Réduire les délais de développement : pourquoi, comment, jusqu’où ?

Dossier : L'automobileMagazine N°557 Septembre 2000
Par Yves DUBREIL (66)

Le délai, une variable particulière :

Dans le fameux tri­angle d’or de la qua­li­té totale (Qua­li­té – Coûts – Délais), la der­nière variable joue un rôle par­ti­cu­lier, en ce sens qu’elle paraît moins maî­tri­sable que les autres du fait de son écou­le­ment inexorable.

Les phi­lo­sophes dis­tinguent deux repré­sen­ta­tions du temps :

  • le temps qui passe, que l’on peut mesu­rer (calen­drier…),
  • le temps de la matu­ra­tion, de la durée.


Le pro­jet est une ten­ta­tive de récon­ci­lia­tion de ces deux repré­sen­ta­tions puis­qu’il doit ins­crire dans un calen­drier le temps de sa matu­ra­tion : en ce sens, le pro­jet est une remise en ten­sion des grands débats que pro­voque la fini­tude de notre condi­tion. Cer­tains1 pro­posent même, face au repor­ting bien connu des res­pon­sables des pro­jets, un » racon­ting » où le pro­jet se décrit comme le récit d’un col­lec­tif arti­cu­lant temps bio­lo­gique et temps chronologique.

On com­prend donc que l’ap­proche d’un pro­jet par la variable délai pro­voque plus de confron­ta­tions salu­taires et fécondes que des approches par la qua­li­té ou les coûts. C’est pour cela que la réduc­tion des délais de déve­lop­pe­ment génère plus de poten­tiel de pro­grès que les autres approches.

Le délai, une variable stratégique :

Lors de com­pa­rai­sons réa­li­sées dans le cadre du » Bench­mar­king Club de Paris » sur les bonnes pra­tiques de déve­lop­pe­ment des pro­duits, nous avons noté deux résul­tats fon­da­men­taux concer­nant les délais de développement :

1 - Quand on ne sait pas com­ment faire pro­gres­ser un pro­ces­sus, le meilleur moyen est de réduire arbi­trai­re­ment sa durée.

2 - Cette réduc­tion de la durée doit être impor­tante (au moins 20 % sinon plus) : ceux qui se sont don­né des objec­tifs de réduc­tion de délais » plus réa­listes » (5 à 10 %) les ont rare­ment tenus car dans ce cas, on se livre seule­ment à un toi­let­tage de pro­ces­sus exis­tant et on débouche sur une meilleure maî­trise mais dans un délai sou­vent ral­lon­gé. Il faut que la réduc­tion contraigne à une remise en cause du pro­ces­sus, c’est-à-dire à un re-engi­nee­ring de celui-ci.

En plus de cet avan­tage interne d’a­mé­lio­ra­tion de la per­for­mance de l’en­tre­prise, la réduc­tion des délais est aus­si un avan­tage concur­ren­tiel incon­tes­table : un peu comme un joueur de foot­ball qui ferait 8 secondes aux 100 mètres balle au pied ! Le plus réac­tif fini­ra tou­jours par gagner.

La mesure du délai :

Il n’existe pas de pro­grès sans indi­ca­teur de mesure asso­cié. Mal­gré toutes les dif­fi­cul­tés que l’on peut éprou­ver à mettre en place des indi­ca­teurs fiables, répé­ti­tifs, objec­tifs, rien n’est pire que l’ab­sence de mesure.

Dans le domaine des délais de déve­lop­pe­ment auto­mo­bile, les chiffres relayés par la Presse sont sou­vent défor­més par la volon­té de com­mu­ni­quer posi­ti­ve­ment sur la per­for­mance de l’en­tre­prise. Il y a là incon­tes­ta­ble­ment un effet de mode com­pa­rable à l’é­vo­lu­tion de la com­mu­ni­ca­tion éco­no­mique sur les coûts de déve­lop­pe­ment : après une valo­ri­sa­tion de l’in­fla­tion, il y a main­te­nant une ver­tu de la réduction…

En ce qui concerne les temps de déve­lop­pe­ment, si l’on est cer­tain de la date de fin du pro­ces­sus (encore que cela puisse aller du SOP – Start Of Pro­duc­tion – jus­qu’à l’at­teinte de la cadence nomi­nale, ce qui repré­sente plu­sieurs mois d’é­cart), l’in­cer­ti­tude est totale sur le point de départ, ce qui rend les com­pa­rai­sons sim­plistes dangereuses.

Le sché­ma ci-après montre la situa­tion de Renault dans le début des années 90 face aux résul­tats esti­més com­pa­rables de nos meilleurs concur­rents de l’é­poque. Notre objec­tif actuel (envi­ron qua­rante mois) sera tenu sur notre pro­chain déve­lop­pe­ment. Réus­sir cinq ans plus tard la per­for­mance de nos meilleurs concur­rents pour­rait paraître un manque d’am­bi­tion carac­té­ris­tique, sauf si l’on consi­dère que le déve­lop­pe­ment en ques­tion est celui d’un véhi­cule 100 % nou­veau, y com­pris sa plate-forme et son archi­tec­ture élec­tro­nique ! Il est cer­tain que sur des déri­vés ou des resty­lings, les per­for­mances faciales peuvent être bien meilleures, ce qui pose, bien enten­du, la ques­tion de l’op­por­tu­ni­té des remises en cause de plate-formes puisque celles-ci sont coû­teuses en per­for­mance de développement.

Temps de développement d'un programme automobile

Comment réduire les délais ?

Le côté inexo­rable de l’é­cou­le­ment du temps donne sou­vent à pen­ser que les délais de réa­li­sa­tion d’ob­jets phy­siques (pièces, pro­to­types, outillages) sont incom­pres­sibles dans un pro­cess don­né : un délai est tou­jours ten­du de même qu’un prix est serré.

En fait, à y regar­der de plus près, des marges consi­dé­rables de pro­grès existent. Deux exemples :

1 - Une étude menée par le Centre de Recherche en Ges­tion de l’X sur les délais de réa­li­sa­tion des outillages d’emboutissage de la Twin­go a mon­tré que dans l’in­com­pres­sible de l’in­com­pres­sible, c’est-à-dire le temps d’u­si­nage des outils, ceux-ci n’é­taient en opé­ra­tion d’u­si­nage réelle que pen­dant 25 % du temps. Ce qui veut dire qu’on pour­rait théo­ri­que­ment réduire par quatre ce délai, à condi­tion de gérer un ate­lier de fabri­ca­tion d’ou­tillage non pas selon le bon enga­ge­ment des machines, mais au contraire selon un bon enga­ge­ment des matrices : il fau­drait sûre­ment pour cela dis­po­ser d’un excé­dent de moyens d’u­si­nage, ce qui aug­men­te­rait sans doute le coût des outillages, à mettre en balance avec le gain de temps réalisé.

2 - Lors du démar­rage de la Twin­go, la dis­po­ni­bi­li­té d’un sup­port d’ac­ces­soire moteur était sur le che­min cri­tique. Le délai négo­cié avec le four­nis­seur habi­tuel était de deux mois. Une réunion avec tous les acteurs et la mise en concur­rence ins­tan­ta­née et visible de deux four­nis­seurs (le second était en salle d’at­tente pen­dant qu’on négo­ciait avec le pre­mier) a per­mis de réduire ce délai à moins de trois jours, soit vingt fois moins environ…

Une salle de réunion du Technocentre Renault
Tech­no­centre La Ruche. © H. GRUYAERT/MAGNUM

Ceci dit, ces per­for­mances excep­tion­nelles ne sont pas for­cé­ment tenables en moyenne sur un pro­jet, mais elles peuvent per­mettre de gagner un temps pré­cieux sur les opé­ra­tions qui sont sur le che­min critique.

Une autre voie de réduc­tion macro­sco­pique consiste en un re-engi­nee­ring du pro­ces­sus de déve­lop­pe­ment en pre­nant en compte ce qui est essen­tiel dans un pro­jet, c’est la réduc­tion du » reste à faire « . Ce reste à faire est dif­fé­rent du total à faire dimi­nué de ce que l’on a déjà fait parce que l’on refait sou­vent. La règle de base du re-engi­nee­ring consiste donc à refaire moins sou­vent, soit à conce­voir » bon du pre­mier coup « . Ceci se tra­duit en par­ti­cu­lier par une réduc­tion du nombre de vagues de prototypes.

Enfin, les capa­ci­tés de l’IAO (Ingé­nie­rie Assis­tée par Ordi­na­teur) per­mettent de rem­pla­cer au moins par­tiel­le­ment une vali­da­tion par pro­to­ty­page-essai par une vali­da­tion par modé­li­sa­tion et cal­cul : on rem­place alors le délai phy­sique de réa­li­sa­tion des pro­to­types et des essais par le délai de réa­li­sa­tion d’une maquette vir­tuelle ou d’une modélisation.

Les limites de ce pro­to­ty­page et de ces vali­da­tions vir­tuelles sont actuel­le­ment dans la per­ti­nence et la cré­di­bi­li­té de ce déve­lop­pe­ment vir­tuel et dépendent donc de notre capa­ci­té à prendre des déci­sions tech­niques et de pro­duit à par­tir de ces élé­ments vir­tuels. L’or­ga­ni­sa­tion de cette matu­ra­tion accé­lé­rée dans le vir­tuel sup­pose la mise en place de struc­tures de confron­ta­tion adé­quates (forums ?).

Comment tenir les délais ?

Après s’être fixé des objec­tifs de réduc­tion des délais, le pro­blème majeur est de tenir ces objec­tifs. Beau­coup d’exemples récents montrent que tous les construc­teurs auto­mo­biles connaissent, pour des motifs divers, des reculs tar­difs des dates de lan­ce­ment. À ceci plu­sieurs causes :

L'équipe qui a développé la Renault Twingo
Groupe Pro­jet Twin­go.  © PHOTOTHÈQUE RENAULT

  • la recherche de per­for­mance dans la réduc­tion des délais conduit à prendre plus de risques que la conser­va­tion d’un pro­ces­sus rodé moins performant ;
  • la com­plexi­té crois­sante des conte­nus tech­niques, avec en par­ti­cu­lier le déve­lop­pe­ment expo­nen­tiel des com­po­sants élec­tro­niques et leur mise en réseau par mul­ti­plexage, demande une vali­da­tion glo­bale beau­coup plus longue et délicate ;
  • les exi­gences crois­santes de qua­li­té de la part des consom­ma­teurs qui n’ad­mettent plus » d’es­suyer les plâtres » sur les pre­miers véhi­cules vendus.

Mais à ces contraintes tech­niques s’a­joute une cause cultu­relle : nous autres Euro­péens pre­nons plai­sir à jouer avec le temps en ten­tant tou­jours des défis de per­for­mances maxi­males avec une mobi­li­sa­tion la plus tar­dive pos­sible (effet » charrette »).

Les Orien­taux eux ont une sou­mis­sion face au temps et sont convain­cus qu’ils n’ont rien à gagner d’une confron­ta­tion avec lui. C’est un peu la fable du lièvre et de la tor­tue dont cha­cun sait com­ment elle se termine !

Notre inca­pa­ci­té à tenir les délais chez Renault a été, d’ailleurs, l’un des prin­ci­paux sujets d’é­ton­ne­ment de la part de nos col­lègues de Nis­san expa­triés en France.

Et alors ?

De cette confron­ta­tion entre le temps des pro­jets et le temps qui s’é­coule inexo­ra­ble­ment, je vou­drais rete­nir deux interrogations.

1 - Un bench­mar­king appro­fon­di entre pro­jets de déve­lop­pe­ment de pro­duits avait mon­tré que la cause la plus évi­dente d’é­chec était le manque de confron­ta­tion entre les dif­fé­rents métiers : que ce soit par tota­li­ta­risme d’un chef ou par hégé­mo­nie d’un métier, ou au contraire par » évi­te­ment convi­vial « , le résul­tat étant le même.

La dyna­mique de pro­jet repose donc sur l’or­ga­ni­sa­tion de confron­ta­tions signi­fiantes et pro­duc­tives entre les points de vue de tous, en par­ti­cu­lier entre les aspi­ra­tions du client et les pos­si­bi­li­tés de l’entreprise.

Les nou­veaux outils de l’IAO vont nous ame­ner à mener de plus en plus ces confron­ta­tions dans le vir­tuel : l’in­ca­pa­ci­té rela­tive à se confron­ter dans le vir­tuel pour les géné­ra­tions actuel­le­ment aux com­mandes pose pro­blème, et on peut pré­dire que le der­nier pro­to­type phy­sique ser­vi­ra plus à prendre les bonnes déci­sions de conte­nu qu’à vali­der le véhicule.

2 - La confron­ta­tion de notre culture euro­péenne, voire fran­çaise, faite d’in­ven­ti­vi­té, de capa­ci­té à inno­ver qui ont fait la répu­ta­tion et le suc­cès de nos pro­duits, avec la culture orien­tale sou­cieuse de l’ex­cel­lence des pro­ces­sus et de la tenue stricte des délais est pro­ba­ble­ment une chance his­to­rique pour notre entreprise.

Et si c’é­tait là un enjeu majeur de l’al­liance Renault-Nissan ?

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1. Cf. Domi­nique CHRISTIAN (DIFER).

Commentaire

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Denisrépondre
4 août 2022 à 15 h 05 min

Et le pro­to­ty­page rapide ?

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