Les gains de productivité, moteur principal de la croissance
Les marchés ont perdu tout repère et le doute général sur la valorisation des actifs et la véracité des comptes met en question, au fond, la réalité et la pérennité des gains de productivité étonnants que les statistiques économiques américaines affichaient depuis quelques années, et que certains présentaient comme le signal d’une nouvelle ère instaurée par la révolution des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
Sans prétendre répondre ici à ces questions encore obscures, il nous semble opportun de rappeler l’équivalence entre croissance et productivité, ces deux termes longtemps antagonistes dans la culture économique française.
Alfred Sauvy (20 S) a bien montré cette équivalence – ainsi que la méconnaissance qui l’entoure – en reprenant le cas classique de la production agricole1. Un agriculteur d’aujourd’hui produit de quoi nourrir 62 habitants, au lieu de 7 il y a cinquante ans. Résultat : le poids de l’agriculture a chuté à la fois dans la consommation et dans l’emploi. En même temps le pouvoir d’achat de la population a été multiplié par 4,5 et s’est largement diversifié.
L’augmentation générale du pouvoir d’achat implique que les prix augmentent moins vite que les revenus des consommateurs. De fait, dans chaque secteur, les entreprises constatent que le prix de vente de leurs produits augmente moins vite, en moyenne, que les salaires de ceux qui les fabriquent. C’est le phénomène du » ciseau prix-coût « .
Prenons un produit dont le prix peut être suivi sur une longue période, par exemple la tôle d’acier au carbone laminé à froid. Pour en produire une tonne, il faut certaines quantités de minerai, de coke, d’énergie ainsi que d’heures de machine et de travail. L’inflation de ce panier de facteurs depuis treize ans est de 1 %, alors que le prix de vente de la bobine baisse de 2 % par an en moyenne. Le ciseau prix-coût est égal à la différence, soit 3 % par an en moyenne. À un horizon de trois ans qui est celui de la gestion d’entreprise, il est à peine décelable parmi les vagues agitant les prix de marché. Mais dans la durée, la contrainte qu’il exerce impose une réduction des quantités et des temps mis en œuvre par bobine. A contrario, la sidérurgie américaine, en s’affranchissant de cette contrainte par des mesures protectionnistes, risque d’aggraver encore son retard de productivité.
En somme, l’augmentation de la productivité du travail dans chaque entreprise est à la fois cause et conséquence de la croissance générale du pouvoir d’achat. La grande roue de la croissance et de la productivité entraîne – ou broie – tous les métiers et toutes les entreprises. Mais pas tous à la même vitesse : les secteurs en forte croissance sont le plus souvent ceux qui progressent le plus vite en productivité. L’emploi s’y développe, tant que la croissance l’emporte sur la productivité, puis il se déplace vers d’autres secteurs plus jeunes.
La roue de la productivité tend à tourner plus ou moins vite selon les périodes et les secteurs de l’entreprise. Une étude récente de l’OCDE2 a montré que, dans la plupart des secteurs, l’élévation du niveau de productivité dépend de l’action au sein de chacune des entreprises existantes plus que des déplacements de parts de marché ou des entrées et sorties de concurrents. Et les périodes les plus favorables pour lancer des actions de productivité sont celles qui précèdent les reprises d’activité.
Le management est encore disponible et les économies dégagées ne peuvent qu’être amplifiées par la croissance ultérieure.
Pour mener à bien les actions de productivité, une méthode a fait ses preuves à notre point de vue : procéder par campagnes, en délimitant chaque fois un périmètre de coûts à passer au peigne fin et en visant 20 à 35 % d’économie.
L’ampleur et la diversité du gisement de productivité sont toujours étonnantes, mais il est disséminé en petites pépites impossibles à localiser a priori. Il n’est que d’observer un instant un lieu de travail : un tel patiente au téléphone pour obtenir une information de l’usine, un tel s’acharne à réparer l’imprimante, un autre renvoie des courriers pour la troisième fois afin de fixer la date d’une réunion. Les tâches vraiment utiles au client final représentent moins de la moitié du total ! Sur un programme récent, nous avons classé les gains de productivité en quatre catégories. On notera le peu d’investissements requis : de l’ordre de deux ou trois mois d’économies.
Réduire les gaspillages : réduire les ressources sous-employées, les tâches sans valeur ajoutée, les services internes dispensés sans limitation.
Revoir l’organisation, les processus et les outils : supprimer, automatiser ou simplifier les tâches en améliorant les outils, redistribuer des tâches en jouant sur la spécialisation ou sur la polyvalence de manière à augmenter le taux d’utilisation.
Redistribuer les tâches avec la sous-traitance : externaliser des fonctions complètes, par exemple la maintenance, dans le cadre de partenariats fondés sur des engagements de résultat et de progrès ; internaliser d’autres prestations en valorisant des expertises internes.
Les économies et investissements sont valorisés en euros
et répartis sur une base 100 d’économies totales
Faire évoluer les profils de compétences : réduire le nombre de postes remplacés lors du renouvellement de générations, développer des compétences collectives au sein des équipes et accroître l’autonomie des opérationnels. La conduite de l’ensemble de ces améliorations doit se faire sans briser les courbes d’apprentissage de l’entreprise et en anticipant les passages de relais.
La qualité d’un tel travail repose sur la participation de l’encadrement et d’une partie du personnel sur le terrain. À ce niveau nous avons toujours rencontré une attitude constructive, conditionnée seulement à deux exigences. La première concerne, naturellement, le respect des personnes, notamment dans la communication et le volet social qui doivent être anticipés avec soin. La seconde exigence, aussi forte que la première, porte sur la crédibilité des gains de productivité en fonction desquels sont éventuellement décidées des réductions d’effectif et de moyens. Ainsi, contrairement à ce que certains peuvent croire, le personnel et ses représentants ne sont pas les moins exigeants lorsqu’il s’agit de s’assurer que les objectifs de productivité seront effectivement atteints.
Cet exercice reste plus que jamais nécessaire dans les entreprises. Il le devient dans le secteur public qui obéit encore à l’équation » moins de moyens = moins de service « . La nécessité d’alléger le coût de l’État dans l’économie combinée au besoin d’en augmenter les services auprès de la population rend incontournable la participation de l’État aux efforts de productivité.
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1. Alfred Sauvy : La machine et le chômage, (1980).
2. OCDE : The Role of Policy and Institutions for Productivity and Firm Dynamics : Evidence from Micro and Industry Data (23.04.02).