Réduire les délais de développement : pourquoi, comment, jusqu’où ?
Le délai, une variable particulière :
Dans le fameux triangle d’or de la qualité totale (Qualité – Coûts – Délais), la dernière variable joue un rôle particulier, en ce sens qu’elle paraît moins maîtrisable que les autres du fait de son écoulement inexorable.
Les philosophes distinguent deux représentations du temps :
- le temps qui passe, que l’on peut mesurer (calendrier…),
- le temps de la maturation, de la durée.
Le projet est une tentative de réconciliation de ces deux représentations puisqu’il doit inscrire dans un calendrier le temps de sa maturation : en ce sens, le projet est une remise en tension des grands débats que provoque la finitude de notre condition. Certains1 proposent même, face au reporting bien connu des responsables des projets, un » raconting » où le projet se décrit comme le récit d’un collectif articulant temps biologique et temps chronologique.
On comprend donc que l’approche d’un projet par la variable délai provoque plus de confrontations salutaires et fécondes que des approches par la qualité ou les coûts. C’est pour cela que la réduction des délais de développement génère plus de potentiel de progrès que les autres approches.
Le délai, une variable stratégique :
Lors de comparaisons réalisées dans le cadre du » Benchmarking Club de Paris » sur les bonnes pratiques de développement des produits, nous avons noté deux résultats fondamentaux concernant les délais de développement :
1 - Quand on ne sait pas comment faire progresser un processus, le meilleur moyen est de réduire arbitrairement sa durée.
2 - Cette réduction de la durée doit être importante (au moins 20 % sinon plus) : ceux qui se sont donné des objectifs de réduction de délais » plus réalistes » (5 à 10 %) les ont rarement tenus car dans ce cas, on se livre seulement à un toilettage de processus existant et on débouche sur une meilleure maîtrise mais dans un délai souvent rallongé. Il faut que la réduction contraigne à une remise en cause du processus, c’est-à-dire à un re-engineering de celui-ci.
En plus de cet avantage interne d’amélioration de la performance de l’entreprise, la réduction des délais est aussi un avantage concurrentiel incontestable : un peu comme un joueur de football qui ferait 8 secondes aux 100 mètres balle au pied ! Le plus réactif finira toujours par gagner.
La mesure du délai :
Il n’existe pas de progrès sans indicateur de mesure associé. Malgré toutes les difficultés que l’on peut éprouver à mettre en place des indicateurs fiables, répétitifs, objectifs, rien n’est pire que l’absence de mesure.
Dans le domaine des délais de développement automobile, les chiffres relayés par la Presse sont souvent déformés par la volonté de communiquer positivement sur la performance de l’entreprise. Il y a là incontestablement un effet de mode comparable à l’évolution de la communication économique sur les coûts de développement : après une valorisation de l’inflation, il y a maintenant une vertu de la réduction…
En ce qui concerne les temps de développement, si l’on est certain de la date de fin du processus (encore que cela puisse aller du SOP – Start Of Production – jusqu’à l’atteinte de la cadence nominale, ce qui représente plusieurs mois d’écart), l’incertitude est totale sur le point de départ, ce qui rend les comparaisons simplistes dangereuses.
Le schéma ci-après montre la situation de Renault dans le début des années 90 face aux résultats estimés comparables de nos meilleurs concurrents de l’époque. Notre objectif actuel (environ quarante mois) sera tenu sur notre prochain développement. Réussir cinq ans plus tard la performance de nos meilleurs concurrents pourrait paraître un manque d’ambition caractéristique, sauf si l’on considère que le développement en question est celui d’un véhicule 100 % nouveau, y compris sa plate-forme et son architecture électronique ! Il est certain que sur des dérivés ou des restylings, les performances faciales peuvent être bien meilleures, ce qui pose, bien entendu, la question de l’opportunité des remises en cause de plate-formes puisque celles-ci sont coûteuses en performance de développement.
Comment réduire les délais ?
Le côté inexorable de l’écoulement du temps donne souvent à penser que les délais de réalisation d’objets physiques (pièces, prototypes, outillages) sont incompressibles dans un process donné : un délai est toujours tendu de même qu’un prix est serré.
En fait, à y regarder de plus près, des marges considérables de progrès existent. Deux exemples :
1 - Une étude menée par le Centre de Recherche en Gestion de l’X sur les délais de réalisation des outillages d’emboutissage de la Twingo a montré que dans l’incompressible de l’incompressible, c’est-à-dire le temps d’usinage des outils, ceux-ci n’étaient en opération d’usinage réelle que pendant 25 % du temps. Ce qui veut dire qu’on pourrait théoriquement réduire par quatre ce délai, à condition de gérer un atelier de fabrication d’outillage non pas selon le bon engagement des machines, mais au contraire selon un bon engagement des matrices : il faudrait sûrement pour cela disposer d’un excédent de moyens d’usinage, ce qui augmenterait sans doute le coût des outillages, à mettre en balance avec le gain de temps réalisé.
2 - Lors du démarrage de la Twingo, la disponibilité d’un support d’accessoire moteur était sur le chemin critique. Le délai négocié avec le fournisseur habituel était de deux mois. Une réunion avec tous les acteurs et la mise en concurrence instantanée et visible de deux fournisseurs (le second était en salle d’attente pendant qu’on négociait avec le premier) a permis de réduire ce délai à moins de trois jours, soit vingt fois moins environ…
Technocentre La Ruche. © H. GRUYAERT/MAGNUM
Ceci dit, ces performances exceptionnelles ne sont pas forcément tenables en moyenne sur un projet, mais elles peuvent permettre de gagner un temps précieux sur les opérations qui sont sur le chemin critique.
Une autre voie de réduction macroscopique consiste en un re-engineering du processus de développement en prenant en compte ce qui est essentiel dans un projet, c’est la réduction du » reste à faire « . Ce reste à faire est différent du total à faire diminué de ce que l’on a déjà fait parce que l’on refait souvent. La règle de base du re-engineering consiste donc à refaire moins souvent, soit à concevoir » bon du premier coup « . Ceci se traduit en particulier par une réduction du nombre de vagues de prototypes.
Enfin, les capacités de l’IAO (Ingénierie Assistée par Ordinateur) permettent de remplacer au moins partiellement une validation par prototypage-essai par une validation par modélisation et calcul : on remplace alors le délai physique de réalisation des prototypes et des essais par le délai de réalisation d’une maquette virtuelle ou d’une modélisation.
Les limites de ce prototypage et de ces validations virtuelles sont actuellement dans la pertinence et la crédibilité de ce développement virtuel et dépendent donc de notre capacité à prendre des décisions techniques et de produit à partir de ces éléments virtuels. L’organisation de cette maturation accélérée dans le virtuel suppose la mise en place de structures de confrontation adéquates (forums ?).
Comment tenir les délais ?
Après s’être fixé des objectifs de réduction des délais, le problème majeur est de tenir ces objectifs. Beaucoup d’exemples récents montrent que tous les constructeurs automobiles connaissent, pour des motifs divers, des reculs tardifs des dates de lancement. À ceci plusieurs causes :
Groupe Projet Twingo. © PHOTOTHÈQUE RENAULT
- la recherche de performance dans la réduction des délais conduit à prendre plus de risques que la conservation d’un processus rodé moins performant ;
- la complexité croissante des contenus techniques, avec en particulier le développement exponentiel des composants électroniques et leur mise en réseau par multiplexage, demande une validation globale beaucoup plus longue et délicate ;
- les exigences croissantes de qualité de la part des consommateurs qui n’admettent plus » d’essuyer les plâtres » sur les premiers véhicules vendus.
Mais à ces contraintes techniques s’ajoute une cause culturelle : nous autres Européens prenons plaisir à jouer avec le temps en tentant toujours des défis de performances maximales avec une mobilisation la plus tardive possible (effet » charrette »).
Les Orientaux eux ont une soumission face au temps et sont convaincus qu’ils n’ont rien à gagner d’une confrontation avec lui. C’est un peu la fable du lièvre et de la tortue dont chacun sait comment elle se termine !
Notre incapacité à tenir les délais chez Renault a été, d’ailleurs, l’un des principaux sujets d’étonnement de la part de nos collègues de Nissan expatriés en France.
Et alors ?
De cette confrontation entre le temps des projets et le temps qui s’écoule inexorablement, je voudrais retenir deux interrogations.
1 - Un benchmarking approfondi entre projets de développement de produits avait montré que la cause la plus évidente d’échec était le manque de confrontation entre les différents métiers : que ce soit par totalitarisme d’un chef ou par hégémonie d’un métier, ou au contraire par » évitement convivial « , le résultat étant le même.
La dynamique de projet repose donc sur l’organisation de confrontations signifiantes et productives entre les points de vue de tous, en particulier entre les aspirations du client et les possibilités de l’entreprise.
Les nouveaux outils de l’IAO vont nous amener à mener de plus en plus ces confrontations dans le virtuel : l’incapacité relative à se confronter dans le virtuel pour les générations actuellement aux commandes pose problème, et on peut prédire que le dernier prototype physique servira plus à prendre les bonnes décisions de contenu qu’à valider le véhicule.
2 - La confrontation de notre culture européenne, voire française, faite d’inventivité, de capacité à innover qui ont fait la réputation et le succès de nos produits, avec la culture orientale soucieuse de l’excellence des processus et de la tenue stricte des délais est probablement une chance historique pour notre entreprise.
Et si c’était là un enjeu majeur de l’alliance Renault-Nissan ?
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1. Cf. Dominique CHRISTIAN (DIFER).
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Et le prototypage rapide ?