnement des réseaux les uns par rapport aux autres se pratique aujourd’hui avec des responsables locaux qui n’ont rien à gagner à se prêter à des accommodements avec les règles de pleine terre. La baisse des coûts dans ces conditions n’est pas possible.
Clé de Sol n’existerait pas si l’ensemble du milieu technique concerné l’avait considéré comme totalement utopique. Mais il fallait pour cela perfectionner l’idée de base à la lumière des critiques qui lui étaient faites, passer par des étapes de préfaisabilité, puis de faisabilité, qui manifestent clairement l’objectif du projet et son insertion dans le réel, notamment par des » chantiers » localisés. Tout cet effort a permis de convaincre de nombreux responsables, à chaque étape, et ainsi de donner aujourd’hui des chances raisonnables de succès à cette recherche. Mais cela aussi a eu un coût élevé.
Vous avez dit » recherche » ?
Galerie en cours de construction dans une extension du quartier de Planoise à Besançon. Notez la forme ovoïde de l’habitacle qui réduit les armatures à quelques coutures entre radier et toit.
Lors de sa » marche dans le désert « , l’équipe initiale a dû convaincre que la mobilisation autour d’un bouquet de thèmes qui n’étaient pas tous strictement techniques était bien de la recherche. C’était essentiel : s’il s’agit d’obtenir un résultat, on ne peut négliger aucun aspect des difficultés qui se présentent.
Or, certaines discussions préliminaires à la création de Clé de Sol faisaient balancer certains de nos interlocuteurs entre deux tendances. Membres du milieu » averti « , ils considéraient le projet comme » utopique » car ils en savaient d’expérience la difficulté, mais, face au détail de notre plan d’action détaillé, ils revenaient, sans même s’en apercevoir, à l’opinion de l’homme de la rue, en considérant que, puisque les questions techniques étaient modestes, pour ne pas dire triviales, il n’y avait pas de Recherche avec un grand R.
Faire comprendre que la multiplicité des intervenants et le changement d’échelle qui en résulte font de questions triviales des énigmes redoutables n’est pas chose facile. C’est cependant nécessaire car ce qui fait la ville, ce sont des hommes d’aujourd’hui, vivant dans un cadre bâti qu’on ne saurait transformer d’un coup de baguette magique. Vouloir agir sur ce cadre c’est inexorablement rencontrer des ensembles réticulés d’individus, de familles, de groupes de toutes sortes dont les intérêts, les convictions et les tendances individuelles et collectives constituent des bétons plus résistants que les dalles les mieux armées ou des forces actives moins endiguables que les rivières.
Cité idéale et ville réelle
Cette question n’est pas réservée à Clé de Sol. La difficulté intrinsèque de l’action urbaine, et donc de la recherche en cette matière, vient de la résistance de l’esprit humain à accepter que le changement d’échelle puisse modifier la nature des questions posées.
Les physiciens, les chimistes, les biologistes ont dû l’admettre pour comprendre certains phénomènes. Mais faire de la ville un sujet d’observation » quasi biologique » heurte le sentiment commun : spontanément nous croyons généralisables à l’échelle d’une ville des explications valables à la nôtre ou à celle de notre quartier. Cela oblige les équipes de recherche/action urbaine à conduire des travaux besogneux d’observation, de compréhension des mécanismes et, simultanément, de formation des milieux professionnels, prix à payer pour résoudre des questions très ardues dont le résultat apparaîtra pourtant d’une » évidente » facilité à leurs contemporains.
Clé de Sol est un cas modeste et ses résultats sont loin d’être acquis ; c’est pourquoi j’illustrerais volontiers mon propos en ajoutant un autre exemple, d’une tout autre nature : celui du POS de Paris, œuvre remarquable de l’Atelier parisien d’urbanisme. Derrière la sévère apparence administrative d’un tel document, le praticien expérimenté discerne une impressionnante somme de connaissances, de compréhension des mécanismes sociaux et économiques à l’œuvre dans la ville ainsi que de prise en compte des essais-erreurs antérieurs. Il s’agit incontestablement d’un document volontaire concernant l’avenir du cadre bâti de Paris, mais où la volonté publique a su rester dans le champ du possible, tout en en tirant le meilleur parti.
Il existe une autre voie, préférée des médias parce qu’elle suscite le rêve : celle de la Cité idéale. Elle ne manque pas d’intérêt en ce qu’elle révèle, par les débats qu’elle provoque, la façon dont chaque génération a imaginé la Jérusalem céleste, réplique urbaine finale de l’Éden initial. Mais elle présente en général peu d’intérêt pour aider à résoudre les questions ardues de ces » désordres apparents /ordres biologiques cachés « , que sont les villes réelles.
Le premier rêve du visionnaire c’est, avant même son projet, la » page blanche « . Il va enfin pouvoir écrire sur le sol, mais sur un sol nettoyé de tout un passé avec lequel les accommodements sont décidément trop compliqués, ce qu’aurait toujours dû être la Ville, ce qu’elle devrait toujours être dorénavant. Il a dans l’esprit une vision de l’homme et de son avenir. La Cité idéale, par sa conception même, favorisera l’émergence de la nouvelle société.
L’adaptation du droit
- Pouvoir des maires en matière de coordination, (loi 83⁄663 du 22 juillet 1983 et décrets d’application).
- Baux emphytéotiques ouvrant des droits réels sur le domaine public communal, (loi 88⁄13 du 5 janvier 1988).
- Directive européenne sur les industries de réseaux (n° 93/88/CEE du 14 juin 1993).
- Disparition de la péréquation tarifaire énergie et télécommunications.
- Ouverture de droits réels sur le domaine public national (loi du 25 juillet 1994).
- Libéralisation des télécommunications (loi 96⁄659 du 26 juillet 1996).
- Libéralisation de l’électricité (loi 2000⁄108 du 10 février 2000).
- Lois à venir sur le gaz, le chauffage urbain, etc.
Quelques utopies urbaines ont été réalisées. Malgré les dispositions immanquablement prévues par leurs créateurs pour empêcher les détournements de leurs œuvres, toutes ont été apprivoisées et adaptées par ce bernard-l’ermite impénitent qu’est l’homme, mais jamais de la façon qu’avait imaginée le visionnaire.
À Chandigarh, Nehru demandait à Le Corbusier et Jeanneret de construire la capitale d’un nouveau Pendjab, mais aussi et surtout un modèle pour la nouvelle Inde socialiste qui s’écarterait résolument du modèle impérial britannique. L’organigramme de la société future devait se lire, et se lit, sur le plan. À Brasilia, en 1956, le désir conjoint de Costa, de Niemeyer et de Kubitschek de conserver au site sa pureté originelle a amené le Président fédéral et ses urbanistes à interdire aux ouvriers des chantiers de résider à moins de 50 km. Moyennant quoi le dynamisme économique et la vitalité culturelle insufflés par cette immense réalisation sont restés longtemps l’apanage de cités ouvrières éloignées, abandonnées sans plan et sans organisation à leur développement » naturel « .
Aujourd’hui, on ne peut pas manquer de trouver certains mérites à ce que ces utopies sont devenues et admirer en souriant l’habileté du genre humain à tirer parti de tout. Mais on doit aussi penser à la gigantesque aspiration de moyens et d’énergie que ces projets ont coûtés et, plus encore, à ce que ces moyens et cette énergie auraient apporté aux villes existantes s’ils s’y étaient investis avec plus de sagacité dans un ordre urbain prometteur d’avenir. C’était une tâche plus modeste, presque besogneuse, de résultat simple en apparence ; mais le changement d’échelle aurait exigé, là aussi, plus de recherche/action qu’il n’y paraît à première vue. Seulement voilà, ces villes, déjà très impressionnantes et qui le devenaient chaque jour un peu plus, avaient le tort d’exister et donc de représenter ce qu’on ne voulait plus voir. C’était vers une vision nouvelle, mais non reproductible, de la Ville qu’il fallait porter les yeux.
Attention donc à la Cité idéale : elle détourne de la ville réelle. Non seulement elle peut occasionnellement accaparer des moyens qui eussent été mieux placés dans les villes existantes, mais, plus gravement, elle laisse croire faussement qu’il est possible, par la création ex nihilo, d’échapper aux contraintes » triviales » de la ville réelle8. Elle disqualifie ainsi perfidement la recherche/action perpétuellement confrontée au mur d’incompréhension qu’engendre la transformation d’une question simple en question ardue par le seul changement d’échelle.
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1. Direction de la Recherche et de l’Action scientifique et technique (DRAST).
2. La croissance annuelle de l’utilité économique moyenne de la suppression de ces nuisances est proche de celle de la consommation finale des ménages.
3. De plus en plus les communes interdisent toute intervention en voirie dans les trois ans qui suivent un nouveau revêtement. Elles obligent souvent aussi le gestionnaire de réseau à réparer non seulement la surface entamée mais une large partie environnante, pour éviter l’effet, généralement désastreux, de » rustine « .
4. Ensemble des sciences du danger (Cf. L’archipel du danger G. Y. Kervern (55) et P. Rubise ; Économica, 1991).
5. L’opinion sur ce sujet est souvent dictée par une réaction instinctive » d’autruche « . » Ce qu’on voit fait peur, ce qu’on ne voit pas n’existe pas. » De fait, le groupement dense des réseaux dans une galerie est impressionnant. Mais on doit à ce propos faire trois remarques :
– il ne faut pas confondre peur et danger ;
– si nous avions des yeux aptes à voir dans le sol, certaines concentrations de réseaux nous impressionneraient tout autant. C’est pourquoi la densification des réseaux sous l’espace public change la donne rapidement au profit des galeries ;
– un principe général de sécurité est précisément le groupage pour une meilleure surveillance, ce qui présente indéniablement un côté paradoxal, mais plus spontanément admis dans d’autres cas : convois routiers de matières dangereuses, regroupement de malades et de virus dans les mêmes hôpitaux, etc.Ces réflexions ne retirent cependant rien au sérieux d’une approche cindynique propre aux galeries multiréseaux.
6. Clé de Sol ne promeut que des projets socio-économiquement justifiés qui apportent un avantage net sur la situation qui prévaudrait en leur absence. Le coût de l’habitacle, souvent allégué contre les galeries n’est pas un argument acceptable : le juge de paix doit être le bilan socioéconomique actualisé.
7. On se place ici dans le contexte français. En Allemagne, en Suisse et dans plusieurs pays du Nord, les services publics urbains (Stadtwerke allemands, Services industriels suisses p. ex.) sont fortement intégrés au sein de l’appareil communal, ce qui semble faciliter certaines réalisations. Clé de Sol s’informe à ce sujet. Nous avons appris – mais cela reste à vérifier – que la Finlande développe systématiquement les galeries multiréseaux à Helsinki. Le développement très rapide de l’informatique de ce pays est sans doute à mettre en relation avec ce fait.
8. Les Cités idéales réalisées connaissent toutes, et vite, des désappointements à la hauteur des ambitions qu’elles affichaient. Il y a des bidonvilles à Chandigarh !