Quel avenir pour la régulation du marché européen de l’assurance ?
Depuis le 1er juillet 1994, et l’entrée en vigueur des directives assurance de 3e génération, les marchés d’assurance des quinze pays de l’Union européenne (auxquels s’ajoutent ceux de l’Islande, du Liechtenstein et de la Norvège, tous trois membres de l’EEE) forment un vaste marché unique sans équivalent dans le monde. Les quelque 4 000 compagnies qui y ont leur siège social peuvent désormais, munies d’un seul agrément, y commercialiser partout leurs produits, soit par le biais de succursales établies dans les autres membres, soit par la prestation directe de services depuis leur pays d’origine.
Ainsi s’achève la première grande étape de la construction de l’Europe de l’assurance dont les deux piliers principaux sont la concurrence et la confiance, pour le plus grand bénéfice des 380 millions de consommateurs européens.
Libéralisation, déréglementation et concurrence
Le régime du passeport unique européen devait accroître la pression concurrentielle exercée sur les assureurs locaux, d’une part, en permettant aux assureurs étrangers de venir exercer sur leur territoire sans devoir nécessairement s’y établir (régime de la libre prestation de services) ni obtenir une autorisation supplémentaire des autorités locales et, d’autre part, en permettant aux assurés de s’adresser à n’importe quel assureur européen de leur choix, même non établi dans leur pays de résidence.
Dans l’esprit des promoteurs du marché unique, l’accroissement de la concurrence devait avoir pour effet d’élargir la gamme des produits proposés aux assurés et d’en améliorer la compétitivité-prix. Trois actions ont été menées en ce sens : la libéralisation des échanges, la déréglementation de l’activité et la politique de la concurrence.
Les mesures de déréglementation incluses dans les directives assurance, au premier rang desquelles la libéralisation totale des tarifs en assurance dommages et l’interdiction du contrôle a priori des conditions générales des contrats, devaient quant à elles dynamiser l’offre d’assurance dans le sens d’une plus grande réactivité et créativité en matière de définition des garanties contractuelles. De même, l’assouplissement des règles d’investissement et de localisation des actifs visait à rendre plus efficace la gestion des placements des assureurs.
Enfin, le contrôle des opérations de fusions et d’acquisitions, des ententes et des positions dominantes, avait pour objectif le maintien d’une concurrence effective entre les assureurs européens, tout en préservant leur capacité de coopération lorsqu’il y va de l’intérêt public (par exemple en matière de couverture de certains risques spéciaux).
Harmonisation, reconnaissance mutuelle et confiance
Second pilier du marché unique, le renforcement de la confiance dans les assureurs européens – plus précisément, la confiance dans leur solidité financière à long terme et dans leur capacité à tenir leurs engagements envers les assurés – était une condition à la réalisation et au succès du marché unique. La confiance des États était un préalable pour que ces derniers acceptent de laisser les assureurs des autres États membres opérer sur leur territoire sans contrôle de leur part ; celle des assurés, une nécessité pour qu’ils achètent leurs produits sans réticence particulière.
L’harmonisation (partielle), par les directives assurance, des règles nationales visant à garantir la solvabilité des assureurs a répondu à ce double objectif, d’une part en relevant le niveau global de ces règles prudentielles et, d’autre part, en ouvrant la voie à une reconnaissance mutuelle des autorités nationales chargées du contrôle de leur application.
Concrètement, les entreprises d’assurance doivent désormais disposer d’un seul agrément administratif qui leur est délivré, par leur État d’origine, selon une procédure et sur la base de critères uniformes (examen de leur forme juridique, de leur actionnariat, de leurs prévisions d’activité, et de leurs moyens humains et financiers initiaux). D’ailleurs, cet agrément leur est éventuellement retiré suivant une procédure également harmonisée (après examen des programmes de redressement ou des plans de financement à court terme présentés par elles). Les entreprises doivent en outre respecter en permanence un ensemble de règles prudentielles qui portent, pour l’essentiel, sur l’évaluation de leurs engagements envers les assurés (provisions techniques), la qualité et la structure de leurs placements, ainsi que le niveau de leurs fonds propres.
Bilan d’étape
Si on en juge à l’aune des objectifs recherchés et des moyens mis en œuvre, la réalisation du marché unique de l’assurance est plutôt une réussite.
La proportion d’entreprises qui exercent dans un État membre autre que le leur d’origine, ou qui ont notifié leur intention de le faire, n’a cessé de croître depuis 1993. Dans les pays (Allemagne et Autriche notamment) qui contrôlaient étroitement les contrats, la concurrence s’est avivée entraînant une baisse du niveau général des tarifs et l’apparition de nouveaux produits.
Par ailleurs, le niveau de fiabilité des opérateurs a été préservé : le nombre de faillites d’assureur n’a pas sensiblement augmenté malgré l’accroissement de la concurrence, et aucun problème particulier n’a entaché le régime des opérations transfrontières. En outre, la coopération croissante entre autorités de contrôle, dans le cadre de l’application du régime du passeport unique, a renforcé leur confiance mutuelle.
Cependant, il reste beaucoup à faire pour achever l’intégration des marchés nationaux et, plus généralement, pour améliorer la régulation du marché européen. À l’exception notable de la couverture des risques industriels, le volume des opérations transfrontières reste très limité, de l’ordre de quelques pour cents de l’activité totale. D’autre part, l’assurance est confrontée à de nouveaux défis d’ordre structurel (concentration du secteur), financier (volatilité des marchés), ou encore technologique (Internet) qui rendent nécessaire l’évolution de la réglementation communautaire.
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L’achèvement de la construction de l’Europe de l’assurance nécessite donc une seconde étape et une nouvelle approche. Il ne s’agit plus d’obtenir l’ouverture des frontières en échange de l’harmonisation des contrôles prudentiels, mais d’arbitrer, d’une part entre l’intégration totale des marchés et la protection des consommateurs, d’autre part entre la sécurité des opérations et la compétitivité des entreprises européennes.
Intégration des marchés et protection des consommateurs
Le faible développement de la libre prestation de services en assurance des risques de particuliers résulte de ce que, dans leur grande majorité, les assureurs opèrent à l’étranger via une filiale (ou une succursale). Pour partie, il s’agit du résultat de la politique de croissance externe menée par les grands groupes européens et d’un choix de gestion dicté par le souci de proximité avec les clients pour des raisons culturelles ou techniques. Mais c’est aussi, sans aucun doute, la conséquence des obstacles juridiques (et fiscaux) qui subsistent au sein du marché unique.
Le principal obstacle à la libre prestation de service pour les risques de masse reste néanmoins le régime du droit applicable aux contrats. En l’absence d’harmonisation en la matière, les États membres peuvent en effet invoquer – nombreux sont ceux qui le font – l’intérêt général pour imposer l’application de restrictions particulières aux contrats souscrits par des résidents (sauf ceux couvrant des grands risques ou des risques localisés hors du territoire pour lesquels le choix du droit applicable est libre).
Parmi ces obstacles, citons tout d’abord ceux affectant les intermédiaires. Contrairement aux assureurs, les intermédiaires qui veulent s’établir ou exercer à distance dans d’autres pays communautaires doivent satisfaire préalablement aux exigences réglementaires locales (en plus de celles de leur pays d’origine).
Cette situation est source de grandes difficultés car les exigences sont disparates d’un pays à l’autre et les autorités locales ne reconnaissent pas toujours les certificats délivrés dans le pays d’origine (à l’exception de ceux concernant la compétence et l’honorabilité comme les y oblige la directive intermédiaires de 1977).
Aussi, la Commission a récemment proposé une nouvelle directive qui harmonise ces différentes exigences nationales et instaure un passeport unique pour les intermédiaires à l’image de celui existant pour les assureurs.
Les assureurs étrangers voulant vendre des contrats dans ces pays doivent donc en adapter les clauses, ce qui n’est pas toujours sans conséquence sur l’équilibre économique de l’opération. Ainsi, par exemple, un assureur néerlandais voulant vendre des contrats d’assurance automobile en France devra y inclure la clause du bonus-malus. La situation actuelle demeure donc très inconfortable et le deviendra de plus en plus à mesure que se développera le commerce de l’assurance par Internet.
La Commission s’emploie toutefois à limiter l’étendue de ces réglementations nationales. Pour ce faire, elle vérifie leur compatibilité avec le droit communautaire et saisit au besoin la Cour de justice des Communautés européennes pour en obtenir la suppression. Elle a en outre publié une communication interprétative dans le but de clarifier cette notion d’intérêt général et d’amener les États membres à assouplir leur pratique en matière de droit applicable aux contrats vendus par des opérateurs étrangers.
Quoi qu’il en soit, il est incontestable qu’une part importante du droit du contrat relève de l’intérêt général et est conforme au droit européen, notamment les règles de conclusion des contrats (portant par exemple sur l’information à fournir préalablement à la souscription) et celles régissant leur exécution (par exemple, celles fixant les modalités d’indemnisation des sinistres en cas de fausse déclaration à la souscription). Il est en effet légitime d’encadrer les relations contractuelles entre les particuliers et leur assureur afin d’en préserver le caractère équitable, compte tenu de leurs pouvoirs de négociation respectifs.
Pour supprimer toutes les contraintes à la libre prestation de services liées à l’existence de ces règles, il suffirait de faire comme en matière prudentielle : harmoniser et instituer la reconnaissance mutuelle des droits du contrat nationaux (c’est-à-dire appliquer le droit du pays d’origine).
Les propositions récentes de directives portant sur la vente à distance de services financiers et sur les intermédiaires suivent toutes deux cette approche. La première de ces propositions prévoit d’harmoniser les règles concernant l’information à fournir avant la conclusion à distance d’un contrat ainsi que celles accordant aux souscripteurs un droit à rétractation pendant une période donnée. La seconde devrait quant à elle aboutir à une harmonisation des règles concernant les devoirs d’information des intermédiaires envers leurs clients (notamment sur leurs liens avec les assureurs et la qualité des produits qu’ils vendent).
Cependant, il ne s’agit dans l’un et l’autre cas que d’une partie limitée du droit contractuel. L’harmonisation, même minimale, de l’ensemble du droit du contrat n’est pas envisageable compte tenu des différences fondamentales entre les règles en vigueur au sein de l’Union. L’échec de la tentative effectuée durant les années quatre-vingt en assurance dommages le prouve. Pour la même raison, l’application de l’ensemble du droit du contrat du pays d’origine sans harmonisation préalable n’est pas réaliste car elle conduirait à imposer aux assurés des règles qui ne leur sont pas familières. Au final, il faudra donc arbitrer entre l’achèvement souhaitable de l’intégration des marchés et la nécessaire protection des consommateurs.
Sécurité des opérations et compétitivité des entreprises
La protection des assurés nécessite également que le cadre prudentiel d’exercice de l’assurance soit adapté aux nouvelles conditions économiques afin de renforcer la sécurité des opérations.
L’européanisation accrue des sociétés d’assurance impose ainsi d’aligner les règles nationales de liquidation dans le but de garantir l’égalité de traitement des assurés et d’améliorer la protection de leurs intérêts en cas de faillite d’une entreprise opérant dans plusieurs pays. C’est l’objet de la directive liquidation, en passe d’être adoptée, qui garantit l’unicité des procédures de liquidation et accorde aux assurés et bénéficiaires des contrats un privilège sur les actifs de leur assureur.
La directive groupes d’assurance, adoptée en 1998, a quant à elle tiré les conséquences, sur le plan prudentiel, du mouvement de fusions et d’acquisitions touchant le secteur. Afin de prévenir les effets de contagion au sein des groupes, elle a institué un contrôle de la solvabilité et des opérations intragroupe au niveau consolidé et a organisé la coopération et l’échange d’information entre les autorités de surveillance impliquées. De même, la constitution de grands conglomérats financiers, englobant établissements de crédit, entreprises d’investissement et compagnies d’assurance, devrait conduire la Commission à proposer prochainement un projet de directive pour leur contrôle prudentiel sur base consolidée, à l’instar des groupes bancaires et d’assurance.
Parallèlement, la Commission travaille à la révision des règles de solvabilité appliquées depuis plus de vingt ans aux entreprises d’assurance. Dans un premier temps, il s’agit principalement d’introduire une actualisation et une modulation du montant minimal des fonds propres requis (en fonction de la nature des risques couverts) et d’accroître les pouvoirs des autorités de contrôle.
À plus long terme, l’ensemble des règles prudentielles pourraient être réformées en profondeur afin de mieux intégrer l’ensemble des risques pesant sur les entreprises (et notamment les risques d’investissement), ainsi que la spécificité de chacune d’elles (nature et structure de l’activité, structure du programme de réassurance, adéquation des actifs et des passifs, etc.).
La Commission envisage d’ailleurs de soumettre les réassureurs à un contrôle prudentiel afin d’accroître leur crédibilité en plus de la sécurité des assureurs.
Toutes ces réformes au long cours n’ont pas seulement pour but d’accroître les garanties prudentielles exigées des entreprises ; elles ambitionnent aussi de contribuer à renforcer la compétitivité des entreprises gérées avec prudence. Ainsi, les grandes entreprises devraient en bénéficier du fait de la taille et de la diversification de leur portefeuille de contrats et de placements, et de l’importance et de la qualité de leurs moyens techniques et humains. Dans leur ensemble, les entreprises devraient gagner à l’assouplissement des règles restrictives qui limitent encore l’utilisation des nouveaux instruments de gestion tels que les produits dérivés ou les méthodes alternatives de transfert des risques d’assurance.
Dans le même esprit, la Commission a présenté en juin dernier une » nouvelle stratégie comptable » dont l’objectif final est d’abaisser les coûts de gestion des entreprises globales et d’améliorer leur capacité de financement auprès des marchés internationaux de capitaux. À cet effet, il est proposé de réaliser une harmonisation effective des normes comptables nationales (en supprimant les multiples options prévues par les directives comptables actuelles) et d’assurer leur convergence avec les standards internationaux.
Pour y parvenir, l’utilisation des standards édictés par l’International Accounting Standard Committee (IASC), en particulier le principe de la » fair value « , devrait à terme être obligatoire pour la publication des comptes consolidés des groupes d’assurance et rendue possible pour les comptes sociaux des entreprises.
Ainsi, les règles prudentielles et comptables européennes devraient à l’avenir ne plus seulement être dictées par des considérations de sécurité financière, mais également par le souci de la compétitivité des entreprises.
Conclusion
Il ressort de ce panorama rapide que la régulation du marché européen de l’assurance a grandement évolué depuis quelques années.
Aux objectifs traditionnels d’intégration et de sécurité des marchés se sont ajoutés ceux de la protection des consommateurs d’une part, et de la compétitivité des entreprises d’autre part. À cet égard, les nombreux projets législatifs en cours témoignent de ce que, malgré le long chemin déjà parcouru, il reste beaucoup de défis à relever.
La partie sera difficile, à n’en pas douter, car les sujets en suspens sont souvent sensibles. Toutefois, on peut gager que la Commission et les États membres sauront se montrer à la hauteur de l’enjeu qui est de conforter la puissance de l’industrie européenne de l’assurance pour le plus grand bénéfice des assurés européens.