Les programmes de durée de vie des centrales EDF
Pour les vingt ans passés, le choix du programme nucléaire a permis à la fois une marge importante de compétitivité à la production, d’assurer l’indépendance énergétique et de réduire les rejets de CO2. Ce parc amorti à près de 50 % représente un capital technique et financier d’importance stratégique tant pour EDF que pour la France.
Au plan réglementaire, même si les rapports de sûreté prennent en compte une durée de vie de conception de quarante ans pour la chaudière, la législation française ne spécifie pas de limite de temps à l’exploitation des installations dans le décret d’autorisation de création. Cependant l’autorité de sûreté peut à tout moment exiger un réexamen de sûreté.
L’objectif d’EDF est d’atteindre a minima cette durée de vie de quarante ans et aller au-delà. À ce titre les premiers renouvellements de licence qui viennent d’être accordés aux USA pour une exploitation allant jusqu’à soixante ans montrent que cela est possible. L’atteinte de cet objectif nécessite cependant :
- de maintenir dans la durée, voire d’améliorer le niveau de performance actuel de l’exploitation en matière : de sûreté, disponibilité, coûts, sécurité et environnement,
- de consolider l’acceptation du nucléaire reposant largement sur la confiance de l’opinion.
Le management du vieillissement et de la durée de vie d’une installation industrielle est une préoccupation qui doit être prise en compte le plus tôt possible dans les activités quotidiennes. À cet égard la comparaison avec le corps humain et la santé est totalement appropriée, le vieillissement commence très tôt et des mauvaises pratiques peuvent être nuisibles dans le court terme comme dans le long terme, et les conséquences ont un impact considérable.
Le management de la durée de vie
EDF a reconnu très tôt l’importance de ce besoin pour ses centrales nucléaires, ce qui l’a conduit à retenir un premier principe de base : » la recherche de l’excellence dans les actions quotidiennes de conduite et de maintenance avec une organisation du retour d’expérience tirant avantage du haut niveau de standardisation « .
La maîtrise de la sûreté est évidemment un des éléments fondamentaux de la pérennité du nucléaire. La réglementation française exige que l’installation soit en permanence conforme au rapport de sûreté.
En accord avec l’autorité de sûreté, il a été convenu de procéder tous les dix ans à l’examen de conformité des tranches par rapport au référentiel de sûreté et à la réévaluation de ce référentiel en tenant compte de l’évolution des règles de sûreté et à l’expérience acquise puis à la mise en conformité des tranches par rapport à ce nouveau référentiel de sûreté. Ceci constitue le deuxième principe de base.
Enfin, EDF a mis en place très tôt un programme durée de vie au niveau corporate chargé de surveiller en permanence les activités de conduite et de maintenance pour identifier les décisions qui pourraient altérer la durée de vie et de suivre les programmes de recherche et développement concernant la compréhension des phénomènes de vieillissement. Ce troisième principe de base a permis d’acquérir une connaissance approfondie du comportement du parc et des principaux modes de vieillissement et de dégradation.
Après cette phase d’acquisition, le programme durée de vie s’oriente maintenant vers une phase plus opérationnelle. En effet, jusqu’à mi-vie, les grandes opérations de maintenance exceptionnelle (changement de générateur vapeur, couvercles de cuve) peuvent se décider indépendamment les unes des autres à partir de l’hypothèse réaliste que le reste de la centrale a, a priori, la durée de vie de conception.
Au-delà de trente ans, cette hypothèse n’est plus admissible, il faut être prédictif sur la durée de vie, d’une part des principaux composants, (la décision de chaque remplacement étant conditionnée à l’espérance de vie des autres gros composants, et plus globalement de la tranche concernée), et d’autre part sur les familles de composants de moindre importance (mais présents en grand nombre) qui risqueraient de devoir être remplacés en même temps, occasionnant ainsi une très forte baisse de la disponibilité de la tranche.
La maîtrise du vieillissement
Les mécanismes de dégradation à l’œuvre dans une centrale nucléaire sont en général des phénomènes liés au temps. La conception a normalement pris en compte ces mécanismes et rejeté au-delà de la durée de vie prévue de l’installation le moment critique où la dégradation devient telle que les conditions nécessaires au fonctionnement sûr et économiquement rentable du composant ne sont plus réunies.
La maîtrise du vieillissement consiste à vérifier que les marges de dimensionnement initiales couvrent suffisamment l’influence néfaste des mécanismes de dégradation prévus ou imprévus et, dans le cas contraire, à effectuer les opérations nécessaires à la reconstitution d’une partie de ces marges.
L’étude des mécanismes de dégradation a fait l’objet d’importants programmes internationaux impliquant les centres de recherches, les constructeurs et les compagnies d’électricité.
Les modes de dégradation
Une première famille concerne les mécanismes qui dégradent les propriétés mécaniques des matériaux utilisés pour la réalisation des équipements et donc leur capacité à résister aux chargements qui résultent des conditions d’exploitation normales ou accidentelles, cette capacité pouvant être amoindrie par la présence de défauts tolérés ou non détectés au moment de la fabrication.
On citera parmi les principaux :
- la fragilisation sous irradiation qui concerne en premier lieu les matériaux utilisés pour réaliser la cuve et ses équipements internes,
- le vieillissement thermique de l’acier austénoferritique moulé, utilisé notamment pour les coudes, les volutes de pompes et certains piquages du circuit primaire principal,
- le fluage – retrait de béton qui met en cause la résistance et l’étanchéité des enceintes de confinement,
- le vieillissement thermique, éventuellement aggravé par l’irradiation, des isolants entourant les câbles électriques.
Une deuxième famille est liée à l’attaque chimique du matériau par le milieu qui le baigne, plus ou moins favorisée par divers paramètres comme la température, l’état de surface du matériau, les contraintes permanentes ou alternées qu’il subit, etc., il s’agit bien sûr de la corrosion. La perte d’épaisseur des parois ou la propagation de fissures dans celles-ci affaiblit la résistance du composant ou met en cause son étanchéité.
Parmi ces mécanismes, on citera :
- la corrosion sous contrainte de l’alliage 600 en milieu primaire et secondaire,
- la corrosion des inox en milieu stagnant,
- l’érosion – corrosion de l’acier en milieu secondaire,
- la corrosion sous contrainte de l’acier des rotors de turbines frettés.
Une troisième famille concerne la fissuration des aciers par fatigue mécanique ou thermique résultant de phénomènes non prévus tels que les vibrations anormales, les mélanges imparfaits de fluides à des températures différentes…
Approche méthodologique
La maîtrise du vieillissement se traduit par l’élaboration d’une stratégie de maintenance appropriée.
Opération de changement de générateur de vapeur. © EDF
Cette stratégie dépend bien évidemment du mode de dégradation concerné mais les grandes étapes de ce processus ont un caractère assez générique :
- identification et modélisation du mécanisme d’endommagement,
- évaluation des paramètres déterminants,
- analyse de sensibilité,
- état des lieux,
- analyse de propagation,
- analyse de nocivité,
- modèle prévisionnel,
- traitements préventifs ou correctifs,
- stratégie de maintenance.
Par ailleurs l’approche » durée de vie » conduit à considérer plusieurs familles de composants :
- les composants non remplaçables : la cuve et l’enceinte,
- les composants remplaçables dont le coût de remplacement est élevé : générateur de vapeur, pompe primaire, pressuriseur, alternateur…,
- les composants remplaçables dont le coût unitaire n’est pas très élevé mais pouvant conduire à des baisses de disponibilité importantes : composants électroniques, câbles…
Le processus sera évidemment adapté à chaque famille de composants en renforçant telle ou telle étape ; par exemple, pour la cuve qui est non remplaçable, il faudra avoir une connaissance très approfondie des paramètres déterminants afin de pouvoir optimiser l’exploitation des tranches en fonction de ceux-ci.
Composant non remplaçable : exemple du vieillissement de la cuve sous l’effet de l’irradiation neutronique
L’irradiation neutronique des aciers et soudures constitutifs des cuves de réacteurs à eau sous pression a été l’un des premiers phénomènes identifiés comme conduisant à une fragilisation progressive du matériau et donc à un processus de vieillissement qu’il convenait de prendre en compte.
L’irradiation par des neutrons suffisamment énergétiques crée par collisions de grandes quantités de défauts ponctuels : lacunes et interstitiels. Compte tenu de la température de service relativement élevée ces défauts vont se recombiner et s’annihiler très vite en grande majorité mais un certain nombre d’entre eux pourront se regrouper en configuration plus stable et subsister, créant ainsi des obstacles au mouvement des dislocations, il se produit ainsi un durcissement avec une augmentation de la température de transition ductile-fragile.
À partir des années 1980 des outils très puissants surtout utilisés en recherche fondamentale : diffusion de neutrons aux petits angles, sonde atomique et annihilation de positon ont permis de constater que l’irradiation induit des amas d’atomes de silicium, de manganèse, de nickel et de cuivre. Pour mieux comprendre le rôle joué par les différents éléments résiduels les recherches fondamentales se poursuivent notamment à l’aide de la simulation numérique de type dynamique moléculaire qui a déjà permis de reproduire les principaux mécanismes.
De façon plus pragmatique, et à partir d’une base de données expérimentales constituée des aciers représentatifs des générations récentes de cuves de réacteurs, des formules prévisionnelles ont été établies. Elles permettent de prédire l’augmentation moyenne de la température de transition ductile-fragile (DT) en fonction des teneurs (en %) de phosphore, cuivre et nickel et de la fluence (dose de neutrons par cm2) :
DT = [17,3 + 1 537 (P‑0,008) + 238 (Cu-0,08) + 191.Ni2Cu] (F/1019)0,35
La température de transition qui peut être de l’ordre de – 20° à – 30° à la mise en service va augmenter au cours du temps. Les valeurs estimées à quarante ans sont comprises entre 42° et 87° pour les cuves du parc français. Ces valeurs sont très éloignées des températures en service normal (290°).
Cependant, lors de certains transitoires, la température du circuit primaire peut baisser et il ne faut surtout pas que lorsque les contraintes maximales sont atteintes, la température soit proche de la température de transition. Ceci montre tout l’intérêt d’avoir des températures de transition qui soient les plus faibles possibles afin d’obtenir une durée de vie la plus longue possible, et conduit donc à :
- spécifier à la conception des valeurs les plus faibles possibles en phosphore, cuivre et nickel ; EDF a pu profiter du retour d’expérience des premières centrales américaines pour spécifier des valeurs très faibles plaçant ainsi ses cuves dans une situation extrêmement favorable en matière de durée de vie,
- limiter autant que faire se peut la fluence, pour cela EDF vient d’adopter des plans de chargement du combustible à faible fluence,
- effectuer une surveillance approfondie à partir de capsules de surveillance placées dans la cuve et comprenant des éprouvettes de résilience et des dosimètres permettant ainsi de conforter les deux objectifs précédents.
Composants remplaçables : anticipation en maintenance exceptionnelle
Le fait que les installations soient très standardisées impose de disposer d’une vision prospective sur les dégradations majeures pouvant affecter les composants principaux et lorsque le risque estimé est significatif de déterminer des stratégies de rénovation/remplacement aussi robustes que possible sur le long terme. La décision d’une opération de maintenance est essentiellement technico-économique. Il s’agit de comparer les coûts directs et indirects, actuels et futurs, associés aux différentes stratégies possibles.
Les coûts directs concernent d’une part les coûts de maintenance et d’exploitation présents et à venir si l’on n’engage pas l’opération de remplacement (y compris le coût des défaillances majeures pondérées par leur probabilité d’occurrence), et d’autre part, le coût de l’opération de remplacement à la date envisagée. Bien évidemment, les coûts et les conséquences d’une stratégie sont à évaluer et à intégrer sur la durée de vie cible de l’installation. Cette vision long terme est importante car, à l’intérieur d’une stratégie de remplacement, elle peut conditionner certains choix technologiques, ainsi, le générateur de vapeur de remplacement a été choisi dans l’optique de ne procéder au changement qu’une seule fois dans la vie des centrales concernées.
Dans ce cas, il était très important d’avoir une connaissance approfondie du phénomène rencontré (fissuration sous contrainte de l’inconel 600), d’une part pour estimer avec le plus de précision possible la durée de vie restante des générateurs de vapeur pour effectuer leur remplacement dans les meilleures conditions possibles, et d’autre part pour pouvoir effectuer le bon choix du matériau de remplacement afin que la durée du nouveau générateur de vapeur soit compatible avec la durée de vie restante de la tranche.
Pour répondre au premier de ces deux objectifs, EDF a développé un modèle probabiliste de rupture d’un tube à partir de la connaissance des nombreux facteurs intervenant ainsi que de leurs incertitudes : la distribution statistique de la taille des défauts mesurés lors des contrôles, la précision des contrôles, la dispersion dans les lois de propagation et d’initiation des défauts, la variabilité des paramètres intervenant dans l’équation de rupture d’un tube.
Cette méthode s’appuie sur un modèle mécanique décrivant la cinétique de propagation de défauts et la taille critique de défauts conduisant à la rupture comme fonction des paramètres de fonctionnement et des caractéristiques des tubes. Pour obtenir ces modèles prédictifs et leurs incertitudes, il a fallu engager des efforts très importants pour accumuler la connaissance nécessaire : surveillance et expertise sur des composants en exploitation, simulation en laboratoire, modélisation numérique, recherche et développement en support.
Cette approche probabiliste permet de prendre en compte les paramètres d’entrée comme des variables aléatoires sans accumulation d’hypothèses pessimistes, et de quantifier l’influence de la politique de maintenance et des programmes d’inspection (périodicité, pourcentage de tubes inspectés, test d’étanchéité, critère de bouchage) sur les risques de rupture. L’utilisation systématique du modèle permet de fournir des relations explicites entre la maintenance, la disponibilité et la durée de vie du composant tout en respectant le critère de fiabilité (risque de rupture d’un tube au cours d’un cycle inférieur à une valeur imposée), fournissant ainsi tous les éléments nécessaires à une optimisation technico-économique.
Conclusion
Exploitées dans de bonnes conditions et avec une maintenance et une surveillance des composants appropriées, les tranches de 900 MWe et 1 300 MWe doivent pouvoir fonctionner au-delà de leur durée de vie de conception (quarante ans).
EDF dispose maintenant d’un bon niveau de connaissance des principaux mécanismes de dégradation ; des progrès sont cependant encore nécessaires pour améliorer la précision sur les comportements à long terme afin de pouvoir estimer la durée de vie optimale d’une centrale satisfaisant à la fois les exigences de sûreté et de rentabilité économique.