Le capital-risque et les nouvelles technologies
Le développement remarquable du capital-risque au cours des dix années de la fin du siècle dernier est lié à la prise de conscience par les financiers de la révolution industrielle que constituent les technologies de l’information et de la communication (TIC). La chute des valeurs boursières et le dégonflement de la bulle Internet ne doivent pas conduire à sous-estimer cette révolution. Il n’est pas inutile, dans le contexte dépressif actuel de ce secteur, de rappeler en quoi elle consiste, avant de voir quelques-uns de ses effets. Nous verrons ensuite que le capital-risque n’est qu’un des moyens de financement des TIC et que le succès de ces entreprises repose sur bien d’autres éléments de l’environnement d’un pays, en comparant la situation française à celle des États-Unis.
L’innovation est le moteur de la croissance économique
Dans les économies développées, la croissance des facteurs de production travail et capital est limitée. La croissance économique, la compétitivité des entreprises, la croissance du pouvoir d’achat sont déterminées par la croissance de la productivité des facteurs. Pour l’ensemble de l’économie, la croissance de la productivité du travail et du capital dépend à son tour d’un ensemble complexe d’éléments qui incluent les savoir-faire, le système éducatif, les moyens d’information. Elle dépend plus généralement de la capacité de la société à favoriser l’innovation et à l’intégrer dans l’économie du pays.
La différence de taux de croissance entre les États-Unis et l’Europe dans les années quatre-vingt-dix, à l’avantage des États-Unis, s’explique en grande partie par une plus forte progression de la productivité. Celle-ci s’ajoute à l’accroissement du capital investi et des heures travaillées. Cet avantage de productivité est attribuable à un système social, économique et financier qui a permis le développement rapide des nouvelles technologies de l’information et de la communication, et leur diffusion rapide dans l’ensemble de l’économie.
La mise en œuvre des TIC a contribué aussi au boom des investissements. Malgré les excès de la bulle financière, et le marasme actuel du secteur, le bilan de cette période reste très positif pour l’économie américaine.
La situation de la France est beaucoup moins favorable. Il est vrai que certaines de nos grandes entreprises ont réussi à se placer dans le peloton de tête mondial du secteur des technologies de l’information et de la communication. Mais la performance globale de l’économie française depuis vingt ans n’a pas été brillante : ainsi, en termes de production intérieure brute par habitant, la France est passée du 5e au 13e rang en vingt ans.
Ce recul relatif est masqué pour l’opinion publique par la croissance du pouvoir d’achat, mais il est révélateur de la nécessité de réformes structurelles. Il faut en effet pouvoir tirer un meilleur parti de nos atouts, particulièrement pour tout ce qui touche au développement et à la diffusion de l’innovation.
Les technologies de l’information et de la communication créent une nouvelle révolution industrielle
L’apport des TIC a été comparé à celui de l’électricité, source d’une révolution industrielle il y a un siècle. En permettant de distribuer l’énergie et en en réduisant le coût, l’électricité a modifié radicalement les conditions de la production industrielle. Un parallèle entre énergie et information peut être fait : l’une et l’autre sont des facteurs de production qui interviennent dans tous les secteurs.
Dans le cas de l’électricité, la baisse des prix a permis une progression de la consommation de plus de 10 % par an pendant plusieurs décennies. Les TIC ont permis une progression encore plus forte de la consommation d’information grâce à la baisse des coûts associés, baisse qui va se poursuivre pendant les dix ans qui viennent :
- baisse du coût de traitement, divisé par deux tous les dix-huit mois pour les microprocesseurs à performance donnée ;
- baisse du coût de transmission, avec le développement des fibres optiques qui réduisent le coût de la bande passante et celui des techniques de compression des données qui en réduisent la consommation ;
- et baisse du coût de stockage des données, coût qui est divisé par deux tous les trois ans.
Parallèlement, la standardisation des logiciels (Windows, Linux) et des procédures de codification, d’accès et de transmission des données (protocoles IP, XML pour les bases de données, GSM pour la téléphonie) permet la production en grande série des matériels et des logiciels. Le développement d’infrastructures de communication accessibles à bas prix permet une réduction des coûts d’accès au marché pour les nouveaux entrants et donc une accélération de la diffusion des innovations.
Avec la baisse de ses coûts, l’information est devenue un facteur important de production. Cela a plusieurs conséquences économiques favorables :
- réduction du capital employé (stocks, fonds de roulement, équipements) : par exemple, en intégrant dans un système en temps réel les fournisseurs, la production et la demande des clients, ce qu’Internet permet à un coût limité, le fabricant d’ordinateurs DELL fonctionne avec seulement cinq jours de stocks, contre plusieurs semaines dans la production traditionnelle de matériel électronique ;
- meilleure productivité du travail : par le partage de l’information, par les aides à la décision, par exemple les outils de simulation graphique et de calcul permettent d’accélérer la mise au point de prototypes et de les » essayer » virtuellement avant même de les fabriquer ; les relations avec les clients dans les services peuvent être traitées en grande partie à distance en combinant communication par Internet et liaison vocale ; plus généralement, la délocalisation des services succède à celle des fabrications – les centres d’appels, le développement de logiciels peuvent être délocalisés ;
- création de nouveaux services (enchères, communautés) : par exemple, la vente aux enchères entre particuliers, la diffusion instantanée des appels d’offres des entreprises pour leurs achats, la création de communautés virtuelles autour d’un pôle d’intérêt ;
- extension et accélération de la concurrence, réduisant les marges et les prix : l’accès immédiat des acheteurs à des offres distantes facilite la comparaison des prix, par exemple pour le transport aérien et le tourisme mais aussi pour des biens physiques bien identifiés (livres, musique, films, produits de marque).
Ces quelques exemples permettent de souligner que les TIC – et ce qu’on a appelé la Nouvelle Économie – concernent avant tout les entreprises de l’économie classique qui en sont, avec leurs clients, les principales bénéficiaires. Cela veut dire aussi que la fourniture de produits et de services aux entreprises » classiques » pour l’utilisation des TIC est le marché le plus important pour les entreprises nouvelles et pour les investisseurs en capital-risque, alors qu’il apparaît que l’utilisation marchande de l’Internet par le grand public se développe plus lentement que prévu.
Les jeunes pousses et l’innovation
Les grandes entreprises ont des avantages importants quand il s’agit de tirer parti des TIC. Elles ont la capacité financière nécessaire pour prendre des risques et engager des investissements à retour long. Elles peuvent proposer une diversité de carrières ce qui facilite leur recrutement. Elles ont enfin et surtout la force de distribution, l’image de marque et les réseaux commerciaux et logistiques qui sont nécessaires pour diffuser et rentabiliser les services et produits nouveaux.
Mais les entreprises nouvelles ont aussi des atouts : la rapidité de décision, la souplesse d’organisation, la possibilité d’associer financièrement une équipe au succès de son projet, et surtout le fait que, dans une grande entreprise, l’existence d’un portefeuille de produits et de clients dont il faut préserver la rentabilité peut freiner la mise en œuvre des innovations.
Ces atouts des nouveaux entrants font que beaucoup des grandes entreprises du secteur des TIC sont récentes et ont démarré il y a souvent moins de vingt ans. C’est le cas de Cisco, d’Oracle et de quelques autres fournisseurs d’équipements et de logiciels pour Internet. Des entreprises plus anciennes comme IBM ou Alcatel ont su se repenser radicalement et rester dans le groupe de tête de leur domaine.
L’importance des jeunes pousses ne se mesure pas seulement au nombre, nécessairement très faible, de celles qui deviennent des géants comme Cisco ou Microsoft. En effet, beaucoup sont reprises par de plus grands groupes, qui leur apportent les moyens d’un développement industriel et commercial plus rapide. Même les jeunes pousses qui échouent contribuent au progrès de l’ensemble de leur secteur par leur expérience. Il est donc essentiel qu’il y ait un flux soutenu de création d’entreprises pour que les innovations se multiplient et soit diffusées.
Les conditions du développement des jeunes pousses
Pour que les jeunes pousses naissent et se développent dans le domaine des TIC, il faut un certain nombre de conditions que l’on peut regrouper en trois catégories :
• le tissu scientifique, technique et industriel du pays
Ce tissu doit être dense et vivant ; c’est dans les universités et dans les centres de recherche des entreprises que naissent les idées, mais aussi chez des individus hors toutes structures ; il faut donc qu’il y ait dans le pays une offre suffisante, en nombre et en qualité, de scientifiques et de techniciens pour avoir ces idées et permettre ensuite la constitution des équipes de mise en œuvre ; pour cela, il faut une masse critique, combinant universités, centres de recherche et entreprises. Cette combinaison explique le succès de la Silicon Valley autour de l’université de Stanford, mais aussi celui de la douzaine d’autres pôles technologiques américains, autour d’universités et de centres de recherche ; le développement des réseaux de communication réduit l’importance du regroupement géographique des acteurs, mais sans la supprimer.
• le système de valeurs sociales et de règles administratives et juridiques
Il doit favoriser les entreprises en général et leur création en particulier ; c’est par exemple le statut des chercheurs et des universitaires, avec la liberté qu’ils ont ou pas de tirer un avantage personnel de leurs inventions ; ce sont aussi les facteurs qualitatifs, comme la hiérarchie des métiers dans l’opinion populaire (par exemple entre le haut fonctionnaire et l’entrepreneur), comme les attitudes à l’égard de l’entreprise, de l’argent et du succès financier, et comme la tolérance de l’échec, perçu comme une expérience utile et non comme une marque d’incompétence de l’entrepreneur.
• et bien entendu le financement
qui est un élément essentiel, aussi bien au moment de la création de l’entreprise que par la suite, pour son développement. À cet égard, les possibilités de concrétisation de la valeur créée en cas de succès sont essentielles, que ce soit par le placement en Bourse ou par la cession à un groupe industriel ou financier ; de même, la fiscalité appliquée aux investisseurs et aux salariés les plus qualifiés est un élément déterminant de la motivation des uns et des autres.
Sur l’ensemble de ces trois sujets, le tissu technique et scientifique, le contexte social et réglementaire et le financement, les États-Unis bénéficient d’un environnement très favorable, bien plus que le reste du monde. Cela explique la position dominante qu’ils ont retrouvée aujourd’hui dans les technologies de l’information et de la communication, alors que, par exemple, l’industrie japonaise de l’informatique paraissait invincible il y a quinze ans.
Le financement des jeunes pousses et le capital-risque
Le financement des jeunes pousses comporte plusieurs étapes : à la création, ce sont souvent les fondateurs et leurs proches plus que les investisseurs institutionnels qui assurent le démarrage, si celui-ci n’exige pas tout de suite des fonds importants. C’est le domaine d’intervention des investisseurs » providentiels » – traduction de business angels – dirigeants ou propriétaires d’entreprises ayant à la fois des moyens financiers et de l’expérience, et le désir de mettre les deux au service de la création d’entreprises. Ces investisseurs sont parfois organisés en réseau pour rassembler des fonds plus importants, mais l’investissement total reste sauf exception limité, de l’ordre du million d’euros.
Quand l’investissement, initial ou de développement, atteint la dizaine de millions d’euros ou plus, il sort du domaine des investisseurs individuels, et relève des fonds de capital-risque et de capital développement. Ceux qui gèrent ces fonds se fixent un seuil minimum d’intervention pour amortir le coût fixe de l’analyse et du suivi des investissements. Ils gèrent souvent une série de fonds » fermés « , c’est-à-dire affectés à des prises de participations spécifiques. Le produit de la cession des participations est distribué aux porteurs de parts du fonds jusqu’à liquidation complète de celui-ci. La durée de tels fonds peut être d’une dizaine d’années, et les gérants sont rémunérés par une part des plus-values réalisées. Le rendement visé est élevé, 25 % de taux annuel au moins, à la mesure du risque et de l’absence de liquidité du placement.
Du fait de ces risques, les fonds investis ne peuvent pas être des dépôts ou des emprunts bancaires, ce sont nécessairement des fonds propres et dans le cas de placement de fonds d’assurance vie ou de fonds de retraite, une fraction faible des fonds gérés. Si des banques pratiquent ce métier, ce ne peut être qu’avec des fonds de ce type, ce qui explique leur rôle limité en matière de capital-risque.
Les acteurs sont donc le plus souvent des spécialistes, qui font exclusivement ce métier, même s’il s’agit parfois de filiales de groupes bancaires ou d’assurances. Si la performance moyenne des fonds de capital-risque a été très élevée jusqu’en 2000, il faut garder à l’esprit que, même dans cette période faste, la dispersion des performances de fonds à fonds a été très grande et qu’un très petit nombre d’investissements très brillants a fait la performance des meilleurs fonds.
C’est dans le domaine du financement que l’écart entre la France et les États-Unis est le plus marqué. Ainsi, le montant investi dans le capital-risque – ce qui comprend les nouvelles technologies mais ne leur est pas limité – est dans un rapport de vingt entre la France et les États-Unis, soit quatre fois plus que le rapport des populations ou des produits intérieurs bruts. Les raisons de cet écart sont connues
- l’importance des fortunes privées aux États-Unis, celles des créateurs d’entreprises et celles des dirigeants, qui alimentent les financements d’amorçage et les fonds d’investissement en capital-risque ;
- l’importance des fonds de retraite, qui placent une fraction de l’épargne gérée en actions non cotées ou la confient à des fonds spécialisés dans le capital-risque (ce sont d’ailleurs ces fonds américains qui ont investi aussi en capital-risque dans le reste du monde, notamment en France, ce qui veut dire que le rapport des fonds alimentant le capital-risque entre États-Unis et France est plus près de quarante que de vingt) ;
- l’importance du marché boursier, notamment le NASDAQ, qui reste un débouché naturel des jeunes entreprises et des entreprises technologiques malgré ses excès et la crise actuelle ;
- le tissu industriel qui offre des sorties aux investisseurs quand la Bourse est mauvaise, grâce aux nombreuses entreprises ayant les moyens de faire des acquisitions, y compris en les payant avec leurs actions.
Il y a aux États-Unis à la fois une offre de capitaux longs prêts à assumer le risque, et des possibilités de valorisation en cas de succès qui permettent, ensemble, d’assurer un financement important des entreprises nouvelles.
Situation et perspectives en France
La France a à la fois des atouts et des handicaps dans chacun des trois domaines évoqués :
• l’environnement scientifique, technique et industriel
C’est là que la situation de la France est potentiellement la meilleure, à la fois au plan de la qualité des Grandes Écoles et de certaines universités – en mathématiques et en informatique, mais aussi en électronique, optique, physique du solide – et du fait de l’existence d’un petit nombre d’entreprises de classe mondiale dans leur domaine (une liste alphabétique et non exhaustive : Alcatel, Dassault aviation et Dassault systèmes, EADS, France Télécom, Thalès, Thomson multimédia). Ce potentiel est moins exploité qu’il ne le devrait pour deux raisons : les rigidités du système de recherche publique et des structures universitaires, qui sont coupés du monde des entreprises, et la fiscalité des revenus, qui pousse les entreprises françaises à délocaliser les emplois qualifiés.
• les valeurs de société et le cadre législatif et réglementaire
Les valeurs d’une société ne se décrètent pas, elles sont le fruit de l’histoire et ne changent que lentement ; en France, la hiérarchie traditionnelle dans l’opinion des activités et des emplois valorise plus les tâches de contrôle et de réglementation que celles de production et l’entrepreneur n’y occupe pas une place flatteuse ; les dirigeants et les législateurs sont encore le plus souvent issus de la fonction publique, qui a longtemps attiré les meilleurs produits de l’enseignement supérieur ; alors qu’un président américain a pu dire : » the business of America is business « , c’est le même terme qui est utilisé en France pour les affaires et pour les « affaires » ; la richesse, enfin, est suspecte, sauf si elle est héritée.
Le système français, qui a permis le brillant redressement des trente glorieuses, a contribué ensuite au recul relatif de la France pendant les vingt années suivantes. Tout cela a commencé à changer, au moins dans la société civile. Mais notre système législatif et réglementaire reste marqué par la méfiance à l’égard de l’entreprise et du marché.
• c’est dans le domaine du financement que la situation de la France est le plus préoccupante
Le financement bancaire n’est pas en cause, les banques françaises jouent leur rôle quand il s’agit de financer en crédit ou en crédit-bail des entreprises naissantes, et ce n’est pas à elles de se substituer aux actionnaires pour apporter les fonds propres nécessaires à ces entreprises. Elles ont souvent des filiales de prise de participations directes dans les entreprises. L’investissement en capital d’amorçage et en capital développement est l’affaire de structures spécialisées, alimentées par la partie la plus longue de l’épargne. C’est là qu’est la faiblesse française, celle de la part de l’épargne des ménages investie à long terme, du fait de l’absence de fonds de retraite et de la lourde fiscalité sur le capital.
Des dispositifs comme le plan d’épargne en actions et comme les plans d’épargne d’entreprise sont très bons, mais limités et ils ont jusqu’ici alimenté le marché des grandes valeurs plus que celui du capital-risque. Le capital-risque ne pouvant représenter qu’une part limitée de l’épargne investie en actions, seul l’accroissement du volume total de cette épargne permet son développement.
Or cette épargne à long terme se constitue par accumulation, processus que la fiscalité française décourage : double taxation des dividendes, double taxation de l’épargne en vue de la retraite (à l’entrée et à la sortie), taux marginal dissuasif de l’impôt sur le revenu, taux élevé de l’impôt sur le capital. Nous en avons vu la conséquence chiffrée : un taux d’investissement en capital-risque quatre fois plus faible qu’aux États-Unis, et en fait encore plus faible si on le corrige pour tenir compte de l’origine américaine d’une partie des fonds investis en France.
En conclusion
La France a les moyens de tirer un grand parti de la révolution industrielle que nous vivons, mais elle court aussi le risque d’un déclin relatif. La » matière première » technique et humaine de nos écoles et de nos entreprises est bien adaptée aux besoins de cette révolution basée sur l’information. Notre environnement social et culturel a bien amorcé une évolution vers un système de valeurs plus favorable à l’innovation et à l’entreprise.
Mais nos institutions et notre système législatif, réglementaire et fiscal restent marqués par une vision méfiante de l’entreprise, des activités marchandes et du capital. De ce fait, les sources françaises de capital-risque sont limitées, et la France n’est pas la mieux placée pour attirer les capitaux étrangers. Ceci constitue un lourd handicap, et, sauf réformes radicales, nous risquons de nous retrouver dans dix ans parmi les perdants de la révolution des Technologies de l’Information et de la Communication.