Osons l’essaimage !

Dossier : Créer des entreprisesMagazine N°584 Avril 2003
Par Denis OULÉS (64)

L’en­tre­prise peut avoir inté­rêt à pra­ti­quer l’es­sai­mage et doit favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment de ses hommes entre­pre­nants. Com­ment amor­cer le cercle ver­tueux de créa­tion d’en­tre­prise par essaimage.

Nous savons par des enquêtes récentes que 48 % des créa­teurs d’en­tre­prises sont des sala­riés et que 44 % des sala­riés du sec­teur pri­vé aime­raient en faire autant.

Les start-ups rêvent logi­que­ment de deve­nir de grandes entre­prises, à l’i­mage de Cis­co ou Gem­plus, alors que beau­coup de grandes entre­prises rêvent de fonc­tion­ner avec sou­plesse et agi­li­té comme de jeunes entre­prises, en s’af­fran­chis­sant des tech­no­struc­tures qu’elles ont sédi­men­té dans leur passé.

Les res­sources affec­tées par les entre­prises pri­vées fran­çaises à la recherche/innovation marquent le pas (la France, avec d’autres pays de l’U­nion euro­péenne, veut por­ter de 2,2 % à 3 % la part du PIB affec­tée à cet effort avant 2010, avec une contri­bu­tion rela­tive du sec­teur pri­vé infé­rieure à celle de pays com­pa­rables). Et on voit de grandes entre­prises tech­no­lo­giques (en France : Air Liquide, Cege­tel, EDF, France Télé­com, Schnei­der, Valéo…,) créer des fonds d’in­ves­tis­se­ments en « capi­tal-risque » pour faire de la veille concur­ren­tielle puis ache­ter des start-ups inno­vantes, plu­tôt que de gon­fler leurs équipes de recherche : peut-on ima­gi­ner que de grands acteurs aillent pio­cher régu­liè­re­ment dans ce « méta-mar­ché » des tech­no­lo­gies inno­vantes s’ils ne l’a­li­mentent pas à leur tour avec de jeunes entre­prises nées par essai­mage en leur sein ?

L’or­ga­ni­sa­tion moderne des entre­prises, avec moins de niveaux hié­rar­chiques qu’au­pa­ra­vant, rend plus dif­fi­cile l’é­la­bo­ra­tion de par­cours de car­rière attrac­tifs : pour atti­rer des can­di­dats de valeur, il y a alors inté­rêt à leur offrir des oppor­tu­ni­tés de créer leur propre entre­prise (essai­mage). L’en­tre­prise qui agit ain­si valo­rise son image et rend pos­sible ce qui est l’ob­ses­sion des étu­diants des cam­pus nord-amé­ri­cains : acqué­rir d’a­bord une expé­rience en grande entre­prise et sai­sir toute oppor­tu­ni­té pour créer la sienne.

Mais pourquoi donc les entreprises peuvent avoir intérêt à pratiquer l’essaimage ?

Res­pi­rer (ins­pi­rer ou recru­ter, et expi­rer ou essai­mer) est natu­rel quand on est en bonne san­té, et indis­pen­sable pour affron­ter les tem­pêtes : les entre­prises matures ont tout inté­rêt à déve­lop­per l’es­sai­mage en régime de croi­sière, et pas seule­ment quand le car­net de com­mandes est bru­ta­le­ment réduit et qu’elles sol­li­citent les pou­voirs publics pour accom­pa­gner des plans sociaux.

Les cadres à haut poten­tiel d’une entre­prise n’ont pas tous un pro­fil de mana­ger ou de chef de pro­jet : ceux ayant le pro­fil d’en­tre­pre­neur inno­va­teur seront mieux valo­ri­sés dans la créa­tion d’une « spin-off » amie et par­te­naire fidèle de la mai­son mère (construite sur un savoir-faire ou des actifs de pro­prié­té intel­lec­tuelle en tech­no­lo­gie), que dans la ges­tion d’une struc­ture stable et sécu­ri­sée ou – pire – chez un concur­rent qui sau­ra exploi­ter leur frus­tra­tion au détri­ment de l’en­tre­prise imprévoyante.

« Créer de la valeur » est syno­nyme de « entre­prendre » : la créa­tion de valeur dans une entre­prise adulte est natu­rel­le­ment orien­tée vers son cœur de métier (inno­va­tion sur ses pro­duits actuels, et par­fois créa­tion de nou­veaux pro­duits) ; mais les résul­tats des recherches des sala­riés d’une entre­prise ne sont jamais com­plè­te­ment exploi­tables par l’en­tre­prise elle-même : cer­tains d’entre eux peuvent ser­vir d’a­morce d’une entre­prise nou­velle, plus habile que la mai­son mère pour tes­ter et péné­trer un nou­veau marché.

Dans le cas d’es­sai­mage de tech­no­lo­gie, le finan­ce­ment des déve­lop­pe­ments com­plé­men­taires néces­saires est pris en charge par d’autres inves­tis­seurs qui fer­ti­lisent ain­si les pre­miers résul­tats de recherche et apportent une plus-value qui peut être très supé­rieure à celle d’une simple ces­sion de licence. La par­ti­ci­pa­tion de la mai­son mère figure alors dans son haut de bilan et sera reva­lo­ri­sée au rythme des aug­men­ta­tions suc­ces­sives de capi­tal de ces jeunes « spin-offs », au lieu d’être igno­rée parce que délais­sée (bre­vet dor­mant) ou géné­rant de modestes recettes noyées dans le compte d’ex­ploi­ta­tion (licence de brevet).

Dans une com­pé­ti­tion éco­no­mique où les arbitres de la concur­rence mon­diale sur­veillent les grandes entre­prises, la sélec­tion et le test des bonnes tech­no­lo­gies ou des bons pro­duits pour des mar­chés futurs et incer­tains sont natu­rel­le­ment plus faciles, s’ils sont faits par des « start-ups » : un méta-mar­ché des tech­no­lo­gies inno­vantes est ain­si appe­lé à se déve­lop­per, où de grandes entre­prises achètent des « spin-offs » nées dans d’autres entre­prises, et génèrent à leur tour des « spin-offs » qui peuvent être convoi­tées par d’autres entreprises.

Pour une grande entre­prise qui évo­lue dans un mar­ché concur­ren­tiel en forte évo­lu­tion, créer des « spin-offs » amies (qui gardent une recon­nais­sance affec­tive pour leur entre­prise géni­trice) est un moyen de consti­tuer un éco­sys­tème pro­tec­teur, avec ses vigies avan­cées et ses chiens de garde, per­met­tant de sécu­ri­ser leur cœur de métier.

Comment amorcer le cercle vertueux de création d’entreprises par essaimage ?

(Un petit cou­rant dans la gâchette du tran­sis­tor, pour libé­rer un grand cou­rant dans les cir­cuits de l’économie)

Au-delà des décla­ra­tions d’in­ten­tion de quelques grands diri­geants qui recon­naissent la per­ti­nence des argu­ments pré­ci­tés pour l’es­sai­mage, force est de consta­ter que, dans les faits, les res­pon­sables opé­ra­tion­nels de ces entre­prises ne font rien pour favo­ri­ser les pro­jets de créa­tion externes pré­sen­tés par leurs col­la­bo­ra­teurs ; pour­quoi le feraient-ils, puisque la sor­tie de sala­riés com­pé­tents n’at­ti­re­ra pas les com­pli­ments et qu’é­co­no­mi­que­ment rien n’in­cite une entre­prise mature à aider un sala­rié dont le départ semble au pre­mier abord l’appauvrir ?

Ce der­nier point pour­rait être cor­ri­gé par une inci­ta­tion fis­cale de telle sorte que, même à court terme, l’o­pé­ra­tion soit payante. Les charges sociales des créa­teurs pen­dant la ges­ta­tion de leur pro­jet devraient être pro­vi­sion­nées à titre d’a­vance à rem­bour­ser, quitte à ce que le rem­bour­se­ment se fasse en actions de la nou­velle socié­té et béné­fi­cie des dis­po­si­tions fis­cales atta­chées à de telles sous­crip­tions (un amen­de­ment au pro­jet de loi en cours de débat est pré­vu à cet effet).

Enfin, il fau­drait évi­ter qu’au terme « d’es­sai­mage » soit asso­cié le sou­ve­nir d’es­sai­mages réa­li­sés pour se débar­ras­ser d’une acti­vi­té sans ave­nir et ne pas prendre à son compte le licen­cie­ment mas­sif qui sera un jour pro­chain néces­saire. Même l’As­so­cia­tion pour le déve­lop­pe­ment de l’en­tre­pre­neu­riat chez les sala­riés d’en­tre­prises n’a pas tou­jours échap­pé à cette confu­sion. Peut-être faut-il chan­ger le mot et par­ler de « libé­ra­tion totale de créativité ».

Conclusion

En conclu­sion ris­quons-nous à une ana­lo­gie bota­nique : tel le grand chêne qui laisse tom­ber ses glands sur terre afin qu’ils germent et fassent naître des jeunes pousses, la grande entre­prise se doit de favo­ri­ser le déve­lop­pe­ment de ses hommes entre­pre­nants tant à l’in­té­rieur qu’à l’ex­té­rieur de la clôture.

Elle contri­bue ain­si à une relance dyna­mique de la créa­tion d’en­tre­prises dans les jeunes générations.

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