Jacques Dondoux (51) (1931−2002)
Discours de Jean-Jacques Damlamian (61)
Mesdames, Messieurs,
C’est avec beaucoup de peine et d’émotion que je m’adresse à vous ce soir. La disparition brutale de Jacques, permettez-moi de l’appeler ainsi, nous a tous laissés abasourdis et bouleversés : comment cela est-il possible ?
Le Jacques, que nous avons connu depuis si longtemps, était un homme, toujours en mouvement, à la recherche d’une voie nouvelle et, même dans les pires moments, il trouvait toujours une raison de se relancer, de rebondir, d’espérer. Et aujourd’hui, il nous quitte pour toujours.
Je ne vais pas vous passer en revue la carrière de Jacques, elle vous est bien connue. Je parlerai surtout de ce que j’ai retenu de ma relation personnelle avec lui.
Pour préparer cette intervention, j’ai essayé de rassembler mes souvenirs et de remonter aussi loin que possible dans le temps. La première fois que j’ai rencontré Jacques, c’était lorsque j’étais élève à l’ENST, Sup Télécom ou la rue Barrault comme nous disons, dans les années 1965–1966, il y a donc plus de trente-six ans. Jacques était maître de conférences et nous enseignait une matière que l’on nommerait aujourd’hui » l’informatique « , le mot n’était pas encore d’usage courant. Il nommait la matière de son cours les » calculateurs électroniques « , c’est d’ailleurs une expression que Jacques a continué d’utiliser bien longtemps…
Jacques était jeune ingénieur au CNET, même pas encore ingénieur en chef. Il dirigeait déjà le fameux département RME, Recherche sur machines électroniques, dont beaucoup d’entre nous, ici présents, gardons un souvenir très vif. Comme professeur, il avait une façon bien peu académique de présenter son cours, une façon assez éloignée des formes habituelles, mais il avait le don de nous enthousiasmer, de nous laisser imaginer des potentialités énormes à venir.
À une époque où un Ministre traitait, devant notre promotion rassemblée, le téléphone de gadget, le département RME paraissait être un havre d’espoir pour les jeunes diplômés de notre génération.
Jacques avait su éveiller en nous la curiosité pour les techniques numériques en général. La loi de Moore n’était pas connue encore à l’époque, et le plus gros ordinateur de l’ENST ne permettait vraiment pas d’imaginer l’avenir. C’était plutôt la confiance que nous avions dans la vision de ce jeune ancien qui déterminerait notre conviction. Déjà une caractéristique de Jacques : éducateur certes, mais bien plutôt entraîneur d’hommes dans la direction de sa vision.
Lorsque j’ai eu à choisir mon affectation à la sortie de l’ENST, je n’ai pas hésité pour aller du côté de l’informatique et rejoindre l’équipe de Jacques à RME. Je ne me suis pas posé trop de questions sur ce que j’allais y faire : il me suffisait d’aller vers la modernité et le mouvement.
Comme vous le voyez, Jacques fut non seulement notre maître de conférences, et celui qui détermina mon choix de carrière, il fut aussi mon premier patron.
Et le premier patron, c’est celui qui oriente ou qui désoriente, celui qui forme ou qui déforme. C’est une responsabilité considérable, et Jacques l’exerçait non seulement avec plaisir mais aussi avec une combinaison d’autorité et de complicité.
Je vous l’ai dit, le téléphone c’était encore un gadget pour nos Ministres. Jacques, comme beaucoup des jeunes dirigeants du FT d’alors, s’impatientait de voir cette activité si essentielle ne pas pouvoir démarrer dans notre pays. Avec ce don d’anticipation qui était bien le sien, il me chargea de travailler dans un domaine encore peu exploré : l’application de l’informatique à la planification des réseaux. C’était un sujet qui le passionnait : sans aucun doute, les crédits allaient être disponibles dans le cadre du Plan, le 5e je crois, pour enfin automatiser et développer le téléphone en France, et il faudrait utiliser ces ressources financières le plus efficacement possible. Nous appelions cela l’optimisation technico-économique.
Une autre caractéristique de Jacques : voir avant les autres l’application des technologies et canaliser les forces vers le but essentiel de l’entreprise.En me faisant travailler sur ce thème, la recherche opérationnelle appliquée aux télécommunications, Jacques m’a donné une chance déterminante pour ma carrière : chercheur au CNET, j’étais aussi et surtout au contact quotidien avec la réalité de l’entreprise qui allait devenir bien plus tard FT, je n’étais pas isolé dans une tour d’ivoire…
En tant que mon » coach « , comme nous dirions aujourd’hui, Jacques m’incitait à créer un réseau de relations au bénéfice collectif du CNET, et de tous ses membres, à aller au devant des problèmes à résoudre avec le souci de contribuer aux solutions par des voies originales permises par les technologies nouvelles que nos collègues de l’exploitation ne connaissaient pas encore.
Ce rôle de coach, ou de mentor, Jacques l’a joué pour tous ceux qui ont eu à travailler avec lui. Il était ambitieux pour ceux en qui il avait confiance à tous les niveaux et leur apportait toujours toute l’aide dont il était capable. Beaucoup d’entre nous, présents ici ce soir, et aussi ceux qui n’ont pas pu venir, lui en garderons une vive reconnaissance.
Un autre souvenir me vient en mémoire. Au cours de ces premières années professionnelles, un épisode très particulier a frappé pour toujours notre génération : Mai 68.
En Mai 68, comme beaucoup d’autres institutions, le CNET était occupé, et nous allions d’assemblée générale en assemblée générale.Jacques était adjoint au directeur du CNET, et à ce titre il essayait de maintenir des relations avec l’ensemble du personnel rencontrant les uns et les autres, les syndicalistes comme les cadres, et incitant à éviter l’irréparable et à limiter autant que possible les conséquences potentiellement néfastes de ces journées si exceptionnelles.
Jacques avait un don de contact avec les personnes de toute origine, de tout niveau social, de toute formation. C’est probablement, entre autres, ce qui le conduira ensuite à faire une carrière politique.Je ne décrirai pas ici les étapes de la suite de sa carrière, mais celle-ci a été marquée par des alternances de périodes » aux affaires » comme il disait et de périodes plus difficiles.
Parmi les périodes difficiles, celle qui le conduisit à démissionner de sa fonction de directeur de la Production en 1975. Il décida alors de créer l’Institut de recherches économiques et sociales sur les Télécommunications, l’IREST, dont il resta président toute sa vie. En créant l’IREST, Jacques avait une conviction :
- les télécoms sont en train de changer la vie de l’humanité,
- les technologies avanceront plus vite que leur bon usage,
- il faut associer le plus possible de personnes de tous les horizons pour avancer vers un monde meilleur.
Les relations des télécommunications avec l’économie et la sociologie, leur effet sur l’emploi ou leurs aspects sociétaux, tout cela passionnait Jacques, et l’IREST est vite devenu un lieu de débats et d’échanges, très actif et très particulier.
Jacques disait toujours : » Je veux une confrontation courtoise de tous les points de vue. « Et c’est bien ainsi que l’IREST organisait ses colloques. Des gens de tous les horizons possibles à la tribune, des points de vue tranchés et une salle ravie d’entendre autre chose que la pensée unique ou des discours de langue de bois.
Un thème lui tenait particulièrement à cœur : celui de la protection des libertés individuelles. Les télécommunications ne devaient pas devenir un moyen de contrôle de l’individu, un Big Brother. La facturation détaillée, le risque que le minitel puisse révéler les choix personnels de chacun… Ces questions seront à l’ordre du jour lorsqu’il deviendra lui-même directeur général des Télécommunications. Jacques : un homme au franc-parler, non-conformiste, et aux préoccupations ouvertes sur un monde qui change grâce aux télécommunications.
Devenu directeur général en 1981, il m’appela auprès de lui pour tenir son cabinet. C’était une période où il a dû, souvent, défendre les spécificités des télécoms face à la tentation de certains de niveler les PTT par le bas. Certains dossiers délicats nécessitaient une habileté que Jacques mit en œuvre :
- les lois de décentralisation, la réforme des DRT/DOT, la suppression des zones,
- le lancement de certains services comme le minitel ou la facturation détaillée,
- le fameux prélèvement sur les recettes des télécommunications pour financer la filière électronique,
- le plan câble,
- le nouveau dialogue social au sein des Télécoms et la Commission de modernisation,
- etc.
De cette période, j’ai retenu à son contact :
- son énorme capacité de travail,
- sa capacité d’écoute, mais aussi de décision,
- son courage aussi pour exprimer fermement ses convictions vis-à-vis du pouvoir politique lorsqu’il pensait devoir le faire.
Quelques autres traits que je voudrais mentionner car ils m’ont particulièrement frappé et j’en ai retenu la leçon.
La relation avec les jeunes.
Il voulait que » chacun ait sa chance « . Mais comment détecter les jeunes talents à tous les niveaux. Étant de dix ans plus jeune que lui, je lui servais d’intermédiaire et de lien avec une génération qu’il ne connaissait pas bien.
Il voulait donner aussi une chance aux femmes et surtout aux femmes cadres au sein de l’entreprise. Je me souviens qu’il dut batailler pour faire admettre la nomination de la première femme comme directrice opérationnelle.
Une façon de travailler ensemble : nous avions une réunion rapide de briefing le lundi matin, où toutes les idées étaient mises en avant sans aucune censure ou restriction. J’aimais particulièrement ces moments où je pouvais influer directement sur le cours des choses dans l’entreprise.
Je sais que beaucoup de ceux qui ont eu à travailler avec Jacques ont retenu et apprécié le mode d’échange qu’il savait créer : toujours à l’écoute des autres, il gardait cependant sa position de patron à qui il revient de prendre la décision finale.
Mais au-delà de ses collaborateurs, Jacques savait écouter tous ses interlocuteurs avec le même sérieux quel que soit leur poids hiérarchique. Il savait, par exemple, apprécier la difficulté qu’il y avait pour un syndicaliste issu de la base pour interpeller un directeur. Par contre, il n’hésitait pas à dire son fait à un responsable dont il n’appréciait pas la décision, fût-il ministre, fût-il haut dignitaire étranger.
Mais il m’est aussi arrivé de ne pas être d’accord avec lui sur des points particuliers. Et alors le débat pouvait prendre un tour passionnel. Un exemple encore récent : il m’en a toujours voulu d’avoir changé le nom du CNET en FTR & D il y a maintenant plus de deux ans. J’avais beau lui expliquer les raisons, très rationnelles, de ce changement, il réagissait de façon passionnelle.
Sans doute avait-il la nostalgie du temps de sa belle jeunesse, du temps où, jeune ingénieur, tout était possible. Nostalgie aussi du temps de la camaraderie des anciens du CNET.
Je ne vous parlerai pas ici des années comme représentant du ministre des PTT pour les pays de l’Europe centrale et orientale, ni du tournant qui lui fit prendre le chemin de la politique en devenant un élu de son Ardèche qu’il aimait tant. Toujours au service de ses concitoyens ardéchois pour leur apporter des nouvelles formes d’emploi, pour faire vivre une région montagneuse si belle mais si enclavée aussi. Le professeur Dominique Roux vous en parlera, il vous dira aussi sa carrière d’enseignant et son rôle comme ministre du Commerce extérieur.
Ayant redéroulé le fil de ma vie professionnelle pour préparer ce discours, je me suis rendu compte que beaucoup de mes comportements, beaucoup de mes choix et de mes orientations avaient été influencés par ceux de Jacques, et je suis sûr qu’il en est de même pour beaucoup d’entre vous qui avez travaillé sous ses ordres.
Il était de dix ans mon aîné, c’est sans doute un écart d’âge très propice, ni trop ni trop peu, pour qu’il puisse me servir de modèle.
Peut-être avions-nous des caractères et des formations similaires, ce qui rend le transfert de comportement possible de l’un vers l’autre ?
Mais bien au-delà de mon expérience personnelle, je suis sûr d’être l’interprète de tous ses anciens collaborateurs de tous âges pour témoigner de sa grande influence sur nous tous. Car beaucoup dans la vie professionnelle ne s’apprend pas dans les écoles : ce sont des savoir-faire, des savoir-être, des attitudes qui se transmettent par l’exemple. Et nous sommes nombreux ici à en témoigner.
Mesdames, Messieurs,
Le grand Jacques, comme nous disions tous, le grand Jacques nous a quittés, mais sa trace restera. Sa trace dans les télécommunications françaises, sa trace dans son Ardèche natale, sa trace comme honnête homme de notre siècle, et aussi sa trace parmi nous dans notre façon d’être comme référence plus subtile de comportement, de choix, d’authenticité, d’engagement.
Je voudrais maintenant, m’adressant à vous, chère Sigrid et à vous Arnaud et Harald, au nom de toute notre assemblée vous transmettre notre chaleureux témoignage d’amitié et de solidarité.
Discours de Dominique Roux
Ma chère Sigrid,
Lorsque vous m’avez demandé de dire quelques mots à l’occasion de ce service en mémoire de Jacques, j’ai accepté avec empressement l’honneur que vous me faisiez en me donnant l’occasion de parler d’un ami que j’ai côtoyé pendant vingt-cinq ans.
Jacques Dondoux, nous le savons tous, était une personnalité avec une intelligence, une clairvoyance et une indépendance d’esprit qui le conduisaient à ne pas accepter les idées reçues tout en restant à l’écoute des autres et en respectant leurs différences.
Il y a quelques années alors qu’il remettait une décoration, il avait commencé son propos en expliquant à l’assistance que le dimanche il n’allait pas dans la même église que le récipiendaire, que lorsqu’il y avait une élection, tous deux se rendaient certes dans le même bureau de vote mais ne mettaient pas le même bulletin dans l’urne, et pourtant disait-il, nous sommes des amis et je suis enchanté d’être auprès de lui aujourd’hui.
Ce rappel anecdotique, je crois, le caractérise parfaitement. Il était un véritable humaniste, ouvert aux autres, quelles que soient leurs opinions et c’est ce qui explique que nous l’aimions tant et qu’il nous manque déjà beaucoup.
Jacques Dondoux a bien sûr comme l’a rappelé Jean-Jacques Damlamian consacré une grande partie de sa vie au monde des télécommunications qu’il a profondément marqué. Il a su d’ailleurs communiquer sa passion autour de lui, c’est mon cas ; puisque mon intérêt pour ce secteur date de ma rencontre avec lui.
Si Jacques Dondoux a eu une vie professionnelle et sociale exceptionnelle ; ingénieur, chercheur, chef d’entreprise, élu local et national, ministre, il n’a cessé cependant, il faut le rappeler, pendant près de quarante ans de remplir des fonctions d’enseignant et c’est cet aspect de son action, que je voudrais souligner ce soir car cet engagement auprès des jeunes est un élément majeur, me semble-t-il, de toute sa vie et de toute sa carrière.
Très tôt, il a compris combien était importante l’éducation, et le rôle essentiel du corps enseignant dont d’ailleurs sa mère faisait partie. Elle restera toujours pour lui une figure emblématique à laquelle il ne cessera de faire référence.
Ainsi jusqu’à 65 ans il consacrera une partie non négligeable de son temps à enseigner et donc à aller à la rencontre des nouvelles générations.
Dès l’âge de 26 ans il accepte les fonctions de maître de conférences à l’École nationale supérieure de l’aéronautique puis à l’École des ponts et chaussées et à l’École nationale supérieure des télécommunications. Enfin en 1979 il entre à l’université de Paris-Dauphine où il sera nommé professeur associé. Il assurera chaque semaine sans discontinuer, pendant de nombreuses années, plusieurs cours jusqu’à son élection à la députation en 1997.
Au cours de cette même période, il sera nommé membre du Centre national de la recherche scientifique et du Comité national d’évaluation de la recherche où il apportera son expérience d’industriel au monde universitaire.
Pour lui, l’enseignement et la recherche ont toujours été des domaines à privilégier car il voyait dans ce type d’activités les fondements mêmes du progrès, de la promotion et de la cohésion sociale, de la connaissance, enfin en un mot de la liberté.
Naturellement, ma chère Sigrid, il était particulièrement fier que vous soyez aussi professeur. Combien de fois ne vous a‑t-il pas citée dans ses cours ?
Ce qu’il a apporté à tous ses étudiants dépasse largement le domaine des connaissances techniques. Il a voulu leur montrer aussi ce qu’était la vie, mais pas n’importe quelle vie, la vie marquée par le respect de l’autre et par la solidarité.
En retour, ce contact avec les jeunes lui a sans doute aussi beaucoup apporté. Il a pu ainsi tester ses idées, confronter ses points de vue avec les nouvelles générations pour adapter ses propres idées et rester au contact des réalités du moment.
Son engagement politique était de même nature que son goût pour l’enseignement. Il voulait être utile aux autres et c’est pourquoi il a commencé par être conseiller général, puis maire, puis député puis enfin ministre. En gravissant ainsi tous les échelons du monde politique il a aussi pu détecter puis faire valoir les réelles attentes de ses concitoyens.
On peut dire que ses qualités exceptionnelles se sont aussi manifestées dans l’amitié et dans la fidélité, dans le regard et la main tendue aux autres, et bien sûr dans son sens de l’intérêt général.
Je voudrais dire à sa famille et à tous ses amis quelle chance ils ont eue de côtoyer un être aussi exceptionnel ce qui accentue encore sans doute leur peine de ne plus l’avoir aujourd’hui près d’eux.
On interrogea un jour Jean Paulhan sur la mort, il avait alors répondu : » J’espère vivre jusqu’à la mienne. « , c’est ce qu’a fait Jacques Dondoux, je peux en porter témoignage, on peut vraiment dire qu’il a vécu jusqu’à sa mort.
La lumière de son esprit n’a jamais vacillé, elle s’est éteinte d’un coup et ses derniers feux ont été ceux de la lucidité, du courage et de la délicatesse de cœur.