Reddition et partition de l’Allemagne, mai-juin 1945
Jean Delacarte (47), notre vice-président d’honneur, nous a transmis l’article ci-dessous qui reproduit une conférence faite par l’auteur au Rotary Club de Paris en 1990.
La Jaune et la Rouge remercie celui-ci qui nous permet de présenter à nos lecteurs la relation par un témoin oculaire d’un événement exceptionnel.
Avant-hier, dans le Journal du Dimanche, j’ai lu qu’un journaliste avait posé à un certain nombre de personnalités la question : « Que faisiez-vous le 8 mai 1945 ? »
Pour ma part, je n’ai pas besoin de beaucoup réfléchir pour donner la réponse. Le souvenir de ce 8 mai 1945 est présent dans ma mémoire avec une fidélité et une acuité extraordinaires.
Très simplement, je vais vous décrire ce que j’ai vu à Berlin, en ce jour historique. Et, tandis que je vais parler, devant moi vont surgir et s’animer les personnages, dans le décor qui fut le leur, je vais retrouver l’expression de leurs regards, la couleur de leurs visages, de leurs uniformes, comme si cela était, ici, cette salle, aujourd’hui.
À vrai dire, je ne pensais pas, le 8 mai 1945, que la Providence me permettrait quarante-cinq ans plus tard, de vous raconter cette journée […].
8 mai 1945 !
N’oublions pas d’où nous venions et les cinq années vécues depuis 1940… N’oublions ni le drame ni la nuit ni la France sous les crêpes et sous les voiles noirs. Mais ayons garde de ne pas oublier l’appel à la Résistance, puis l’étonnante reconstitution de l’armée française en Afrique du Nord.
Cette armée va d’abord, en Italie, par son corps expéditionnaire de quatre divisions d’élite, sous le commandement du général Juin, donner aux Alliés un magnifique exemple et justifier d’une confiance retrouvée.
Puis, ces divisions, après la campagne d’Italie, vont constituer aux côtés de la 1re et de la 5e Divisions et de la 1re Division des Français libres ainsi que d’unités constituées non seulement avec des éléments d’Afrique du Nord, mais également avec des évadés de France que n’ont pas découragé les séjours ingrats dans les cellules des prisons espagnoles, l’essentiel du corps de bataille de la 1re armée française.
Cette 1re armée, à son tour, portée par son enthousiasme, subjuguée par la volonté de son chef, le général de Lattre de Tassigny, va, sous les yeux admiratifs des chefs alliés, donner à tous une grande leçon d’héroïsme, de capacité manœuvrière, d’ardeur aux combats, à tel titre que les accords de Yalta, à cause d’elle, vont dans une certaine mesure s’en trouver modifiés.
En effet, la victoire des Alliés et la reddition de l’Allemagne avaient bien été prévues à Yalta. Cependant, le dénouement du drame, selon ces accords, devait simplement donner lieu à la réunion et aux décisions conjointes des trois grands Alliés : États-Unis, Grande-Bretagne, Union soviétique. Et voici que sous l’autorité et l’égide du général de Gaulle, la France, grâce aux combats victorieux du général Juin, en Italie, grâce à la magnifique épopée de De Lattre avec la 1re armée française, libérant le tiers du territoire, puis franchissant le Rhin et s’enfonçant au cœur de l’Allemagne, la France va s’imposer comme 4e partenaire.
Évoquons donc les journées qui vont précéder le 8 mai.
Les événements se bousculent. L’armée américaine et les forces britanniques foncent dans le nord de l’Allemagne. L’armée française, elle, après la Forêt-Noire, a traversé le Wurtemberg et pousse vers la Bavière, le Tyrol ; les Soviets, eux, assiègent Berlin, et voici qu’il est annoncé que les Allemands vont capituler..
Pour ma part, depuis deux mois, j’assume les fonctions de chef de cabinet du général de Lattre. Je me trouve constamment à ses côtés. J’avais, je dois l’avouer, connu amertume et désolation lorsque j’avais dû, pour prendre ces fonctions, quitter le commandement d’un escadron de blindés avec lequel j’avais fait campagne depuis l’Afrique du Nord. Mais rassurez-vous, je n’allais pas longtemps regretter d’avoir été appelé auprès de lui par ce chef hors série.
Dans la nuit du 3 au 4 mai parvient au quartier général de la 1re armée un télégramme du général de Gaulle avisant de Lattre qu’il est désigné pour signer au nom de la France l’acte de capitulation ou déclaration de cessation des hostilités et que toutes précisions lui seront données incessamment à ce sujet.
Ai-je besoin de vous dire la satisfaction et la fierté qu’éprouve de Lattre. Le chemin parcouru a été rude, mais quelle récompense pour la 1re armée française pour l’effort fourni !
Cependant, trois jours plus tard, dans la matinée nous apprenons par un message du général Eisenhower, que dans la nuit, la nuit du 7 mai, le général allemand Jodl avait apporté à Reims la capitulation des forces allemandes à une délégation composée des généraux Bedell Smith, Suslaparov et du général Sevez, sous-chef d’état-major de l’armée française.
Certes, en apprenant la nouvelle de la victoire et la capitulation allemande sur le front de l’Ouest, tout au moins, de Lattre est joyeux, bien sûr. Mais serais-je franc ? Oui, cette joie est nuancée d’amertume et de regret.
De Lattre n’est pas tellement heureux de savoir que cette capitulation, qu’il devait recevoir de l’ennemi, c’est un autre qui avait bénéficié de cet événement exceptionnel. Dans ses Mémoires, de Lattre a écrit qu’il s’était estimé privé « de la plus fière satisfaction que puisse jamais connaître un soldat ».
De Gaulle, du reste, a bien senti qu’il en serait ainsi chez de Lattre. À cette occasion, je puis vous confier la passion avec laquelle j’ai été parfois amené, en des circonstances exceptionnelles, à analyser les relations psychologiques entre ces trois hommes aux personnalités fascinantes : de Gaulle, Juin, de Lattre. Entre ces trois hommes existait une sorte de complicité animée par l’amour de la France, la volonté de lui apporter la victoire indispensable à sa survie, la faculté d’enthousiasme sans limites pour les couleurs françaises, mais dans le même temps, chez ces trois hommes la volonté de se surpasser, mieux que l’autre, peut-être, plus haut que l’autre, peut-être. Si bien qu’il était sous-jacent un sentiment, ne disons pas de rivalité, mais d’attentive surveillance réciproque, chacun connaissant bien sûr les forces et les faiblesses du caractère des deux autres.
Ainsi, de Lattre reçoit du général de Gaulle, peu de temps après le télégramme du général Eisenhower, un message quelque peu consolateur : « Étant donné grade et personnalité du général Bedell Smith et puisque le général Montgomery ne signait pas, il n’aurait pas convenu que vous fussiez derrière Bedell Smith… À tout prendre, je pense qu’il est mieux d’être le vainqueur que le signataire – Stop – Amitiés – Général de Gaulle. »
Le style est condensé, éblouissant. Certes, ce sont des fleurs pour de Lattre mais l’amertume demeure. De Lattre n’a tout de même pas été le signataire. Heureusement, cette amertume ne va pas être de longue durée car dans la nuit suivante, la nuit du 7 au 8 mai, nous allons connaître des heures qui ne seront pas de sommeil… mais qui seront fantastiques.
Pour ma part, le 7 mai, en fin d’après-midi, j’avais eu à vivre un événement en soi déjà riche de souvenirs et d’émotion. Plusieurs officiers américains étaient venus à Lindau, à notre quartier général, pour y accompagner un certain nombre de personnalités retenues en otage ou en captivité, tout au moins en captivité de forteresse, en Allemagne, et qu’une unité américaine avait délivrées. Il s’agissait de : Daladier, Paul Reynaud, du général Gamelin, du général Weygand, de Jean Borotra, de Jouhaux, de Michel Clémenceau ainsi que de la sœur et du beau-frère du général de Gaulle.
J’avais charge évidemment que ces personnalités retrouvant la liberté, au quartier général même de l’armée française victorieuse, y trouvent l’accueil qui convenait. Cependant, dans la nuit, le général de Lattre recevait du général de Gaulle l’ordre de mettre en état d’arrestation le général Weygand, dont il avait été le chef d’état-major, lui, de Lattre, et Jean Borotra parce que tant le général Weygand que Borotra avaient assumé, pendant un temps, des responsabilités que leur avait confiées le gouvernement de Vichy.
Ai-je besoin de vous dire que ma nuit fut agitée. Il est bon que vous sachiez que les ordres du général de Gaulle ont certes été exécutés, mais qu’ils l’ont été dans des circonstances telles que le général Weygand comme Jean Borotra ont exprimé leur reconnaissance au général de Lattre pour la manière dont, en grand seigneur, il avait exécuté les ordres. Ainsi le général Weygand fut-il « conduit » à Paris mais dans la voiture même du général de Lattre, avec un aide de camp du général de Lattre, et après que les honneurs militaires lui eussent été rendus par un bataillon avec drapeau et fanfare.
Or, voici que dans le même temps au cours de cette nuit arrive un nouveau télégramme pour le général de Lattre, signé du chef d’état-major de la Défense nationale : « Vous êtes désigné par le général de Gaulle pour participer à la signature de l’acte solennel de la capitulation à Berlin. »
Ainsi, tout était remis en cause. Sans doute parce que les Soviets avaient considéré d’une part que la capitulation en rase campagne des armées du front occidental ne correspondait pas à la véritable reddition qu’on était en droit d’attendre de l’Allemagne, et, parce que, d’autre part, ils estimaient que le chef du IIIe Reich devait être partie à cette capitulation pour bien officialiser que cette capitulation serait celle du IIIe Reich État souverain.
Or, Hitler s’était évanoui dans la nature. Évanoui, car nous ne savions pas encore et personne ne savait, à cette date, que Hitler avait mis fin à ses jours dans son bunker de Berlin, dans les circonstances wagnériennes que vous savez. À la suite de la disparition de Hitler, l’amiral Dönitz avait pris en mains les destinées du IIIe Reich. Pour ce, il avait quitté le commandement de la Kriegsmarine pour prendre les rênes du gouvernement.
À Dönitz à la tête de la Kriegsmarine avait succédé l’amiral Von Freudenburg, tandis que Goering, lui, qui avait également disparu, avait laissé le poste de commandant de la Luftwaffe au général Stumpf. L’amiral Dönitz avait alors décidé que Keitel, le généralissime de toutes les forces militaires du IIIe Reich, serait son représentant pour signer l’acte de reddition inconditionnelle du IIIe Reich, à Berlin, et qu’il y serait accompagné par l’amiral Von Freudenburg et par le général Stumpf.
La cérémonie de la reddition était prévue pour avoir lieu à Berlin, à l’état-major du maréchal Joukov, commandant le groupe d’armées soviétiques qui avait libéré Berlin et qui, lui, représenterait Staline.
Après donc une nuit agitée, à l’aube du 8 mai, le général de Lattre accompagné de son chef d’état-major, le colonel Demetz, et de votre serviteur, son chef de cabinet, partait pour l’aéroport de Wengen où un avion Dakota, envoyé personnellement par le général Eisenhower, devait nous emmener vers Berlin.
Berlin !
Son survol, avant notre atterrissage à Tempelhof, me laisse le souvenir d’une vision apocalyptique. Berlin n’était qu’amoncellement de ruines, de ruines vomies de bâtiments anéantis recouvrant la trace même des rues à peine discernables. Les gros murs de certaines maisons tenaient encore debout mais, survolées, ces maisons sans toit, décapitées, apparaissaient comme des carcasses vides…
À Tempelhof, des officiers soviétiques nous attendaient et rapidement nous conduisaient, en voiture, vers une destination inconnue. En réalité, c’est vers un petit village, à l’est de Berlin, à Karlshorst, que nous nous rendions. Pourquoi Karlshorst ?
Simplement en raison du fait que cette petite agglomération avait été miraculeusement épargnée par les bombardements et que le maréchal Joukov y avait implanté son quartier général. L’essentiel de ce village était constitué de bâtiments qui, autrefois, abritaient une école de sous-officiers de l’armée allemande, bâtiments que les unités soviétiques avaient immédiatement occupés. Or, tout autour de cette école se trouvaient des pavillons, disons de petites villas, qui avaient abrité, sans doute, les officiers et le personnel d’encadrement.
Si bien que Joukov disposait de villas pour lui-même et pour son état-major et que d’autres villas allaient se trouver disponibles pour les délégations des autres armées alliées… délégations, du reste, peu nombreuses. Bien sûr, la délégation soviétique était, elle, composée du maréchal Joukov entouré de plusieurs de ses généraux. Le maréchal Joukov commandait le groupe d’armées qui avait pris Berlin. Il avait mené de main de maître cette manœuvre remarquable d’encerclement de la capitale allemande.
Puis, il y avait les délégués alliés, le maréchal de l’Air Tedder, Britannique, commandant en chef des forces d’aviation sur le front de l’Ouest et qui avait été désigné par le général Eisenhower pour le représenter. Il y avait le général Spaatz, général d’aviation américain, représentant les États-Unis, enfin, le général de Lattre, représentant la France.
Quand la délégation française est arrivée, c’est-à-dire le général de Lattre, le colonel Demetz et moi-même, je peux dire qu’elle n’était guère attendue, à tel point que lorsque je me suis rendu, par curiosité, pour voir la salle en laquelle aurait lieu la cérémonie de reddition, j’ai découvert qu’au mur de cette grande salle (correspondant sans doute à la salle d’honneur ou à la salle des fêtes de cette école de sous-officiers) se trouvait un faisceau avec trois drapeaux, mais le drapeau français en était absent ! Et, lorsque m’adressant à un officier britannique, lui aussi venant reconnaître les lieux, j’ai eu pour réponse une interrogation : « Mais que faites-vous ici ? » Et comme je lui précisais que nous étions venus pour signer et recevoir la capitulation allemande, il a eu cette expression charmante : « Mais pourquoi pas les Chinois ? »
C’est pour vous décrire l’atmosphère. Atmosphère telle qu’il a été nécessaire que de Lattre, qui était un seigneur et qui avait ce don extraordinaire de savoir être à la fois l’homme des grandes colères, mais aussi l’homme des grandes séductions, a dû pendant toute une journée plaider la cause de la France pour que celle-ci ait vraiment sa place à la table de la signature.
Je dois dire qu’il avait trouvé auprès du maréchal Joukov une oreille très favorable. Entre les deux hommes très spontanément est née une amitié qui a demeuré et qui était réelle. De plus, il a trouvé auprès du maréchal Tedder un ami très loyal pour la France.
Joukov et Tedder s’étaient laissés gagner par les arguments de De Lattre. Ils étaient pleinement conscients que l’effort fantastique accompli par la France pour se libérer et reconstituer une armée et participer aux combats de la victoire justifiait qu’elle fut présente à la table de capitulation et que cette présence y soit officialisée par la signature et son représentant. Assez rapidement, de Lattre avait obtenu de Joukov et de Tedder ce qui avait été à l’origine prévu, à savoir que la capitulation allemande serait reçue par Joukov pour les Forces de l’Est, par Tedder représentant Eisenhower, pour les Forces de l’Ouest, les deux pays Amérique et France devant signer comme témoins alors que Joukov et Tedder signeraient comme parties.
Cependant, dans l’après-midi même, survint, venant de Moscou, celui qui était l’œil et le bras droit de Staline, Vychinski, Vychinski le terrible. Procureur général des procès des grandes purges de l’armée soviétique avant-guerre, Vychinski vice-ministre des Affaires étrangères, l’homme de Molotov. Et Vychinski survenant de Moscou a immédiatement déclaré : « Que la France signe comme témoin, c’est normal, compte tenu de l’effort que la France vient d’accomplir pour sa reconquête et pour se joindre au concert des Alliés de Yalta, mais que les États-Unis, eux, viennent à signer comme témoins, cela est inadmissible, pourquoi ? Simplement parce qu’ils sont représentés par le général Eisenhower qui a envoyé son délégué, le maréchal Tedder. » Et de nouveau tout fut à recommencer parce qu’à partir du moment où Vychinski refusait la signature du représentant des États-Unis, le général Spaatz, lui, refusait la signature de la France.
Alors, tout fut recommencé. Il a fallu reprendre la bagarre à zéro et que de Lattre, pendant des heures, exprime et développe son exigence et se fasse l’avocat de la France.
La nuit arrivait et le protocole n’était pas signé…
Enfin, au début de la nuit, l’accord étant finalement survenu et Vychinski s’étant incliné, les protocoles ayant été tapés en trois langues et en huit exemplaires de chaque langue, avec les préséances différentes dans chacun des protocoles, put être envisagée la signature officielle. Et cette cérémonie fut un spectacle extraordinaire.
Dans cette salle très banale d’une école de cadres se trouvait disposée, devant le mur du fond, une table avec cinq sièges où prennent place le maréchal Joukov au milieu, le maréchal Tedder à sa droite, Vychinski à la droite de Tedder. À la gauche de Joukov, le général Spaatz, à la gauche de celui-ci, de Lattre. Enfin, à la gauche de De Lattre, un sixième siège réservé au signataire allemand. Perpendiculairement à cette table du fond, une longue table en fer à cheval, avec des sièges pour les officiers alliés. Nous étions peut-être une cinquantaine en tout, surtout Soviétiques, quelques Américains, quelques Anglais et deux Français. Enfin, près de la porte d’entrée, une simple table préparée pour la délégation allemande avec trois sièges.
Lorsque nous avons pris place et gagné les sièges qui nous étaient réservés, Joukov a prononcé quelques mots de bienvenue à l’égard des délégations. Puis, il nous a fait signe de nous asseoir. Quelques secondes après s’ouvrait à double battant la porte d’entrée et surgissait, je le vois encore en ce moment, le maréchal Keitel avec son uniforme à parements rouges, ses galons d’or, son bâton de maréchal à la main, sa cape sur le dos, saluant Joukov, saluant l’assistance et nous tous de son bâton de maréchal. Alors, bien sûr, nous avons tous fixé les yeux sur le maréchal Joukov en nous interrogeant : va-t-il se lever ? Joukov est resté de marbre, assis, nous sommes donc restés assis et Keitel a laissé tomber son bâton de maréchal sur la table avec vraiment le sentiment que les honneurs ne seraient pas rendus aux vaincus.
À ses côtés prirent place l’amiral Von Freudenburg et le général Stumpf, c’est-à-dire les chefs de la Marine et de l’Aviation. Enfin, derrière eux trois, se tenaient debout six officiers allemands, tous de gabarit impressionnant, en grande tenue, porteurs de décorations multiples, croix de fer avec glaive et diamants, et l’on discernait que ces soldats vivaient intensément l’effondrement de leur pays, sa mort, son désastre.
La séance a été extrêmement dépouillée. Joukov s’est levé, a posé à Keitel des questions très simples : « Avez-vous les pouvoirs de votre gouvernement, de l’amiral Dönitz pour représenter le IIIe Reich ? » Pour répondre, Keitel – sans doute était-ce sa revanche – est demeuré assis. Il a répondu : « Oui. »
« Vous avez pris connaissance de l’acte de reddition inconditionnelle ? »
« Oui. »
« Avez-vous une observation à présenter ? »
« Non. »
« Eh bien, venez donc signer. »
Et alors s’est installé un véritable ballet puisque aussi bien à côté de De Lattre se trouvait la place libre pour que chacun des signataires du IIIe Reich vienne y prendre place. Ainsi, successivement, Keitel puis Von Freudenburg, puis Stumpf sont allés signer tous les exemplaires de l’acte de reddition. C’est du reste au moment où Keitel se dirigeait vers cette table que je l’ai entendu, étant tout proche de lui, assis à une des places d’une des tables perpendiculaires, à côté de la table des plénipotentiaires allemands, passant à côté de moi, prononcer une phrase puis discerner le mot « französisch ». Je me suis penché vers mon interprète et celui-ci m’a dit : « Il vient de dire : Oh, signer à côté d’un Français, c’est vraiment un comble ! »
La vérité est qu’il allait signer non seulement à côté d’un Français, mais signer sous le drapeau français. En effet, l’après-midi, avec le colonel Demetz, nous avions pu faire le nécessaire pour trouver un bleu de chauffe, un linge blanc et un drapeau rouge (ce qui n’était pas difficile à Karlshorst), et nous avons pu faire coudre rapidement par des petites ouvrières soviétiques un drapeau français qui fut par la suite placé au centre du faisceau. Les Russes avaient fait le nécessaire pour que le drapeau soviétique surmonte le faisceau, et que les drapeaux des trois autres Alliés se trouvent sur le même plan, la bannière étoilée à gauche, l’Union Jack à droite, le drapeau français au milieu.
Après la signature par les plénipotentiaires allemands, Joukov, avant le départ de ceux-ci, a posé une nouvelle question à Keitel : « Avez-vous une remarque à faire ? » Et Keitel a répondu : « Oui, je viens de signer que la reddition prendrait effet à minuit, comment voulez-vous qu’il en soit ainsi et que les transmissions puissent exécuter en temps utile, je demande vingt-quatre heures de délai pour l’exécution. » Joukov s’est penché rapidement vers ses voisins : « Requête rejetée ».
Alors Keitel a salué de son bâton de maréchal et quitté la salle avec les plénipotentiaires allemands. Les portes se sont refermées sur eux.
La reddition était consommée.
Alors, à ce moment, s’est déroulé un spectacle que je n’oublierai jamais dans son intensité et sa spontanéité.
Les officiers soviétiques, les Anglais, qui pourtant d’habitude sont réservés, les officiers américains se sont véritablement jetés les uns sur les autres dans un concert de « Hourra », de cris et de chants d’enthousiasme. J’avais l’impression que nous nous trouvions en présence de supporters d’une équipe de football venant de gagner une épreuve.
Pour ma part, je dois le dire, j’observais de Lattre du coin de l’œil, j’examinais Demetz et savais ce qu’ils pensaient. Sans doute, comme moi-même, pensaient-ils que le temps était à la joie bien sûr, que les hurlements de joie se justifiaient évidemment, mais qu’il y avait aussi à évoquer les souvenirs de beaucoup de peines, de beaucoup de larmes, de beaucoup de morts et de déportés, et de beaucoup de tristesse à apaiser avant de crier trop fort notre joie.
Telle que je m’en souviens, voici pour évoquer rapidement cette cérémonie de la reddition du 8 mai.
Maintenant, […] je vais vous dire quelques mots de ce qui s’est passé à Berlin, trois semaines plus tard, le 5 juin.
Dès le lendemain du 8 mai nous étions entrés véritablement dans l’ère de l’exécution de la reddition inconditionnelle de l’Allemagne. Le 2 juin au quartier général de De Lattre, nous recevions un message nous avisant de l’accord des quatre gouvernements USA, URSS, Grande-Bretagne et France pour la signature et la promulgation à Berlin, le 4 ou le 5 juin, par les commandants en chef des armées de la mise en œuvre des organismes de contrôle en Allemagne.
De nouveau, nous allions nous rendre à Berlin.
Mais ce 5 juin l’atmosphère était tout à fait différente. Ce n’était plus à Karlshorst qu’avait lieu la réunion, mais à Berlin même où Joukov avait trouvé le moyen d’avoir à sa disposition une villa, malgré les bombardements, fort agréablement retapée, au bord de pelouses et d’un lac.
Cette fois-ci, Joukov accueillait pour les Alliés le général Eisenhower accompagné d’un conseiller diplomatique Bob Murphy, l’Angleterre était représentée par le maréchal Montgomery accompagné, lui aussi, d’un conseiller diplomatique. Joukov avait à ses côtés, bien entendu, Vychinski, quant à de Lattre, il s’était entouré pour ce voyage du général Kolz, de Jacques Rueff comme conseiller économique et financier et de M. de La Tournelle, ambassadeur.
Normalement tout aurait dû baigner dans l’huile.
Il était, en effet, prévu de signer simplement une convention commune dont le texte avait été antérieurement établi. Cependant, une séance de travail était nécessaire pour mettre au point la commission de contrôle et les conditions dans lesquelles l’Allemagne serait gouvernée avec le contrôle de la Commission interalliée dans chacune des zones prévues.
Or, le drame allait naître car tandis que le général Eisenhower demandait à mettre immédiatement, noir sur blanc, les prescriptions, à donner à la Commission de contrôle et les conditions de travail de celle-ci, Joukov et Vychinski répondaient que cette exigence était prématurée : « Non, disaient-ils, pas maintenant, plus tard. » « Mais pourquoi, répliquait Eisenhower, pourquoi pas tout de suite ? » « Ah ! répliquait Joukov, parce que les Alliés occidentaux, en particulier, vous, les Américains, vous occupez encore militairement par vos unités des régions qui sont réservées à l’occupation soviétique. Aussi, je considère que nous ne pouvons rien faire d’utile avant le repliement des armées alliées occidentales sur leurs zones et que les zones réservées à l’occupation soviétique (c’est-à-dire tout le glacis prévu par Staline) soient libérées de vos armées occidentales et que les Soviets soient chez eux. »
Alors Eisenhower réplique : « Mais si c’est cela, on ne peut pas travailler immédiatement. » Et Joukov de répondre : « Eh bien, on ne va pas travailler. » Et Vychinski de confirmer : « On ne peut pas travailler. » « Alors, conclut Eisenhower, qu’ai-je donc à faire ici, puisqu’il en est ainsi je m’en vais. »
Et alors que l’on passait à table pour un grand dîner officiel, Eisenhower et Montgomery demeuraient assis pendant quelques minutes seulement, simplement, symboliquement, le temps nécessaire pour que Montgomery ait le temps de dire à Joukov qui lui offrait un verre de vodka : « Non, pas de vodka, je la crache ! »
Ensuite, dans les minutes qui vont suivre, Eisenhower se lève, Montgomery en fait autant comme tous les officiers américains et britanniques. Tous quittent la table. Et Joukov, à son tour, se lève pour les accompagner jusqu’à l’aéroport nous laissant, nous les Français, en tête à tête avec les Soviétiques.
Ainsi, le 5 juin commence après la joyeuse et formidable union du 8 mai, entre les Alliés, la guerre froide.
Pour terminer, voici deux anecdotes.
Je vous disais que Montgomery avait dit à Joukov en cette soirée : « La vodka, je la crache ! » C’était bien vrai, à tel point que plusieurs années après lorsque le gouvernement britannique, soucieux de reprendre des relations un peu moins tendues avec le gouvernement soviétique, a dépêché le maréchal Montgomery pour une mission exceptionnelle de quelques jours en URSS, Montgomery étant invité à dîner par Staline et se trouvant à la droite du Soviétique s’entendit dire par Staline : « Monsieur le Maréchal, je ne vous offre pas de vodka, parce que je sais que vous la crachez. »
C’est ainsi ! Même chez les grands, rien ne s’oublie.
Et cette autre anecdote, celle de l’interprète que de Lattre avait emmené avec lui le 5 juin.
En effet lors de la cérémonie du 8 mai, nous n’avions pas d’interprète avec nous. De Lattre l’avait regretté et le 5 juin il décida d’avoir auprès de lui un officier – c’était un lieutenant d’une quarantaine d’années – capable d’assumer cette fonction d’interprète. Cet officier était d’origine russe, issu d’une grande famille. Avant la Révolution, en 1917, il appartenait même à l’École des cadets des Tsars. À la Révolution, sa famille quitta la Russie pour gagner l’Occident. Nous retrouvons cet homme comme lieutenant dans un régiment de parachutistes de la Légion étrangère et de Lattre l’appelle auprès de lui comme interprète car il parlait un russe parfait, et le voici avec nous à Berlin.
Le maréchal Joukov fort étonné de la qualité de la traduction du langage de cet officier, sans doute très vite renseigné par ses Services spéciaux sur la personnalité de notre interprète, fit venir auprès de lui celui-ci : « Dites-moi, lieutenant, vous parlez très bien le russe. » « Merci, monsieur le Maréchal répond notre interprète au garde-à-vous, je suis très flatté de votre compliment. » « Mais pour si bien parler, vous connaissez la Russie, vous avez vécu en Russie ? » « Non, non, monsieur le Maréchal, je ne connais pas la Russie, mais dans ma famille d’origine lointaine slave nous parlons un peu le russe. » « Ah bon ! » reprend Joukov : « Alors écoutez-moi bien, je vois que vous parlez un russe très correct, assez classique, mais tout de même, vous auriez intérêt à perfectionner sous l’angle du langage moderne. Tenez, je vais faire quelque chose pour vous, je vais vous faire porter à l’avion du général de Lattre les œuvres complètes de notre génial chef le maréchal Staline, ses discours, ses écrits. Vous pourrez ainsi vous en inspirer utilement et vous ferez des progrès en langue russe moderne. »
Ainsi fut fait, à l’avion lorsque nous sommes partis pour l’envol vers le lac de Constance, deux caisses contenant les discours du maréchal Staline étaient déjà chargées.
J’en termine avec un dernier propos, je ne veux pas dire d’une confidence, c’est plus que cela, d’une déclaration presque solennelle faite par Vychinski à de Lattre en ma présence, le 5 juin, déclaration qui, aujourd’hui, mérite votre réflexion.
De Lattre, à l’issue de la cérémonie du 8 mai, avait porté, lors des 27 toasts que nous avions entendus dans la nuit au cours d’un somptueux repas en buvant force vodka, avait porté un toast dédié au maintien nécessaire de l’union entre les Alliés et en disant : « Prenez garde, aujourd’hui, nous voyons des ruines à Berlin, mais les ruines se relèvent… Les Alliés doivent demeurer vigilants et unis. » Est-ce que Vychinski avait interprété ce propos comme une crainte de la résurrection allemande ?
Je ne sais, toujours est-il que le 5 juin, Vychinski dit à de Lattre : « J’ai beaucoup pensé à votre toast du 8 mai et je peux vous rassurer et vous prédire que tant qu’existera un jeune Soviétique ou une jeune Soviétique ayant connu les années d’épreuves que nous venons de vivre, je puis vous dire, vous affirmer avec certitude qu’en aucune circonstance il n’y aura de réunification allemande. »
Aujourd’hui, en présence des événements actuels, vous en tirerez, chers amis, comme nous disons dans notre jargon du Palais « toutes conséquences que de droit ».