Discrimination positive à Sciences Po
Les réflexions menées dans les années qui ont suivi la défaite de 1870 ont montré qu’elle ne résultait pas tant d’une force militaire insuffisante que de graves carences du commandement, lequel n’avait retrouvé son énergie que pour réprimer la Commune.
L’École libre des Sciences politiques fut créée par Émile Boutmy en 1871 qui lui avait donné pour but de former une élite ayant une plus haute conscience de sa responsabilité sociale. Cette vocation s’est trouvée renforcée avec la création de l’ENA en 1945, dont la presque totalité des candidats au concours étudiant proviennent de l’école devenue Institut d’études politiques. Il paraissait aller de soi que la généralisation de l’enseignement secondaire ouvrirait le champ de son recrutement à l’ensemble de la population française. Il n’en a rien été et le concours semble au contraire avoir refermé l’éventail social des admis.
Actuellement 80 % des étudiants admis à l’école sont issus de familles de cadres supérieurs, de professions libérales et d’enseignants1, dont l’ensemble correspond en gros à 20 % de la population active.
Richard Descoings, nommé directeur en 1996, s’est posé la question de la légitimité d’un recrutement aussi fortement marqué par la reproduction sociale. Énarque et conseiller d’État, il s’est aussi interrogé sur l’adéquation d’une élite peu ouverte sur la diversité des origines culturelles et sociales. Le Conseil d’administration de l’école présidé par René Rémond l’a autorisé à engager une négociation avec sept lycées implantés dans des quartiers sensibles de la banlieue parisienne et de la région de Nancy. Il a été convenu avec eux que des candidats potentiels seraient repérés par les professeurs dès la classe de seconde, puis sélectionnés en terminale et présentés à l’école qui, à son tour, effectuerait une sélection au moyen d’entretiens.
L’initiative a suscité un grand débat : atteinte à l’égalité des candidats pour les uns, réforme pommade qui permet d’esquiver la véritable réforme pour les autres. Pour les enseignants des lycées concernés, elle est une ouverture sur un avenir plus équitable : » Arrêtez avec votre égalité devant le concours, ou alors supprimez toutes les prépas d’été à Sciences Po » déclare l’un d’entre eux au cours d’un débat organisé par l’école2.
Le recrutement a eu lieu comme prévu pour la promotion de l’année préparatoire qui est entrée à l’école en octobre 2001. Les lycées ont présenté 96 candidats, 35 ont été admissibles et 17 admis sur un effectif total de 150 étudiants.
Un véritable bilan ne sera possible qu’à l’issue des cinq années d’études, mais les premiers résultats font apparaître une bonne intégration des » étudiants ZEP « . Encadrés par des tuteurs, leurs taux de réussite et d’échec sont ceux de la moyenne de la promotion, et cinq d’entre eux ont été élus délégués de conférence. Pour N…, étudiante du concours normal, on les a repérés au début, puis ils se sont fondus dans la masse des étudiants.
» Le dogme du concours comme seule manière de recruter de façon égalitaire et efficace des élèves a pris un coup » affirme Richard Decoings3. Il rejoint Georges Charpak qui, dans cette revue4, rendait le concours en partie responsable de la disproportion dans l’enseignement supérieur » en faveur des enfants de cadres, d’enseignants ou de professions libérales « .
C’est pourquoi cette expérience nous interpelle. Il n’appartient pas aux auteurs de cette rubrique de proposer des solutions au problème du recrutement des grandes écoles et en particulier de la nôtre, mais si des lecteurs avaient envie de s’exprimer sur ce point, nous pourrions, dans ce forum social, donner un espace au débat qui en résulterait.
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1. Cette proportion ressort d’une étude citée dans un article de R. Decoings, M. Euvrard, J.-P. Fitoussi, M. Pébereau et R. Rémond publié par Le Monde des 11 et 12 mars 2001.
2. Il s’agit de sessions intensives de deux mois auxquelles s’inscrivent les candidats durant l’été qui précède le concours. La principale est assurée par le lycée Lakanal de Sceaux pour un prix de 600 euros. Plus de 40 % des étudiants de la promotion de l’année préparatoire admis en 2001 ont suivi cette préparation.
3. Journal Le Monde, du 21 mars 2002, article p. 11.
4. La Jaune et la Rouge, n° 569, novembre 2001.