Le monde carcéral et la vie collective
Dans l’univers carcéral, une vie collective sans affrontements est-elle possible ? Et peut-elle être une occasion de lucidité féconde ?
Franck Chaigneau, aumônier de prison et quelques « acteurs » de la vie en prison – un ancien détenu, une surveillante et un surveillant, un sociologue et un psychologue – en ont débattu au cours d’une séance de l’École de Paris du management en décembre 2001.
L’univers carcéral est le reflet caricatural de la société, avec ses clans, ses hiérarchies, ses luttes pour le pouvoir, ses lois, ses nantis et ses exclus. Dans cet univers rigoureux, les tensions sont extrêmes. Entre les détenus existe une véritable hiérarchie : en bas de l’échelle, les « pointeurs » – délinquants sexuels -, et tout en haut, les grands truands, qui ont volé des banques, voire tué des policiers…
Suicides : « Rien qu’à mon étage, raconte l’ancien détenu, neuf détenus se sont suicidés en onze mois, des pédophiles pour la plupart » ; drogue : « le shit circule » ; bagarres, clans et racket font partie du quotidien : « En prison, il faut être démerdard, à l’affût, à l’écoute de tout, et savoir trouver des appuis, par exemple pour avoir accès aux activités, hors liste d’attente. »
La Santé, boulevard Arago à Paris.
La prison ce n’est pas seulement la privation des libertés, c’est aussi tout cela, et en plus, dans l’inactivité, la perte progressive de la notion du temps, pourtant rythmé par des procédures constantes, lourdes et conflictuelles, pour la conduite desquelles chacun des acteurs est assigné à jouer sans faille le rôle qui lui est imparti.
Tous les partenaires du débat reconnaissent ces réalités. Mais ils sont aussi d’accord pour reconnaître que les procédures, aussi strictes soient-elles, et les jeux des rôles, aussi fermement définis qu’ils le sont, ouvrent pourtant des possibilités pour des relations vivantes et que les contacts entre détenus n’ont pas que des retombées négatives.
Tandis que certains détenus cherchent à exercer des pouvoirs sur leurs codétenus, d’autres, en voulant reconstruire leur cadre de relations, en voulant lier connaissance, se reconnaissent intéressés par la multiplicité et la diversité des gens et des cultures qu’ils n’auraient peut-être jamais côtoyés s’ils n’avaient pas été incarcérés. Des liens se nouent.
Cette vie collective n’est pas au demeurant le seul fait des détenus. Les autres acteurs en sont les surveillants, les personnels sociaux et médicaux, les intervenants extérieurs, dont les avocats et aussi bien sûr les aumôniers des différentes confessions.
Autre vue rue de La Santé.
Les surveillants, qui ont été formés pendant sept mois à Agen, évoquent les relations d’autorité qu’ils doivent créer pour la sécurité intérieure dans l’établissement, mais, ajoutent-ils, ils n’ont pas été recrutés « parce qu’ils étaient des gros bras », et « qu’il ne s’agit pas de mater les caïds ou des récalcitrants ». Ils concluent : « Tout autre chose se joue entre les détenus et le personnel de surveillance qui se sait là aussi pour écouter ce qui ne va pas et répondre aux questions. »
Ainsi peut-il exister en prison – aussi, et parmi d’autres façons d’y vivre – une vie collective sans affrontements. Les partenaires de la table ronde constatent que cette vie collective, alors fondée sur le respect de soi-même et des autres, peut être l’occasion d’élans de solidarité, d’échanges, de stimulation, autant de faits qui permettent à certains de prendre ou reprendre confiance en eux. Des détenus s’organisent, se prennent en charge, et certains assument des responsabilités, comme en prélude ou comme une façon d’entraînement à la réinsertion !
Les lieux de cette vie collective « autre » sont divers : la cellule, bien sûr et en premier lieu, l’étage, la promenade, l’atelier de travail, peu rémunérateur mais nécessaire pour certains qui doivent envoyer de l’argent à leur famille, payer des dettes ou seulement pour pouvoir fumer, s’habiller…
« La prison est le véritable reflet de la société, avec ses indigents et ses nantis », note l’aumônier, la bibliothèque, l’atelier vidéo, la salle de sport et de musculation, les salles de cours, les groupes de médiation thérapeutiques, « de contes philosophiques et d’expression littéraire et dramatique », précise le psychologue…, l’aumônerie aussi qui ne propose pas que les offices mais qui est aussi un lieu de discussions et qui est très fréquentée par des populations très hétérogènes. On n’y refuse personne : « Vous êtes dans la maison de Dieu, je vous accueille. » Le quart des détenus y vient.
En prison, une vie collective autre que tribale et violente est possible, concluent les intervenants. Dans ce monde fermé « le but de la prison est bien la privation de la liberté », rappelle le psychologue, elle peut être une ouverture.
C’est bien ce dont témoigne la surveillante qui participait au débat quand elle répondait à la question : « Peut-on être fière d’être surveillante de prison ? », « Je pourrai répondre dans quelques années quand j’aurai acquis la conviction d’avoir été utile à des détenus dans la relation que j’aurai établie avec eux par le dialogue.
Il est vrai qu’il y a plus de chance en centrale (prison de longues peines) d’avoir des échanges fructueux, parce que le surveillant y est en contact quasi permanent avec les détenus, et sur une longue période… au point qu’ils nous disent parfois, avec un brin d’humour : Alors, vous aussi vous avez pris perpète ! »