La stratégie internationale de Renault. Y a‑t-il un stratège dans l’auto ?
Pour les dirigeants d’une grande entreprise industrielle, la réflexion existe en permanence pour savoir si des rapprochements stratégiques permettraient d’aller plus vite et plus loin dans la croissance. Depuis 1995, nous avions affirmé qu’il fallait sortir Renault du cadre strictement européen pour aller vers une dimension plus internationale : nous voulions pour l’entreprise un projet de croissance, la cible, à l’horizon 2010, étant quatre millions de véhicules par an. Il fallait chercher pour cela de nouveaux marchés.
D’autre part, depuis l’échec de l’alliance avec Volvo, j’avais la conviction qu’il n’y avait pas de partenaire européen susceptible de s’allier avec nous. L’Asie, alors, n’était pas à notre portée. Mais la crise asiatique de 1997 a fait apparaître des possibilités d’accord qui n’existaient pas auparavant. En 1998, nous avons tiré parti de cette opportunité pour engager le dialogue avec Nissan, puis avec Samsung en 1999. Avec les résultats que l’on sait. Pourquoi avons-nous fait cela ? Sur quoi se fonde cette stratégie ?
Annonce de l’Alliance Renault-Nissan par L. Schweitzer et Y. Hanawa
à Tokyo le 27 mars 1999. © RENAULT
Agir au niveau mondial
Au terme » mondialisation » je préfère celui d’internationalisation : l’ouverture du commerce mondial ne change pas fondamentalement le caractère de nos activités et les règles de la concurrence, elle en modifie seulement le territoire et l’étendue. C’est donc d’abord à cela que j’ai voulu adapter Renault en agrandissant son champ d’action : pour agir dans un marché mondial il est préférable de construire un groupe international.
En second lieu, l’irruption sur nos marchés traditionnels de concurrents très performants et très puissants nous a conduits dans la dernière décennie à modifier dans tous les domaines nos façons d’agir et de produire, que ce soit en termes de qualité, de coûts, ou de délais de développement. On a connu des » guerres des prix « , on connaît encore – et pour longtemps ! – une sorte de » guerre des produits » dans la mesure où les automobiles sont de plus en plus richement dotées d’équipements divers tandis que leur prix de vente tend à se réduire. Or, notre industrie est peut-être plus qu’une autre sensible aux économies d’échelle. Chacun sait qu’une pièce coûte moins cher si on en produit un million plutôt que dix mille, et il se trouve qu’il y a des milliers de pièces dans une voiture : l’économie d’échelle est donc un facteur essentiel, de réduction des coûts dans l’industrie automobile, et il est certain que les opportunités d’acquisitions que nous avons rencontrées ouvrent à la marque Renault une voie plus rapide pour l’atteindre.
En troisième lieu, internationaliser Renault nous permet de mieux nous adapter aux différents marchés et de nous rapprocher de nos futurs clients. Alors qu’en Europe de l’Ouest les marchés automobiles sont saturés et sont essentiellement des marchés de remplacement, il existe au Mercosur, en Asie, en Europe de l’Est, des perspectives de croissance absolument considérables. Avec Nissan et Samsung, Renault est solidement implanté pour profiter de la croissance des marchés asiatiques et vendre des voitures à ceux qui n’en possèdent pas encore.
C’est aussi dans une logique d’adaptation aux marchés que nous avons pris le contrôle du constructeur roumain Dacia : dans leur grande majorité, les gens à travers le monde n’ont pas les moyens financiers d’acheter un véhicule Renault, et nous comptons leur offrir sous cette marque une bonne voiture, moderne et fiable, qui soit adaptée à leur pouvoir d’achat.
Qu’allons-nous faire maintenant ?
Notre groupe possède désormais deux marques principales, Renault et Nissan. Et puis il y a les marques associées : Infiniti pour Nissan, Dacia et Samsung pour Renault. Leur contenu est défini respectivement par Nissan et Renault, avec cependant une sorte de tour de contrôle centrale pour éviter des rencontres accidentelles. Par exemple, celle entre les modèles Scénic et Tino – conçus bien avant la conclusion de l’Alliance – qui ne sont pas assez différenciés. Cela étant, nous devons veiller à l’indépendance de chaque identité de marque vis-à-vis de nos clients, tout en développant au maximum les synergies industrielles, technologiques, et logistiques. Ainsi, à chacune des acquisitions récentes de Renault correspond une stratégie qui lui est propre.
Quand nous avons annoncé l’accord entre Renault et Nissan, tout le monde se demandait si les Français et les Japonais allaient pouvoir travailler ensemble, et la plupart des gens pensaient que nous n’y arriverions jamais. En fait, nous travaillons très bien ensemble depuis un an, et ce dans tous les domaines. La stratégie est clairement de mettre en commun ce qui peut l’être sans nuire à l’identité de chaque marque.
Cela vaut bien sûr pour les ingénieries, mais aussi pour les achats car il n’y a pas de raison d’acheter une tôle différente pour une Nissan et pour une Renault. De nombreuses pièces peuvent aussi être communes si bien que, étant le quatrième constructeur mondial, nous avons aujourd’hui une puissance d’achat considérable vis-à-vis de nos fournisseurs, et la capacité d’avoir des effets de série que nous n’avions pas auparavant. C’est un avantage pour nous, dont nos clients bénéficieront aussi, et qui nous rendra plus compétitifs.
Mais il ne devra jamais se faire au détriment de l’identité : même les yeux fermés, au toucher, nos clients devront sentir s’ils sont dans une Renault ou dans une Nissan. Nous voulons garder les identités de chaque marque précieusement, tout en enrichissant mutuellement nos savoir-faire.
Concernant notre déploiement commun à travers le monde, nous avons déjà commencé à développer des synergies importantes : dès l’année prochaine, des modèles Renault seront fabriqués dans l’usine mexicaine de Nissan ; dans le Mercosur, Nissan qui aujourd’hui y est peu présent appuiera son développement sur les investissements massifs que Renault vient d’y faire. Quant aux États-Unis, nous avons décidé pour l’instant que sur ce grand marché Nissan porterait seul les couleurs de l’Alliance.
Aujourd’hui, notre partenaire réalise environ 4 % du marché, l’objectif étant de dépasser la barre des 5 %, puis celle d’un million de véhicules commercialisés aux États-Unis : je considère qu’il vaut mieux concentrer maintenant nos efforts sur la marque Nissan pour lui donner la force de frappe nécessaire sur un tel marché. Cela étant, la marque Renault reviendra-t-elle un jour en Amérique du Nord de même qu’elle revient actuellement au Mexique ? Dans l’horizon visible, non. Mais, à long terme, Renault étant rétabli dans sa nouvelle image de marque et Nissan ayant acquis sur ce marché une position conforme à ses ambitions, la question se posera à nouveau.
Lorsque nous avons signé l’accord avec Nissan, je n’ai pas voulu que nous passions notre temps à gérer de subtils et fumeux équilibres entre la convergence ou la non-convergence des cultures. J’ai voulu, au contraire, que nous recherchions avec pragmatisme, concrètement, ce qu’il était bon de faire pour les deux entreprises. Notre philosophie est celle d’une alliance, et pas celle d’une fusion : je me méfie des fusions, dans lesquelles l’un » mange » toujours l’autre, pour finalement obtenir quelque chose de moins riche que la somme des cultures des deux entreprises fusionnées.
Kangoo à Jérusalem. © PATRICK SAUTELET
Avec Nissan, nous avons voulu créer un groupe binational, c’est-à-dire un groupe composé de deux entreprises, chacune avec son histoire et chacune avec ses forces, ses racines – en France pour l’une, au Japon pour l’autre. Ces deux entreprises, toutes deux mondiales, sont décidées à travailler ensemble dans un esprit de groupe. Il ne s’agit donc pas de coopérer avec Nissan comme nous le faisons avec un concurrent tel General Motors ou PSA. Notre but est de vraiment travailler ensemble dans un esprit de groupe, cependant fidèle à ses deux racines. C’est pourquoi je pense que nous parviendrons à grandir ensemble : l’ambition de l’Alliance est la croissance rentable.
Notre engagement dans la firme Samsung est d’une tout autre nature. La Corée est un pays où les constructeurs étrangers ne vendent pas beaucoup d’automobiles, 1 % du marché y est une belle performance… Aussi, l’acquisition de Samsung est pour Renault une opportunité de devenir un acteur majeur du marché coréen, qui est un des grands marchés du monde (plus d’un million de véhicules). Pour nous, il s’agit d’abord de ramener Samsung à l’équilibre en lui donnant une place majeure sur ce marché, à l’instar de Daewoo et Hyundai. Cet objectif atteint, nous pourrons travailler à aller au-delà.
Mais chaque chose en son temps. Le premier véhicule qui viendra compléter l’actuelle SM5 sera probablement dérivé de la gamme Nissan, et sera une voiture de taille moyenne. Par la suite, nous n’avons pas encore défini quels véhicules seraient vendus sous la marque Samsung, mais il est évident qu’ils seront issus des plates-formes communes Renault-Nissan.
Enfin, nous avons aussi acquis Dacia. Cette entreprise roumaine avec laquelle Renault a des liens très anciens doit être le pôle de développement d’une marque autonome dans le cadre du groupe. C’est un projet auquel je tiens particulièrement : en effet, les 3⁄4 des habitants de la planète vivent dans un pays où on n’a pas les moyens de s’offrir une voiture, sauf si on est vraiment très riche. Je pense que la vocation de Renault – à travers la marque Dacia – est d’être capable de fournir dans tous ces pays des voitures bon marché, modernes, fiables et solides.
Tel est l’objectif de la voiture à 5 000 euros. C’est un rude défi technologique ! Il s’agit maintenant de trouver des solutions techniques qui associent fiabilité et durabilité, et il nous faut aussi trouver en Roumanie des fournisseurs qui seront capables de faire cette voiture à 5 000 euros avec nous. Nous avançons dans ce domaine, mais il nous reste beaucoup de travail : cela prendra trois ou quatre ans sans doute. Je suis absolument convaincu que nous réussirons et que, si nous sommes les premiers à le faire – et nous sommes bien partis pour cela -, nous aurons un avantage sur les autres constructeurs.
Ces nouveaux véhicules Dacia fiables et modernes, mais peu onéreux, ne verront pas le jour avant la fin 2003. D’ici là, Dacia doit travailler à améliorer la qualité de ses voitures actuelles tout en remettant à niveau son outil industriel car on ne fait pas de la qualité avec un outil périmé. De plus, nous devons mieux former et mieux organiser ses ressources humaines. Il y a donc un énorme travail à fournir pour remettre à niveau une entreprise qui n’avait pratiquement pas évolué depuis trois décennies : nous avons pour ainsi dire trois ans pour rattraper trente ans !
Je tiens à ce que, partout dans le monde, une Renault soit une Renault. Si on enlevait à une Renault des équipements importants, ou si l’on dégradait les fondamentaux qui font une Renault, on commettrait une faute lourde. Au contraire, Renault doit s’affirmer dans le monde entier comme ayant un seul standard de qualité, un seul standard de prestations. C’est pourquoi il est important de compléter la marque Renault par une marque qui, tout en étant irréprochable en fiabilité, propose des produits moins chers : c’est la raison de fond pour laquelle j’ai décidé d’acquérir Dacia.
Samsung SM5. © RENAULT
Par ailleurs – dernière » grande manœuvre » stratégique récente – nous avons signé avec le groupe Volvo un important accord concernant la production des camions. Cependant, il faut rappeler qu’il n’est pas encore effectif, puisque l’accord Renault-Volvo nécessite l’approbation des autorités européennes et américaines : pour l’instant, Renault détient donc toujours 100 % de Renault V.I., et ceci pourrait durer jusqu’à la fin de l’année, peut-être même au-delà.
Mais demain, si Renault entre dans le capital d’AB Volvo, qui est la société mère du groupe Volvo, il y aura dans ce groupe une filiale Renault V.I. et une filiale Mack, comme il y a déjà une filiale camions et bien d’autres sociétés car AB Volvo est un grand groupe diversifié. En prenant 20 % de son capital en échange de RVI, Renault n’a pas vocation à en être le manager. Nous serons, d’une part, le partenaire associé au développement d’AB Volvo en général et au métier du poids lourd en particulier, dont je pense qu’il aura un bel avenir. D’autre part, nous serons les garants de l’accord Renault-Volvo pour veiller à une totale équité de traitement à l’égard des personnels appartenant aux trois filiales productrices de camions : RVI, Mack et Volvo.
Si les raisons de fond qui nous ont conduits à intégrer RVI et Mack au groupe Volvo ne sont pas différentes de celles qui provoquent les concentrations dans l’automobile – atteindre des volumes de production élevés et bâtir un groupe multimarques capable de s’imposer dans un marché mondial – en revanche, notre stratégie opérationnelle dans le camion est différente de celle menée dans l’automobile, dans la mesure où Renault n’assumera pas directement la conduite des opérations dans ce secteur.
Certains ont pensé – à tort – que cet accord avec Volvo avait pour objet de nous désengager du secteur des camions. En réalité, c’est l’inverse, car avec 20 % du capital d’AB Volvo et le statut d’actionnaire de référence, nous aurons les moyens d’exercer véritablement une position de partenaire d’un des plus grands producteurs mondiaux de camions.
Construire et consolider
Pour résumer ce panorama de la stratégie de développement de Renault et de sa stratégie de déploiement des marques, je soulignerai que Nissan et Renault sont deux marques mondiales : en conséquence, pour nos clients, il faut que ce soit deux marques très différentes et surtout concurrentes, sur les mêmes territoires. Il n’y a pas d’écart de prix ou de qualité entre une Nissan et une Renault : il y a une perception et une conception de l’automobile différentes, avec une culture différente.
En revanche, pour Dacia et Samsung, il s’agit d’autre chose : ces marques opèrent sur des marchés où Renault et Nissan ne sont pas des acteurs majeurs. En Corée, les ventes annuelles de Renault culminent à… quelques centaines de véhicules ! Dans les pays en développement, certaines personnes aisées pourront s’acheter des Renault, mais la plupart des gens achèteront des voitures moins chères, comme la voiture à 5 000 euros, donc une Dacia. Ainsi, Dacia et Samsung nous permettent d’être présents sur des marchés où nous ne pouvons pas réaliser de bons scores avec nos marques mondiales.
Nous avons le goût de l’exploit : en témoignent nos six titres mondiaux en Formule 1, et un retour programmé en 2002 avec une écurie aux couleurs de Renault, à la fois constructeur de monoplaces et motoriste. Mais je pense que, maintenant, nous avons établi des points d’ancrage suffisamment nombreux dans le monde. Pour l’avenir, il s’agit donc de construire là où nous avons » planté nos drapeaux « .
Nous avons eu raison d’aller en Corée, mais il faut maintenant transformer Samsung en une affaire rentable. C’était bien d’aller en Roumanie mais il faut redresser et mettre à niveau Dacia. Nous avons investi massivement au Brésil, mais il faut y gagner de l’argent… Les jalons sont posés, il faut désormais construire et – plutôt que de chercher à étendre encore davantage notre territoire – nous allons y consacrer toutes nos forces en fondant notre développement sur l’innovation, mise au service d’une croissance rentable.