Faut-il continuer à mettre à la retraite les salariés de moins de 60 ans ?
À la fin des années 1970, et après avoir aidé à reconstruire le pays, la sidérurgie est en déroute. (Durant l’année 1985, elle a perdu 15 milliards de francs.) Il lui faut réduire ses effectifs de façon drastique. Pendant les années quatre-vingt, deux emplois sur trois sont supprimés. Des régions entières se trouvent socialement sinistrées.
Entre 1974 et 1985, l’âge de cessation d’activité des salariés n’a cessé de baisser, si bien qu’un salarié de la sidérurgie, ouvrier, technicien, agent de maîtrise, partait automatiquement à 50 ans et un cadre à 55 ans, grâce en partie à un imposant système de préretraite.
Sidérurgiste, Portrait, Ugine S.A., site d’Isbergues (62), France.
© JACQUES HEBINGER/CORPORATE FACTORY
Et c’est ainsi que l’on a fabriqué des » jeunes vieux « , notait le responsable des ressources humaines chez Usinor au cours d’un séminaire de l’École de Paris du Management qui s’est tenu en octobre 2001.
Lorsqu’en 1986–1987 le gouvernement met toute la sidérurgie française dans un seul et même panier, Usinor-Sacilor, avec un seul patron, les consignes sont claires : gagner de l’argent, à terme privatiser… et cesser la pratique des départs en préretraite.
Dans une entreprise qui veut et pourra sans doute faire 3 % de gains de productivité par an sur une longue période, comment gérer l’emploi ? Comment ne pas licencier ? Comment ne pas utiliser la pratique si efficace du départ en préretraite ?
Le système de préretraite était pourtant bien commode. Les bénéficiaires partaient à 50 ans avec 92 % de leur dernier salaire, avec indexation sur le SMIC (ce qui était particulièrement favorable, en 1993 par exemple, quand le SMIC a été revalorisé de 3 % alors que les salaires étaient bloqués).
Elles étaient pour l’essentiel financées par la collectivité et le système, cogéré par les entreprises sidérurgistes, l’État et les syndicats de salariés fonctionnait plutôt bien.
Quand on était directeur des ressources humaines ou patron opérationnel d’une usine sidérurgique, on dressait la liste de tous ceux qui allaient avoir 50 ans dans l’année à venir et qui donc partiraient.
Si cela suffisait à résoudre le problème des sureffectifs, c’était bien, sinon il fallait recourir à des solutions un peu plus drastiques. La carrière de ceux qui restaient pouvait être accélérée : une promotion tous les deux ans et demi au lieu d’une promotion tous les sept ans.
Enfin ce système apparaissait satisfaisant car il tenait compte de la pénibilité du travail. Il est vrai qu’avec l’âge, la fatigue s’accroît, la récupération est plus difficile et l’intolérance au travail posté grandit. Dans les années 1980, les revendications de la CGT visaient à baisser de 50 à 45 ans la préretraite pour des personnes assurant des travaux pénibles comme c’était déjà le cas dans les mines de fer.
Vers le milieu des années 1980, les inconvénients du système sont devenus évidents : dans l’entreprise, l’hétérogénéité des âges permettait des régulations qui ne sont plus possibles, les préretraites ne suffisent plus pour adapter les effectifs et elles coûtent une fortune ! Bruxelles s’élève contre ces pratiques qui nuisent à la concurrence et les exportations vers les États-Unis font l’objet de plaintes antidumping.
Cabine de contrôle des deux fours d’aciérie Ugine Savoie Imphy (73), France.
© JACQUES HEBINGER/CORPORATE FACTORY
Et c’est ainsi que l’on a fabriqué des » jeunes vieux « , notait le responsable des ressources humaines chez Usinor au cours d’un séminaire de l’École de Paris du Management qui s’est tenu en octobre 2001.
Il fallait inventer. Faire autrement. Revisiter les idées reçues et oser de nouvelles hypothèses, sans trop d’idées préconçues, mais avec quelques objectifs simples : réduire et si possible éteindre le système de préretraite, donc conserver les anciens en les exonérant du qualificatif de » vieux « , et leur trouver un travail utile, le tout sans conflit social majeur. » Je crois que nous avons réussi parce que nous ne savions pas que ce serait si difficile « , notait le directeur des ressources humaines.
Pour commencer, et pour faire bouger les mentalités, un séminaire en 1988 avec le directeur de l’École de Paris et du Management réunit tous les directeurs des affaires sociales du groupe, à propos d’initiatives prises sur ce type de problèmes dans d’autres grands groupes, qui avaient su innover. Puis une étude fut confiée à un ancien salarié d’Usinor, syndicaliste, qui avait fait au Conservatoire national des arts et métiers une thèse sur le maintien au travail des » seniors « .
À y regarder de plus près, la pénibilité du travail et la fatigue croissante du travailleur âgé n’imposent pas forcément l’exclusion. Dans la sidérurgie aussi, les postes pénibles sont allégés par des dispositifs d’automatisation et de contrôles à distance. Et les » anciens » ont des aptitudes non négligeables. L’expérience leur donne la capacité de prendre du recul, de trouver la bonne attitude dans des situations de dysfonctionnement, le goût du travail bien fait, le sens de la sécurité.
Certes ils ont besoin d’argent mais à 50 ans on a payé sa maison et les enfants sont casés. Et si d’aventure, on a l’occasion d’un travail intéressant qui permette de valider et de transmettre l’expérience acquise, pourquoi pas à condition que les modalités de cette transmission puissent être reconnues comme acceptables et après tout, » ce n’est pas le temps que je passe au travail qui compte mais ce que je fais « .
Alors, pourquoi ne pas concilier un peu de travail, avec moins d’argent en fin de mois mais du temps libre parce que le travail n’est pas toute la vie !
À ce stade de la réflexion vient naturellement l’idée du temps partiel…, et ce d’autant plus que, pratiquement, elle n’est pas neuve : congés maladies, récupérations, exercices de mandats syndicaux, absences pour formations sont déjà autant de façons de temps partiels qui sont gérées par l’encadrement de terrain. Mais qu’une femme se mette à 80 % pour élever des enfants, soit ! mais un gros bras ? Si l’idée du temps partiel était une conclusion naturelle des réflexions, encore fallait-il qu’elle soit reçue.
Au 31 décembre 1990, la Convention générale de protection sociale (pour les préretraites) prenait fin et il n’était pas question de la reconduire. Un accord, construit avec les interlocuteurs sans texte préétabli, négocié feuille blanche après feuille blanche, a été conclu avec les organisations syndicales en 1994–1995. On n’y disait pas : » Plus personne ne part à 50 ans » mais » Si les gens restent après l’âge de 50 ans, on ne les licenciera pas » (et si l’entreprise doit licencier, mieux vaut que cette mesure touche des plus jeunes, plus facilement recasables) et on posait trois règles d’or :
- toutes les demandes de temps partiel sont acceptées,
- les changements d’organisation sont discutés localement avec la maîtrise,
- les salariés à temps partiel restent dans leur emploi.
On a pu ainsi éviter un dépaysement peu motivant pour un » ancien « , ce qui n’excluait nullement des efforts mesurés de formation et de qualification, efforts dont il a fallu montrer l’intérêt pour des gens qui investissaient sur peu de temps.
Et l’arrêt de la convention de départ en préretraite s’est passé comme un » non-événement « . Les gens ont découvert par eux-mêmes qu’ils pouvaient ne pas partir, et qu’ils pouvaient trouver intérêt à rester.
En 2000, plus de 30 % de l’effectif d’Usinor est à temps partiel, dont les deux tiers à 80 %. L’âge de la retraite est remonté de 50 à 60 ans. Il n’y a plus de » jeunes-vieux » sidérurgistes exclus !