La politique de l’Etat à l’égard de l’industrie de défense
L’industrie de défense à l’aube du XXIe siècle
De la création de la DMA à la chute du mur de Berlin : l’essor d’une industrie nationale d’armement autonome et polyvalente
L’industrie de défense à l’aube du XXIe siècle
De la création de la DMA à la chute du mur de Berlin : l’essor d’une industrie nationale d’armement autonome et polyvalente
La création de la Délégation ministérielle pour l’armement (DMA) par le général de Gaulle en 1961, devenue Délégation générale pour l’armement (DGA) en 1977, est principalement justifiée par la nécessité de regrouper sous une même autorité l’ensemble des services susceptibles de concourir à la mise sur pied de la force de frappe. Mais le rôle de la DMA/DGA ne se limite pas aux programmes nucléaires. Elle contribue à la mise en service dans les armées d’une panoplie complète de moyens réalisés la plupart du temps en toute indépendance par notre industrie. La DGA veille également à accroître puis à préserver le niveau de financement des études conduites en amont des programmes d’armement proprement dits de manière à développer puis à maintenir le potentiel technologique du pays.
La conduite et la mise en cohérence des différents programmes d’armement bénéficient de la généralisation des lois de programmation militaire. La visibilité qu’apportent ces dernières permet la mise en œuvre d’une politique industrielle à moyen et long terme. L’industrie française de défense connaît ainsi au cours des années 1960 et 1970 un processus de concentration et de spécialisation autour de quelques grands maîtres d’œuvre et équipementiers. Aerospatiale (missiles balistiques et tactiques, avions civils, hélicoptères, satellites et lanceurs spatiaux) est créée en 1970 à partir du regroupement des sociétés Nord Aviation et Sud Aviation (elles-mêmes issues dans les années 1950 du rapprochement des six sociétés nationales de construction aéronautique créées par le Front populaire) avec la Sereb, entreprise publique créée au début des années 1960 pour développer les missiles balistiques. Dassault Aviation (avions de combat, avions d’affaires) absorbe Bréguet en 1967.
Les autres grands pôles s’articulent autour de Thomson-CSF (systèmes et équipements électroniques), Matra (missiles tactiques et satellites), Snecma (moteurs d’avion), le GIAT (véhicules blindés, systèmes d’artillerie, munitions) et la DCN (bâtiments de surface, sous-marins, systèmes de combat navals). Ce processus de constitution d’un nombre limité de groupes d’armement importants est facilité par la montée en puissance des exportations, dont la part dans le chiffre d’affaires des entreprises françaises d’armement passe de 8 % en 1960 à 31 % en 1990. Il s’accommode de l’existence de structures capitalistiques variables d’une entreprise à l’autre.
Concentration et émancipation de l’industrie européenne de défense dans le contexte de l’après-guerre froide
La première moitié des années 1990 est marquée en France par le décalage existant entre un contexte stratégique radicalement modifié et un concept de défense qui n’évolue pas significativement. La France se singularise en se refusant à tirer prématurément les conséquences de » l’éloignement » d’une menace majeure dont elle ne peut exclure la » résurgence « . Dans le domaine de l’armement, le maintien du budget d’équipement à un niveau artificiellement élevé fragilise l’industrie française qui n’est pas incitée à se restructurer. Alors que le Royaume-Uni et l’Allemagne ont regroupé leurs forces respectivement autour de deux (British Aerospace et GEC Marconi) et d’un (DASA) grands groupes, l’industrie française est handicapée par son morcellement et les sureffectifs qui en découlent dans les bureaux d’études et les centres de production. Seules quelques » joint ventures » européennes voient le jour (Matra Marconi Space en 1990, Eurocopter en 1992, Thomson Marconi Sonar en 1992, Matra BAe Dynamics en 1996).
L’industrie française de défense constitue un secteur significatif de notre économie. Son chiffre d’affaires annuel moyen au cours des trois dernières années (1998−2000) est de près de 14 Md€ (90 MdF), dont un tiers réalisé à l’exportation. Le nombre d’emplois correspondants est d’environ 170 000. La bonne compétitivité de ce secteur est illustrée par le niveau élevé des commandes obtenues à l’exportation (plus de 6 Md€ en moyenne au cours des trois dernières années).
La décision annoncée en 1996 de professionnaliser entièrement les armées, d’en réduire significativement le format et de suspendre l’appel sous les drapeaux s’accompagne d’une diminution assumée du budget d’équipement militaire, qui passe d’un montant annuel voisin de 100 milliards de francs à un niveau stabilisé de 85 milliards de francs. Parallèlement, des perspectives sont tracées pour l’industrie française de défense, qui doit se regrouper autour d’un certain nombre de » pôles « , dont un pôle aéronautique et un pôle électronique. Ces regroupements interviennent à partir de 1997. Un pôle d’électronique professionnelle et de défense est créé autour de Thomson-CSF, qui absorbe Dassault Électronique et les activités militaires d’Alcatel. Un pôle aéronautique est ensuite constitué par la fusion entre Aerospatiale et Matra Hautes Technologies et le transfert à Aerospatiale des actions détenues par l’État (46 %) au capital de Dassault Aviation. D’autres réorganisations, de moindre ampleur, interviennent au cours de la même période au sein de l’industrie française d’armement : le groupe Sagem, après avoir absorbé la Sat, acquiert la Sfim, la Compagnie des signaux (ex-CSEE) cède une large part de ses activités militaires à Matra, et Turboméca rejoint le groupe Snecma.
Ces rapprochements réalisés sur une base nationale vont rendre possible la constitution de groupes transnationaux globaux. Dès décembre 1997, les chefs d’État et de gouvernement français, britannique et allemand se prononcent solennellement dans une déclaration conjointe en faveur de la constitution d’une industrie aéronautique et de défense européenne intégrée. Cependant, les logiques nationales demeurent fortes dans ce secteur considéré comme » stratégique » par les États. On le voit en janvier 1999 quand British Aerospace annonce l’acquisition des activités de défense du groupe GEC et crée BAE Systems, mettant ainsi un terme à son projet de rapprochement avec l’Allemand DASA.
La constitution d’ensembles transnationaux » globaux » ne va d’ailleurs pas de soi du point de vue de l’intérêt des États. Les » joint ventures » créées au début des années 1990 n’ont pas véritablement remis en cause les relations qu’entretiennent les gouvernements avec l’industrie de défense : les questions importantes (financement des programmes et autorisation d’exporter) ont continué à faire l’objet, comme auparavant, de discussions entre les administrations nationales et les » maisons mères » (British Aerospace, DASA, Matra, Aerospatiale, Thomson-CSF), demeurées elles aussi » nationales « . Il en va autrement avec la création en juillet 2000 du groupe franco-hispano-allemand EADS, qui rassemble l’ensemble des activités d’Aerospatiale Matra, de DASA et de CASA, et la fusion de Thomson-CSF et de Racal, qui fait de l’ensemble ainsi constitué une véritable entreprise franco-britannique, rebaptisée Thales à la fin de l’année 2000. Les États européens, qui ont encouragé ces regroupements, recherchent parallèlement des mécanismes permettant à la fois de faciliter et d’encadrer l’activité des entreprises transnationales nouvellement créées.
Le développement des capacités industrielles et technologiques dans le cadre de l’Europe de la défense
La refondation de la relation entre les États et les entreprises de défense
Les États-Unis constituent un espace fédéral homogène, au sein duquel les questions stratégiques et de défense sont fortement centralisées. Il est donc aisé à l’administration américaine d’imposer aux entreprises d’armement les évolutions qu’elle estime nécessaires. De même, pour chacun des pays européens considéré en particulier, dès lors que chaque État est le client national unique de son industrie de défense et qu’il en contrôle rigoureusement les exportations, il lui est relativement aisé d’en orienter le développement, comme en témoigne en France la part qu’a prise l’État aux restructurations intervenues depuis 1997.
La constitution d’entreprises à l’échelle européenne dans le domaine de la défense soulève en revanche des difficultés inédites, qui ne pourront être résolues de manière pleinement satisfaisante que lorsque l’Union européenne sera à même de jouer en matière de défense un rôle comparable à celui des États-Unis. Or la recherche d’accords industriels transnationaux globaux est précisément regardée comme l’un des moyens de progresser sur la voie de la construction européenne dans le domaine de la défense. Il serait donc contre-productif d’y renoncer dans l’attente d’une évolution institutionnelle majeure. Il convient dès lors de définir et de mettre en œuvre les solutions permettant aux États de conserver un contrôle suffisant sur cette industrie européenne de défense en voie d’intégration, en même temps que d’harmoniser les conditions d’application des réglementations nationales pour faciliter l’activité des sociétés transnationales.
Tel est le but des travaux engagés conjointement en 1998 par les ministres de la Défense des six pays européens intéressés (Allemagne, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni et Suède) qui aboutissent en 2000 à la signature du traité dit » Letter of Intent « .
Ses dispositions visent notamment à assurer une coordination des politiques de recherche militaire et une harmonisation des procédures d’exportation.
Elles visent également à définir les conditions d’une assistance réciproque contribuant à une meilleure sécurité d’approvisionnement.
Chaque nation conserve cependant une responsabilité propre vis-à-vis de son industrie.
En France, l’État est aujourd’hui devenu un actionnaire parmi d’autres des entreprises de défense. Il détient ainsi 15 % du capital d’EADS et 33 % du capital de Thales.
Afin de jouer pleinement son rôle d’actionnaire, il a établi avec ses partenaires privés français et étrangers des règles de gouvernement d’entreprise destinées à assurer un fonctionnement transparent et efficace des organes sociaux (conseils d’administration et comités associés). Sans interférer avec la gestion quotidienne des groupes concernés, l’État veille dans ce cadre au respect des orientations stratégiques définies au regard des enjeux de défense.
Au-delà de son rôle d’actionnaire, l’État, considéré cette fois en tant que régulateur, dispose des moyens réglementaires lui permettant de s’assurer que les évolutions du paysage industriel s’effectuent dans le respect des intérêts de défense.
Ainsi, les investissements étrangers envisagés en France sont soumis à autorisation préalable dès lors que les activités concernées comportent une part militaire. L’intérêt de mettre en place une telle procédure à l’échelle européenne mérite certainement d’être examiné.
Enfin, en tant que » maître d’œuvre du système de défense « , l’État se doit de donner aux entreprises une information suffisante sur ses options à moyen et long terme (besoins en équipements, axes de recherche, politique de coopération et d’exportation…) afin de leur permettre d’orienter leurs stratégies en conséquence.
Tel est l’objet du » partenariat stratégique » mis en place entre la DGA et les principales sociétés françaises et transnationales de défense.
En outre, la DGA s’efforce de responsabiliser les maîtres d’œuvre sur des objectifs pluriannuels globaux. En échange d’une diminution du prix des matériels, l’État offre ainsi aux entreprises une visibilité qui dépasse l’horizon budgétaire et une garantie sur la conduite à bonne fin des programmes.
Les progrès de l’Europe de l’armement
Le processus de consolidation engagé en France il y a quelques années a conduit à la constitution de groupes européens puissants, à l’activité largement duale, disposant de capacités autonomes de maîtrise d’œuvre, pleinement compétitifs et désormais en mesure de nouer des partenariats équilibrés avec les entreprises américaines. C’est en particulier le cas dans les domaines aérospatial et électronique.
Des évolutions analogues devraient intervenir dans les secteurs de la propulsion et des matériels terrestres, ainsi que dans celui des navires militaires et systèmes de combat navals.
Deux problématiques demeurent à ce stade insuffisamment prises en compte.
L’A 400 M. © DICOD
La première concerne le financement public de la recherche. Opéré il y a quelques années dans un contexte de diminution du budget d’équipement des armées, le recentrage du financement émanant du ministère de la Défense sur les opérations de recherche à finalité exclusivement militaire et sur les technologies » orphelines » de tout marché civil ne s’est pas accompagné d’une augmentation de l’effort de recherche financé par les ministères civils. Cette situation, que l’on retrouve dans plusieurs autres pays européens, est d’autant plus préoccupante qu’au cours de la même période les dépenses militaires consacrées aux États-Unis à la recherche et à la technologie (R et T) ont crû dans des proportions significatives et qu’elles sont appelées à augmenter encore dans le cadre du programme » Missile Defense « .
La seconde problématique a trait aux entreprises de » deuxième rang » et aux PME exerçant une activité de défense. L’autonomie des maîtres d’œuvre européens récemment constitués pourrait être remise en cause si leurs coopérants et sous-traitants, qui maîtrisent une large part de la technologie incorporée dans les systèmes d’armes, étaient majoritairement contrôlés par des intérêts non européens. Or plusieurs entreprises occupant une place importante dans le tissu industriel national sont d’ores et déjà filiales de sociétés non européennes.
Ces deux problématiques ne pourront trouver de réponses satisfaisantes qu’à l’échelle européenne.
La coopération en matière d’armement doit notamment permettre de tirer le meilleur parti des ressources dont disposent les pays européens et de créer progressivement les conditions d’un marché intérieur.
Le projet de loi de programmation militaire 2003–2008 prévoit que 30 % du budget consacré aux programmes d’armement classiques sera affecté à la réalisation de programmes en coopération. Il prévoit en outre une augmentation significative des crédits de recherche et technologie.
La future loi permettra notamment la poursuite des programmes d’hélicoptères franco-allemand Tigre et franco-germano-italo-néerlandais NH 90, le lancement par huit pays du programme d’avion de transport militaire Airbus A 400M et la réalisation conjointe, respectivement par la France et l’Allemagne, des programmes de satellites d’observation Hélios II et Sar Lupe. L’OCCAR (Organisation conjointe de coopération en matière d’armement), créée en 1996 par la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Italie, et dotée depuis le mois de janvier 2001 d’un statut lui permettant de conclure avec l’industrie des contrats au nom des pays partenaires, est appelée à jouer un rôle majeur dans la conduite des programmes réalisés en coopération. C’est ainsi qu’elle devrait accueillir, non seulement le programme A 400M, mais également le programme de missile antiaérien PAAMS qui intéresse la France, l’Italie et le Royaume-Uni. L’OCCAr pourrait en outre prochainement s’élargir à de nouveaux partenaires (Belgique, Espagne, Pays-Bas).
La prise en compte progressive des questions d’armement par l’Union européenne, dans le cadre intergouvernemental qui a permis les récents progrès de l’Europe de la défense, doit permettre de franchir une nouvelle étape. Il s’agit d’engager et de mener à bien les programmes qui permettront de combler les lacunes identifiées en matière de capacités militaires nécessaires à la réalisation, par les pays de l’Union européenne, des missions de gestion de crises dites » de Petersberg « . D’ores et déjà, pour concourir à cet objectif, un certain nombre de pays européens ont pris la décision de rejoindre la France et ses partenaires traditionnels (Allemagne, Royaume-Uni, Italie) afin de participer aux programmes en cours ou futurs (entrée de la Belgique dans le programme Hélios II ; acquisition par le Portugal, la Suède, la Norvège et la Finlande d’hélicoptères NH 90 ; etc.).
Conclusion
La France s’est donné maintes fois à elle-même la preuve de la part essentielle des choix d’armement dans son histoire. Les gouvernements successifs ont mis en œuvre depuis plus de quarante ans une politique déterminée qui a permis la constitution d’un outil industriel de défense polyvalent et autonome. Cette politique a permis à notre pays de tenir son rang dans le contexte stabilisé de la guerre froide. Elle est également à l’origine des succès que notre pays et ses partenaires européens ont connu dans les domaines aéronautique et spatial civils (Airbus, Ariane).
L’évolution du contexte stratégique et économique a conduit à repenser les modalités du contrôle et du soutien apporté par l’État à une industrie de défense désormais largement duale et européanisée. Mais si le rôle de l’État a changé, il demeure essentiel au maintien d’une base industrielle forte et compétitive.
La coopération européenne apparaît aujourd’hui comme le moyen de renforcer nos capacités technologiques et industrielles, dont le développement conditionne nos futures capacités militaires et qui constituent à ce titre une composante essentielle de nos capacités de défense.
L’armement est donc appelé à occuper une place significative dans le projet européen qui anime et rassemble les nations du vieux continent.