Hommage à Louis Leprince-Ringuet (20N)
Nous sommes réunis dans cette admirable église de Saint-Germain-des-Prés, où Louis Leprince-Ringuet venait si souvent, pour honorer sa mémoire et prier ensemble. C’est au nom de l’Académie française qui fut sa seconde famille, que je vais, avec l’accord de ses enfants, évoquer en quelques phrases le confrère que notre Compagnie pleure aujourd’hui, mais qui, comme tous nos morts, restera présent parmi nous. C’est là le sens second de notre devise : à l’Immortalité.
Lorsqu’il fut élu en 1966, c’est un scientifique que l’Académie française appela dans ses rangs. Membre de l’Académie des sciences depuis 1949, spécialiste de l’atome, commissaire à l’Énergie atomique, professeur de physique nucléaire à l’École polytechnique et au Collège de France, Louis Leprince-Ringuet vint ainsi grossir la liste des savants renommés qui toujours siégèrent sous la Coupole aux côtés de grands représentants de la littérature française.
Ce n’est pas un hasard s’il y fut reçu par le duc Louis de Broglie, frère du duc Maurice de Broglie qui avait été son maître, celui qui l’enleva à son premier métier d’ingénieur des télégraphes pour l’initier à la physique nucléaire et l’aider à devenir dans ce domaine scientifique en pleine expansion un savant de réputation mondiale.
Mais l’Académie eût tôt fait de découvrir que derrière le savant se dissimulait une personnalité aux curiosités et aux dons multiples ce qui, progressivement fit apparaître que l’on ne pouvait classer Louis Leprince-Ringuet dans une catégorie clairement définie.
Vivant au milieu d’écrivains, le physicien fut tenté d’abord de transmettre son expérience de la recherche et des hommes par l’écrit, et cela donna un livre irremplaçable Des atomes et des hommes. Puis passionné, non seulement par la science mais par le monde où il vivait, citoyen attentif aux évolutions de son temps, souvent indigné, il livra d’ouvrage en ouvrage ses réflexions au public. Alors apparut un polémiste à la plume vigoureuse et parfois ravageuse, doublé d’un moraliste qui déplorait la perte progressive des valeurs auxquelles il était attaché.
Tout avait préparé Louis Leprince-Ringuet à enrichir son œuvre scientifique de ces écrits de réflexions politiques et morales.
Ses liens familiaux tout d’abord. Il était le petit-fils de l’un des fondateurs de l’École des sciences politiques, René Stourm, qui fut secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques. Il était parent aussi de l’historien Taine. Enfin, ajoutons ici ses activités au sein des Équipes sociales de Robert Garric auxquelles il consacra beaucoup de temps au sortir de l’École polytechnique. Plus tard ce fut l’Europe naissante qui mobilisa son énergie et qu’il contribua à développer dans les consciences en œuvrant au sein du Mouvement européen dont il fut président durant plusieurs décennies.
À la passion de l’écriture comment ne pas ajouter deux » violons d’Ingres » dont cet homme, exceptionnellement doué, eût pu faire métier et où il se serait imposé comme il le fit dans le domaine scientifique. La peinture d’abord, passion de toute une vie. Ses tableaux souvent exposés lui valurent l’estime des connaisseurs.
Lorsqu’il le reçut sous la Coupole, le duc de Broglie nota que la prédilection du peintre pour des paysages de banlieue, pour des maisons lépreuses, était probablement le reflet de son souci des fraternités humaines. N’est-ce pas en effet ce souci qui plus récemment incita Louis Leprince-Ringuet à s’intéresser activement à deux œuvres se consacrant aux plus malheureux des hommes, les handicapés et ceux que hante la volonté d’en finir avec la vie.
Louis-Leprince-Ringuet (1920 N) à gauche et Jean Borotra (1920 S) disputant un match avec des élèves le 10 février 1967 à l’École polytechnique, rue Descartes.
Autre hobby inséparable de sa personnalité et de sa vie, le tennis où il excellait et épuisait à plaisir, jusqu’aux dernières années de sa vie, des partenaires pourtant plus jeunes que lui de plusieurs dizaines d’années. Du tennis, il entretenait tous ses interlocuteurs, s’indignant volontiers de leur indifférence pour ce sport. Et qui pourrait oublier l’attention passionnée avec laquelle il suivait les journées de Roland Garros, oubliant alors les séances de l’Académie que pourtant il n’aimait pas manquer.
Permettez-moi de l’évoquer un instant tel que nous le voyions apparaître le jeudi quai Conti, jusqu’à la dernière année de sa vie, alors que l’âge, et même le grand âge, était là, mais qui oserait parler de grand âge à son sujet ?
Ces jours-là, surgissait une mince silhouette que les années n’avaient pas abîmée. Louis Leprince-Ringuet vêtu comme un tout jeune homme, veste verte et cravates de couleurs gaies et vives – » C’est le choix de mes petits-enfants « , répondait-il à ceux qui l’en complimentaient, – et bénis soient ces petits-enfants qui lui interdisaient de ressembler à un vieillard.
Il entrait alors dans la salle de séance et sans perdre un instant se lançait dans quelque conversation avec son voisin, indifférent au regard courroucé du Secrétaire perpétuel fort mécontent du trouble apporté au travail du Dictionnaire.
Il y avait tant de malice chez notre confrère, tant d’esprit gamin dans cette volonté de donner à la séance sa propre marque ! Pour autant, cela ne l’empêchait pas d’apporter une contribution pertinente à la définition des mots étudiés. Franc jusqu’à la brutalité dans l’expression de ses convictions, volontiers provocateur, Louis Leprince-Ringuet était aussi prompt à manifester son amitié, voire son affection, sans réserve ni ironie aucune.
Tout en lui restait d’une éternelle jeunesse d’allure, d’esprit et de cœur. Et ici nous tombons sur la déception du centenaire manqué. Dans son enfance, notre confrère était si chétif et de piètre santé que ses parents crurent maintes fois le perdre.
Cela ne l’empêcha pas d’arriver frais et dispos à sa centième année, convaincu qu’il allait offrir à l’Académie son premier centenaire, ce que Fontenelle n’avait pas réussi à quelques semaines près. Et nous tous, ses confrères, partagions avec lui l’illusion que nous allions en mars prochain célébrer son centenaire, rêvant déjà aux festivités que notre Compagnie allait organiser en son honneur. Mais notre peine aujourd’hui efface la désillusion. Pour nous, Louis Leprince-Ringuet sera éternellement un jeune homme qui faillit être centenaire en conservant son air juvénile.
Il est enfin, avant d’en terminer, une question que je ne veux aborder que brièvement car elle touche au plus intime de notre confrère, sa foi. Louis Leprince-Ringuet était un croyant dont la vie fut fondée sur la foi. Homme de science, œuvrant dans un domaine où l’homme pouvait à juste titre se convaincre de sa toute-puissance – l’atome conquis n’est-il pas le feu que Prométhée voulait dérober aux dieux ? – notre confrère sut tout au long de sa vie concilier les découvertes de la science et ses certitudes religieuses conformes aux Béatitudes.
Sa vie privée, cette famille remarquable unie par les vertus morales auxquelles chacun de ses membres sut rester fidèle, a été bâtie sur la foi. Aujourd’hui, Louis Leprince-Ringuet est enfin réuni à celle qui a partagé son existence et ses convictions, sa femme Jeanne, et à son fils Dominique, disparu au moment même où notre Compagnie l’accueillait.
Au nom de l’Académie qui partage le chagrin des siens, je lui dis : À Dieu.