Inauguration de la salle Maurice Allais au lycée Lakanal, à Sceaux (92)
Monsieur le Recteur de l’Académie de Versailles,
Monsieur le Président du Conseil régional d’Île-de-France,
Monsieur le Proviseur,
Monsieur le Président de l’Association amicale des anciens élèves du lycée Lakanal,
Mesdames, Messieurs,
Puis-je vous dire tout d’abord combien je suis honoré par la décision que vous avez prise de donner mon nom à une salle du lycée Lakanal, et d’y faire fixer une plaque rappelant brièvement quelques étapes de ma carrière. C’est là une distinction à laquelle je suis très sensible.
Le lycée Lakanal est un grand lycée et je lui dois énormément, tant pour l’enseignement général qu’il m’a donné que pour la formation scientifique qu’il m’a permis d’acquérir. J’y ai été profondément marqué par quelques maîtres très remarquables.
Dans les temps troublés et agités par les tumultueuses passions de la Révolution française où le meilleur a été constamment côtoyé par le pire, Lakanal, membre de la Convention, puis du Conseil des Cinq-Cents, a laissé, suivant tous ses biographes, l’image d’un homme exceptionnel, tout à fait exemplaire, totalement dévoué à l’organisation de l’enseignement public à laquelle il a consacré une très grande partie de son activité, ainsi qu’à la défense de la science et des savants.
C’est à juste titre que ce lycée, établi en 1885, porte son nom, rendant ainsi un juste hommage à sa mémoire.
Un de ses biographes conclut une très longue analyse de la vie de Lakanal par cette déclaration :
» Jeunes gens des écoles, Lakanal a été un de vos bienfaiteurs. »
Élève de l’école publique, à laquelle je dois toute ma carrière, je ne puis que m’associer à ce jugement.
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Il est d’usage que dans une circonstance telle que celle d’aujourd’hui, celui qui est honoré dise quelques mots sur sa vie et sur son œuvre. Je n’en retiendrai ici que ce qui est en relation directe avec mon séjour de neuf ans au lycée Lakanal de 1921 à 1930.
Je suis issu d’une famille très modeste et mes parents tenaient une petite boutique de crémerie rue Didot dans le XIVe. L’un et l’autre avaient reçu des prix d’excellence à l’école communale, mais à la fin du XIXe siècle il était d’usage que les enfants aident leurs parents et quittent l’école très jeunes.
Mon père est mort dans un camp de prisonniers à Langensalza en Allemagne le 27 mars 1915. Les prisonniers français avaient été placés par les Allemands à côté de prisonniers russes atteints du typhus.
Toute ma jeunesse a été bouleversée par cette disparition.
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Grâce à la directrice de l’école communale de la rue d’Alésia à Paris, j’ai pu de 1919 à 1921, franchir quatre classes en deux ans et ainsi rentrer en septième comme interne au lycée Lakanal en octobre 1921. À partir de 1923 j’ai habité chez mes grands-parents, rue des Blagis, à Bourg-la-Reine, où mon grand-père maternel, ancien ébéniste, avait après sa retraite construit sa propre maison.
Je suis resté au lycée Lakanal jusqu’en juillet 1930.
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À partir de mon entrée en quatrième en 1924, j’ai été très marqué par les enseignements littéraires de français et de latin, et par l’enseignement de l’histoire, tout particulièrement par celui de l’histoire de la Révolution française. Très peu éclairé sur les différentes carrières que je pouvais envisager, je voulais alors préparer l’École des chartes.
Mais comme j’étais bon en mathématiques, mon professeur de première m’a vivement incité à préparer l’École polytechnique. » Allais, m’avait-il dit, vous êtes bon en mathématiques, faites donc la taupe, et préparez l’X. Après vous pourrez toujours entrer à l’École des chartes. »
Je suis entré en hypotaupe en octobre 1929 et j’ai été reçu à l’X en juillet 1930, après une seule année de préparation. Cependant au regard de mon classement j’ai décidé de démissionner. De toute évidence cette décision était très risquée, mais elle s’est révélée ultérieurement comme très judicieuse, tant la formation que j’ai reçue au cours de mes deux années de taupe a été fructueuse.
Ma mère ayant pris un petit commerce de layette avenue Jean Jaurès à Paris, je suis entré en taupe à Louis-le-Grand en octobre 1930.
Toute cette année 1930–1931 j’ai préparé l’X en travaillant au cinquième étage dans une toute petite pièce de quelques mètres carrés, et chaque soir je couchais sur un lit de fer déplié dans la boutique de ma mère.
J’ai été reçu à l’X en juillet 1931. En décembre 1931 je suis devenu major de ma promotion et j’ai gardé ce rang jusqu’à ma sortie en juillet 1933.
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Je dois au lycée Lakanal une très bonne formation littéraire et un penchant passionné pour l’histoire. J’y ai acquis parallèlement une très solide formation mathématique.
C’est cette double formation qui a conditionné toute ma carrière.
Après l’École polytechnique et l’école des Mines je voulais faire de la recherche en physique. Mais à cette époque le C.N.R.S. n’existait pas, et je suis entré en 1936 dans le service des Mines à Paris. À partir de mars 1937 j’ai été affecté au service des Mines à Nantes. J’ai été mobilisé sur le front des Alpes à Briançon de septembre 1939 à juillet 1940.
Après la défaite je suis revenu au service des Mines à Nantes. Pendant mon temps libre j’ai alors travaillé l’économie, et de janvier 1941 à juillet 1943 j’ai rédigé un ouvrage, À la Recherche d’une Discipline économique. L’Économie pure, ouvrage de 920 pages dactylographiées, publié par souscription. C’est cet ouvrage qui m’a valu en 1988, quarante-cinq ans plus tard, le prix Nobel de Sciences économiques, alors qu’il n’avait jamais été imprimé et qu’il n’avait jamais été traduit en anglais.
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Dans toutes les années qui ont suivi la guerre j’ai poursuivi ma carrière d’économiste comme professeur à l’école des Mines de Paris et comme directeur de recherches au C.N.R.S. Parallèlement j’ai poursuivi des recherches expérimentales et théoriques sur mon violon d’Ingres, la Physique.
Dans ces deux domaines je me suis constamment heurté aux » vérités établies « , mais quant à moi, dans toutes mes recherches et dans toutes mes publications, j’ai toujours observé une seule règle : une soumission entière aux données de l’expérience.
Toute ma vie a été dominée par la soif de connaître, par la passion de la recherche. Rien n’est certainement comparable à l’inextinguible passion de la recherche, à l’ineffable euphorie de la novation et de la découverte. Elles ont réellement illuminé toute mon existence.
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M’adressant maintenant aux élèves du lycée Lakanal, puis-je leur transmettre un message, le message d’un ancien.
- Dans toute carrière le succès est au bout, mais ne travaillez jamais pour le succès. Il vous sera donné par surcroît. Travaillez toujours avec le seul souci du travail bien fait et en essayant constamment de vous surpasser.
- Chacun et chacune d’entre vous a plus ou moins un bâton de maréchal dans sa besace. Tôt ou tard une chance s’offrira à vous. Sachez vous y préparer. Ne bénéficient de la chance que ceux qui la méritent, et qui savent la saisir et la maîtriser lorsqu’elle se présente.
- Profitez de votre passage au Lycée pour vous instruire et pour vous préparer à surmonter les épreuves de l’existence.
- Sachez organiser votre travail, vous ménager le temps de la réflexion, et vous préparer à savoir associer votre pensée et votre action.
- Au cours de votre vie, restez toujours ouvert à la pensée et aux conceptions d’autrui. Ménagez les relations publiques ; mais ne faites jamais de concessions sur le fond, sur l’essentiel.
- Gardez-vous cependant de tout dogmatisme. Il faut savoir douter et allier les interrogations aux certitudes.
- >N’oubliez jamais que » le propre de l’erreur, c’est de se croire vérité « , et que celui qui se trompe, se trompe deux fois. Il se trompe parce qu’il se trompe, et il se trompe parce qu’il ne sait pas qu’il se trompe.
- N’oubliez jamais, non plus, que si ce principe vaut pour tous ceux qui ne pensent pas comme vous, il vaut également pour vous-même.
- En tout cas, savoir reconnaître qu’on ne sait pas quand on ne sait pas, c’est toujours là une qualité majeure.
- Quels que soient les obstacles que vous pourrez rencontrer au cours de votre vie, sachez ne jamais vous décourager. Les carrières les mieux réussies ont été le plus souvent parsemées de très durs échecs.
- La suprême énergie, c’est l’énergie continue, prolongée durant des mois et des années, et la pierre de touche du vouloir, c’est la durée.
- Épictète distingue les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. La poursuite d’objectifs qui ne dépendent pas de vous ne peut vous attirer que des déceptions. Sachez donc vous limiter à des objectifs dont l’atteinte ne dépend que de vous-même.
- L’intérêt de votre vie pourra sans doute être considérablement accru, si parallèlement à votre activité principale, vous vous adonnez avec passion à quelque autre activité, à quelque violon d’Ingres.
- Ayez confiance en vous-même. N’oubliez jamais que dans tous les domaines, les plus grands progrès ont été réalisés par des hommes qui ont su faire la synthèse des acquis de leur temps, tout en étant capables de s’affranchir des » vérités établies « .
- Le consentement universel, ou même celui de la majorité, ne peuvent être considérés comme les critères de la vérité. Le seul critère valable de la vérité, c’est l’accord avec les données de l’expérience.
- En fait, une totale soumission aux données de l’expérience est la règle d’or qui domine toute discipline, toute activité valable. C’est elle qui explique les extraordinaires succès de la science dans les cinq derniers siècles. Cette règle est la même dans tous les domaines de l’activité humaine.
Je vous remercie.