Fonction publique, cohésion sociale et chômage
Les étrangers qui observent la société française sont frappés par l’importance du rôle de la fonction publique dans notre pays. Nous-mêmes nous vantons souvent d’avoir la meilleure fonction publique du monde.
La difficulté d’y entrer par des concours comme ceux de Polytechnique ou de l’ENA accrédite plutôt cette thèse. Au minimum elle montre que la fonction publique est attractive.
De ce fait on peut d’ailleurs être tenté de déduire une explication de la spécificité française. Il y aurait un cercle vertueux : la difficulté d’entrer dans la fonction publique fait que les personnes qui y accèdent sont de grande qualité, ce qui donne plus de lustre et de prestige à leur activité, ce qui accroît encore la difficulté d’y entrer. Ce phénomène compte certainement beaucoup pour expliquer la stabilité de la situation mais il ne peut expliquer sa genèse.
Ne faut-il pas chercher la cause initiale de la place de la fonction publique en France dans son rôle de cohésion sociale ? La fonction publique moderne est fille de la Révolution. Au système inégalitaire et héréditaire des classes, celle-ci a substitué le principe d’égalité qui est devenu un des fondements de notre unité nationale. La fonction publique en a été une concrétisation et est devenue un puissant facteur d’intégration sociale à un double titre. D’abord, de par son mode de recrutement, elle permettait l’ascension sociale des enfants des classes modestes et participait ainsi à créer plus d’égalité ou d’équité. Ensuite, toujours en raison de son mode de recrutement, elle était ouverte à toutes les classes de la société ; sa composition reflétait donc plus ou moins l’ensemble des classes sociales qui, à travers leurs membres devenus fonctionnaires, se trouvaient réunies en un tout fraternel.
L’École polytechnique a joué un rôle emblématique dans cette évolution. Mais la fonction intégrative qui vient d’être évoquée ne joue pas seulement pour la haute fonction publique.
Il suffit de penser aux instituteurs de Jules Ferry, issus des Écoles normales, dont le rôle a été encore bien plus grand en raison de leur activité de formation de la jeunesse.
Ils lui transmettaient en effet les idéaux de la République auxquels ils croyaient d’autant plus fort qu’ils avaient joué un rôle clef dans leur vie personnelle.
On connaît bien l’importance du rôle intégrateur qu’a pu jouer l’école primaire jusqu’à la période contemporaine.
Ce schéma fonctionne-t-il encore aujourd’hui ? On peut en douter.
Les classes sociales ne se définissent plus tellement par l’origine familiale mais beaucoup plus par le métier exercé. L’instituteur trouve son identité sociale plus dans la famille des enseignants que dans les classes d’ouvriers, paysans ou bourgeois auxquelles ses parents ont pu appartenir. Le fait même d’être fonctionnaire comporte des différenciations fortes par rapport aux autres Français, tout particulièrement la sécurité de l’emploi.
La fonction publique autrefois intégratrice apparaît donc plutôt comme ségrégative. L’image du fonctionnaire reste globalement bonne mais bien des signes font apparaître la fonction publique non pas comme le reflet de la société globale mais comme une fraction de cette société très distincte du reste et plutôt en rivalité avec lui. Ce n’est bon ni pour la cohérence sociale ni pour le meilleur traitement de nos affaires collectives.
Il y a un second enjeu social par rapport auquel il faut analyser l’impact de l’organisation de la fonction publique, c’est celui du chômage.
Avoir la meilleure fonction publique du monde peut-il contribuer à le réduire ?
Avoir la meilleure fonction publique, cela veut aussi dire que les meilleurs de nos jeunes s’y engagent.
Ne serait-il pas préférable qu’ils s’adonnent à des activités de création, de production ou de commercialisation dans le domaine concurrentiel, qu’ils contribuent à conquérir des marchés et donc à enrichir le pays et réduire le chômage ? On pensera sûrement aux jeunes énarques ou polytechniciens ; mais il faut aussi penser aux jeunes fonctionnaires de catégorie C (secrétaires par exemple) parmi lesquels on trouve couramment des diplômés de l’enseignement supérieur ayant de surcroît une bonne maîtrise des langues étrangères.
C’est la situation déprimée du marché de l’emploi qui les conduit à concourir pour cette catégorie de postes. C’est un plaisir de travailler avec eux, ils sont à la fois très compétents et dynamiques. Mais les utilise-t-on au mieux ?
Cohésion sociale et chômage font partie des défis majeurs auxquels nous sommes confrontés. Que l’organisation de la fonction publique pose problème par rapport à ces enjeux ne peut évidemment pas laisser indifférent et impose de chercher des solutions.
Il en existe une qui est dans son principe d’une simplicité déroutante. Elle consiste à n’ouvrir le recrutement de la fonction publique qu’aux personnes ayant dépassé une certaine limite d’âge, de l’ordre de 40 ans par exemple.
Cette règle conduirait naturellement à ce que n’entrent dans la fonction publique que des personnes ayant exercé préalablement un autre métier. Par là même, la fonction publique redeviendrait une émanation de l’ensemble de la société et non pas une collectivité qui se sent différente. Les nouveaux fonctionnaires issus du secteur concurrentiel laisseraient, en le quittant, des emplois pour les jeunes qui feraient bénéficier ce secteur de leur dynamisme, de leur formation fraîche aux dernières techniques ou au moins de la grande adaptabilité qui caractérise la jeunesse.
Les entreprises tireraient encore un second avantage d’une telle pratique. Une rotation plus rapide des effectifs augmenterait leur adaptabilité dans les contextes de mutations industrielles fréquentes.
On peut même imaginer que, lorsqu’un secteur est en crise, on donne un bonus aux candidats issus de ce secteur. La fonction publique reprendrait ainsi une valeur de solidarité qu’elle a tendance à perdre en tant qu’institution, même si individuellement les fonctionnaires restent très idéalistes.
Quels seraient les inconvénients d’une telle approche ? On pourra par exemple craindre que cette manière de faire développe le chômage des jeunes puisque la fonction publique ne recruterait que des personnes de plus de 40 ans. Il ne faut évidemment pas se borner à ce raisonnement au premier degré. Le marché du travail est un système global et le poste de travail d’un quadragénaire devenant fonctionnaire sera nécessairement recyclé.
On pourra aussi craindre qu’une fonction publique ainsi constituée ne coûte plus cher au contribuable en raison de l’âge plus élevé des fonctionnaires. Il faut beaucoup relativiser cet argument car on doit considérer, en première approche, que les salaires plus élevés des travailleurs dans la force de l’âge ne sont que la valorisation économique d’une efficacité supérieure permise par cette maturité. À coût fiscal constant, on devrait donc obtenir le même niveau de service.
Mais au-delà de cette approche qui n’est que partiellement juste en raison des rigidités des grilles salariales, il faut surtout souligner que les qualités requises pour le secteur concurrentiel et la fonction publique ne sont pas exactement les mêmes.
Le secteur concurrentiel demande davantage de fougue et de goût de l’aventure et la fonction publique davantage de maturité et de pondération. Un même individu déploie plus facilement les unes ou les autres à des moments divers de sa vie. Exercer la bonne fonction au bon moment de sa vie accroît à la fois l’efficacité du travail pour l’employeur privé ou public et l’épanouissement du travailleur.
La famille polytechnicienne a un rôle majeur à jouer dans le débat, d’abord parce que beaucoup de polytechniciens sont fonctionnaires, ensuite parce que l’École (qui a beaucoup évolué depuis sa création) garde un rôle majeur dans la formation des hauts fonctionnaires ; mais surtout parce qu’une tradition biséculaire d’être à la pointe des idées de son temps mérite d’être maintenue.
On objectera, a contrario, que pour certains métiers publics particuliers comme la recherche ou l’armée, il est indispensable d’avoir des qualités intellectuelles ou physiques qui sont plus particulièrement celles de la jeunesse. Cette objection est à l’évidence justifiée et il conviendrait certainement d’aménager quelques exceptions à la règle générale. Bien d’autres aspects nécessitent évidemment d’autres mises au point. Parmi les plus délicates on peut citer l’ajustage adéquat des grilles salariales ou encore la nécessaire progressivité dans le changement.
Cependant le véritable obstacle de fond à la transformation qui vient d’être envisagée est qu’elle perturberait très fortement toutes les régulations sociologiques qui existent dans les multiples sous-structures officielles, officieuses ou corporatives qui forment le monde complexe de la fonction publique. Chacun cherchera à préserver son intégrité et son identité et aura tendance à s’opposer à toute évolution forte.