Patrons de crise : quels leviers d’actions ?
En pleine crise de 1929, un an seulement après avoir produit son premier dessin animé, Walt Disney commercialisait un bloc-notes à l’effigie de la fameuse souris1.
Les mouvements opportuns de diversification ont toujours été au cœur de la stratégie de développement de Disney : « It all started with a mouse » (tout a commencé avec une souris) selon Walt Disney.
Dès 1932, le principal vecteur pour écouler les produits Disney, le Mickey Mouse Club comptait plus d’un million d’adhérents. Le succès extraordinaire de cette entreprise jusqu’à un passé récent s’explique par :
- une marque forte, moteur des différents métiers du groupe,
- une maîtrise stricte des coûts, inscrite dans la philosophie même de l’entreprise (« l’argent n’est pas un substitut de l’imagination »).
De fait, les périodes de crise favorisent la conquête de positions concurrentielles créatrices de valeur : les acquisitions, les investissements sont moins coûteux. Gagner des parts de marché face à des concurrents affaiblis est plus facile. Enfin, le management est poussé à l’action, car les « poids morts » de l’entreprise ne peuvent plus être conservés.
Le « patron de crise » doit ainsi concentrer ses forces disponibles sur des activités ciblées et se retirer des activités non rentables. Dans le même temps, l’ensemble des ressources commerciales et opérationnelles doit être mobilisé pour améliorer significativement la performance.
Cinq leviers majeurs peuvent être utilisés par le « patron de crise » : restructurer les coûts, libérer les liquidités, mener une politique commerciale de combat, piloter l’imprévisible et reconfigurer les métiers.
Reconfigurer les métiers : saisir les opportunités stratégiques
La question que se posait Disney en 1929 (Dois-je développer de nouveaux secteurs d’activité ? Ou encore, dois-je rester dans ce secteur d’activité ?) mérite toujours d’être posée. Toutefois, le cadre traditionnel d’analyse de portefeuille ne peut plus s’appliquer.
En effet, développer une nouvelle activité dans un environnement de plus en plus complexe et de plus en plus réactif requiert des investissements colossaux et des compétences multiples (en conception, logistique, marketing…). Or les ressources de l’entreprise sont limitées et les projets de développement doivent satisfaire aux exigences de compétitivité, de retour sur investissement et d’exposition au risque.
La panoplie d’actions stratégiques dont dispose le « patron de crise » s’est considérablement élargie. Il devient ainsi possible de se concentrer sur une partie seulement de la chaîne de valeur. IKEA sous-traite la fabrication, pour se concentrer sur la conception, la vente et la distribution. Il délègue également à ses clients finaux l’assemblage, activité à faible valeur ajoutée.
Choisir une stratégie adaptée requiert aujourd’hui d’évaluer, dans chaque métier stratégique ou SBU (figure 1) :
- l’importance stratégique des savoir-faire de l’entreprise,
- la compétitivité de l’entreprise dans chacun de ces savoir-faire.
Des stratégies novatrices peuvent être ainsi identifiées. Il est par exemple possible de créer une nouvelle activité sur un métier clé où l’entreprise est particulièrement performante. C’est ce que fit American Airlines à partir de son service de réservation en ligne créé dans les années soixante-dix. Aujourd’hui indépendant, Sabre est un leader mondial de la réservation en ligne de voyages dont la valeur est très supérieure à l’ensemble des activités d’American Airlines dans le transport aérien.
Restructurer les coûts : plus vite, plus fort
Des réductions significatives (supérieures à 10 %) des coûts et des capitaux employés peuvent être obtenues en repensant complètement les opérations. Quels que soient les moyens employés (sous-traitance, délocalisation, programmes globaux d’achat…), plusieurs principes généraux doivent être suivis :
- aller au-delà de la réduction des coûts. Il s’agit de maximiser la valeur : par exemple faire l’arbitrage, dans les projets d’achat, entre spécifications et qualité perçue par les clients ;
- traiter l’ensemble des coûts. Il ne doit pas y avoir de « vache sacrée ». Les coûts de marketing ou de maintenance, par exemple, doivent et peuvent être réduits sans sacrifier à la qualité ;
- employer tous les leviers. Des choix drastiques doivent être envisagés : en mutualisant ses plates-formes de distribution avec des concurrents, un leader du marché des spiritueux a réalisé des économies d’échelle et libéré des ressources pour investir sur ses marques ;
- cultiver une culture de résultat. L’obtention de résultats tangibles, mesurables doit être une obsession permanente. Des cibles ambitieuses doivent être fixées et communiquées en interne et en externe (ainsi, Air Liquide a annoncé des objectifs de réduction de coûts à 300 M€). La pérennisation des résultats doit être anticipée ;
- fixer et communiquer clairement la dynamique du projet (100 % des objectifs en deux ans, 80 % dès la première année) ;
- mettre en place une équipe projet dédiée pour mobiliser l’ensemble de l’entreprise. Ainsi, un leader mondial des matériaux de construction, dont l’organisation est très décentralisée, a réalisé un programme global d’achat. En trois ans, les dépenses ont été réduites de 8 %. Afin de pérenniser les résultats, une organisation Achats Groupe, fonctionnant en réseau, a été établie sans heurt à l’issue du projet ;
- impliquer et engager les plus hauts niveaux de management. Organiser des comités de pilotage réguliers et des circuits de décision rapides.
Au-delà des économies immédiates qu’elle génère, la restructuration des coûts rend les structures de coûts plus transparentes et mieux maîtrisées, et permet de renforcer l’excellence opérationnelle en systématisant les démarches de progrès continu.
Libérer les liquidités : la course au cash
En période de crise, le cash est le nerf de la guerre. En récupérant les liquidités mobilisées dans l’exploitation opérationnelle, la réduction du besoin en fonds de roulement (BFR) permet de disposer d’un précieux volant de liquidités.
Des améliorations significatives (10 à 15 %, voire 20 %) peuvent être obtenues en moins d’un an, sur :
- les créances clients, en optimisant le processus de la prise de commande à l’encaissement (order-to-cash). Une erreur de facturation ou de livraison peut générer 30 à 60 jours de retard de paiement. Renégocier les conditions de paiement est l’autre levier actionné ;
- les dettes fournisseurs, en harmonisant de manière ciblée les conditions de paiement. Avec les fournisseurs non stratégiques à faible pouvoir de négociation, une simple communication suffit pour revoir les conditions de paiement tandis que des négociations ciblées seront nécessaires avec les fournisseurs stratégiques à fort pouvoir de négociation ;
- les stocks, par des actions échelonnées. Écouler les stocks morts, ajuster la production et les stocks de sécurité permet de réaliser des gains rapides. Sur le plus long terme, des arbitrages sur les niveaux de service ou les tailles de lot, et des améliorations du schéma logistique, de l’outil de production ou de l’offre doivent être réalisés. Des modélisations, souvent simples, permettent d’identifier les gains et de réaliser ces arbitrages ou améliorations.
Le potentiel de réduction du BFR est conséquent mais délicat à réaliser. La plupart des sujets sont transverses, associant la finance, les ventes, la production ou la logistique. Les projets de réduction du BFR doivent donc être menés par des équipes pluri-fonctionnelles pilotées par la direction générale.
Au-delà de la réduction du BFR, la maîtrise des investissements est un levier souvent négligé qui présente pourtant un potentiel de gain rapide et important.
Mener une politique commerciale de combat : différenciation et mobilisation
En période de crise, les volumes baissent, le risque de défaillance des clients augmente. Les concurrents prennent des risques inconsidérés ou entament une guerre de prix. Les commerciaux sont démotivés, le réseau fragilisé.
Or la crise peut être une opportunité : les concurrents sont affaiblis et leur capacité de riposte est limitée. Certaines entreprises parviennent d’ailleurs à survoler la crise en gagnant des parts de marché et en augmentant les marges. Tel leader mondial du plastique polyamide est parvenu en 2002 à augmenter sa part de marché de 5 points et à doubler son résultat opérationnel alors que le marché se contractait.
Pour construire un tel succès, il faut d’abord élaborer une offre gagnante et différenciée, en requalifiant les besoins des clients, en focalisant l’innovation et anticipant les réactions des concurrents.
C’est la politique suivie par Air France qui est parvenu en 2002 à stabiliser son chiffre d’affaires et à améliorer son résultat opérationnel en développant une offre commerciale adaptée sur le segment « Loisirs » en riposte aux compagnies Low-Cost (segmentation nouvelle, plan de communication agressif…) et sur le segment « Affaires » (valorisation du hub de Roissy, alliance Sky-team, développement du e‑ticketing…).
Le second facteur de succès est la politique tarifaire : piloter sa marge par une compréhension fine des coûts de production et de distribution, fixer les prix en fonction de la valeur perçue par le client… et accepter de perdre certains clients ! Un leader de l’emballage a judicieusement décidé de se retirer du marché des petits lots car les surcoûts engendrés (plus de 100 % par rapport à des lots 10 fois plus grands) ne pouvaient pas être répercutés aux clients.
Il est enfin nécessaire de mobiliser les forces commerciales autour des points forts de l’entreprise en les focalisant sur les clients à fort potentiel et en alignant leur système de motivation sur les objectifs du moment (marge plutôt que volume par exemple).
L’organisation doit éventuellement être adaptée, notamment en renforçant la diffusion des meilleures pratiques. Une société d’assurance a ainsi transféré la gestion des sinistres à un service centralisé pour libérer les forces commerciales de ses agences.
Piloter l’imprévisible : garder le contrôle et rester flexible
Pendant la crise, le pilotage est rendu plus difficile : faible visibilité, incertitude accrue, montée des risques. De nombreuses entreprises sont alors tentées d’abandonner les démarches traditionnelles de planification et de contrôle.
Pourtant, il est encore plus critique dans cette période d’anticiper les évolutions du marché et de réagir immédiatement aux décisions des concurrents et aux modifications de l’environnement.
Pour satisfaire à cette exigence de maîtrise précise et continue des opérations tout en évitant la lourdeur et la rigidité des systèmes de pilotage traditionnels, il est nécessaire de transformer le système de pilotage administratif en système de pilotage opérationnel de la performance. Quelques principes fondamentaux doivent être suivis :
- maintenir un système de planification stratégique et opérationnelle en augmentant fortement la fréquence de revue des hypothèses stratégiques,
- réunir fréquemment le comité de direction pour notamment réévaluer les hypothèses stratégiques, les objectifs et les tactiques,
- se focaliser sur les leviers clés de performance opérationnelle, et notamment la rentabilité et le cash,
- simplifier le processus budgétaire et éliminer les tâches à faible valeur ajoutée,
- renforcer les systèmes de progrès continu (benchmarking opérationnel, résolution de problèmes…).
Conclusion
De nombreuses actions peuvent être menées pour sortir vainqueur de la crise. Il faut accompagner les programmes de réduction de coûts et d’amélioration du cash par des redéploiements stratégiques et des projets de croissance. Le « patron de crise » doit rechercher les actions qui auront un impact maximal sur la performance de son entreprise. Lorsque les nuages se dissiperont, l’entreprise gagnante aura sécurisé sa position… jusqu’à la prochaine tempête !
1. Voir « Strategy Analysis of the Walt Disney Company », C. Kirkman, Yale School of Management. Plus tard, au début des années cinquante, Disney s’est diversifié dans les parcs d’attraction alors en crise.