Gérer les prix : l’opportunité oubliée ?
Interview de George Stalk par Sylvain Duranton (88).
Sylvain Duranton : Pourquoi pensez-vous que la gestion des prix est un mécanisme aujourd’hui sous-employé par les entreprises ?
George Stalk : La gestion des prix est un outil de création de valeur extrêmement efficace. Une augmentation effective des prix de 1 % peut avoir un impact quatre fois plus important sur les bénéfices qu’une réduction de 1 % des coûts fixes. Par ailleurs, en tant qu’outil de pilotage dynamique, la gestion des prix peut permettre de construire un avantage concurrentiel.
La maîtrise des prix de vente fait souvent figure de parent pauvre par rapport à la réduction des coûts. Nombre d’entreprises gèrent les prix à court terme et en ordre dispersé – elles sont donc loin d’exploiter tout le potentiel de ce gisement de valeur.
Au quotidien, de nombreuses personnes touchent aux prix, mais personne n’en assume la responsabilité. Les décisions, l’expertise et l’information sont éparpillées entre les diverses implantations géographiques, entités industrielles et fonctionnelles. Rares sont les entreprises où les prix sont pilotés à un niveau suffisant de l’organisation.
La plupart du temps, de nombreuses fonctions – les directions marketing, commerciale, financière, de l’exploitation, de la logistique et du service clients, pour n’en citer que quelques-unes, prennent des décisions indépendantes (et souvent contradictoires) dont le cumul peut aboutir à saper les objectifs d’ensemble de l’entreprise.
Trop souvent, il n’existe dans l’entreprise ni indicateurs précis ni processus permettant d’identifier et de suivre les opportunités, les menaces et la performance en matière de prix. Il s’avère alors difficile de quantifier l’impact réel des décisions prises dans ce domaine. Les dirigeants n’ont souvent d’autre choix que de se fonder sur une information incomplète ou inexacte. Autre problème fréquent, les systèmes de rémunération de la force de vente correspondent à des objectifs sans rapport avec la stratégie globale des prix.
Une gestion active des prix est source de gains potentiels trop importants pour que l’on puisse se permettre de les négliger. Quand les entreprises concentrent leurs efforts sur une stratégie cohérente en ce domaine, quand elles parviennent à ce que leurs diverses entités harmonisent leur approche, elles obtiennent en général une amélioration rapide de leurs résultats, en quelques semaines ou quelques mois.
Comment se traduit cette « mauvaise » gestion des prix ?
George Stalk : Faute de s’organiser pour gérer leurs prix de façon cohérente, les entreprises gaspillent inévitablement des opportunités et anticipent mal les menaces concurrentielles. Cause commune de tous ces maux : une structure des prix « en nuage ». Ce désordre apparaît dans de nombreuses entreprises où les problèmes organisationnels finissent par creuser un gouffre entre la mise en œuvre de la politique de prix et la stratégie.
La figure 1 illustre ce phénomène de prix « en nuage ». La banque du premier diagramme avait élaboré un modèle sophistiqué permettant de fixer ses tarifs en tenant compte d’un certain nombre de facteurs importants, tels que la solvabilité du client et les coûts de transaction. Si le même tarif avait été appliqué à tous les clients (représentés par des bulles) ils se seraient tous retrouvés sur la bissectrice. En fait, les commerciaux n’appliquaient pas strictement ce tarif ; ils avaient pris la mauvaise habitude d’offrir au coup par coup des conditions plus favorables, si bien que le prix effectif payé par de nombreux clients se situait en dessous de la ligne.
Mais le plus inquiétant, c’est qu’une foule de petits clients, représentant un risque plus élevé, se voyaient offrir des crédits à un taux inférieur à la norme. Et cette sous-tarification était chronique.
Le second diagramme de la figure 1 illustre le cas d’un fabricant de fournitures de bureau dont la stratégie de prix, établie de longue date, consistait à récompenser ses grands comptes en leur offrant de meilleurs prix sous forme de ristournes plus élevées. Si cette politique avait été appliquée, la répartition des points (dont chacun représente un client) aurait été marquée par une augmentation régulière du taux des ristournes accordées à mesure que l’on passait, de gauche à droite, des petits clients aux grands comptes.
Mais, comme le montre l’absence de toute tendance discernable, il y avait très peu de liens (voire aucun) entre les réductions accordées et le volume des achats réalisés par le client. Nombre de petits clients bénéficiaient en réalité de ristournes beaucoup plus importantes que les grands comptes. Dans certains cas, il était peut-être justifié de s’éloigner autant de la stratégie, mais ce nuage aux contours flous montrait clairement que la gestion des prix ne faisait pas figure de priorité dans la société et que nul ne se souciait de mesurer les écarts.
Comment en arrive-t-on à de telles situations ?
George Stalk : Dans la plupart des cas, le fractionnement du processus de fixation des prix, éclaté entre les diverses fonctions de l’entreprise, en est la cause. En général, le marketing établit les prix des produits et services ainsi que la ligne générale des actions promotionnelles. Après quoi la direction commerciale fixe les prix ; elle peut par exemple offrir des incitations spécifiques à tel ou tel distributeur, circuit de commercialisation ou client ; elle peut aussi faire preuve de plus ou moins de rigidité ou de souplesse dans l’application des accords contractuels ; enfin, elle peut accorder de nouveaux rabais afin de s’aligner sur les offres des concurrents.
Nombre d’autres décisions sont déterminées par la direction financière ou d’exploitation. Par exemple, la direction financière définit les conditions de paiement ou propose des modèles de financement. La direction de l’exploitation décide du seuil minimum des commandes et des frais de port imputés au client. Dernier maillon de la chaîne, le service clients a la difficile responsabilité d’appliquer – ou non – les politiques de prix de l’entreprise ; il lui appartient aussi de résoudre les problèmes de qualité et de répondre aux contestations sur les prix ou les quantités figurant sur les factures.
Quand toutes les fonctions ont touché la question du prix, le prix réel s’éloigne du tarif original ou du prix net que l’entreprise souhaitait obtenir du produit ou service vendu. La plupart des entreprises ne possèdent pas d’indicateur leur permettant de mesurer ces dérapages, pas plus qu’elles ne possèdent les systèmes et les processus qui leur permettraient d’imposer la discipline indispensable pour y porter un coup d’arrêt. Dans le cas du fabricant de fournitures de bureau de la figure 2, le dérapage des prix coûtait à l’entreprise plus de 40 millions de dollars par an en manque à gagner et en marge, ce qui représentait environ 4 % de son chiffre d’affaires.
Ce type de pratiques à court terme entraîne inévitablement une érosion des prix effectivement appliqués et de la rentabilité. En outre, les entreprises ne mesurent pas l’incidence de telle ou telle décision de prix sur le volume des ventes, la rentabilité des clients et leur position concurrentielle.
Faute d’avoir une vision claire de l’arbitrage fondamental prix-volume-bénéfice, leurs dirigeants développent des stratégies inadéquates et fixent leurs prix à un niveau trop élevé ou trop bas. En conclusion, ils manquent des opportunités d’accroître leurs parts de marché et leurs résultats. Mais il y a plus grave : ils risquent de provoquer des catastrophes sur le marché en émettant involontairement des signaux que capteront leurs concurrents.
Comment les entreprises doivent-elles s’organiser pour mieux utiliser le levier prix ?
George Stalk : Toute stratégie de prix devrait viser à concevoir des mécanismes et à établir des niveaux de prix susceptibles de maximiser le chiffre d’affaires et les parts de marché, d’optimiser les résultats et de procurer à l’entreprise un avantage concurrentiel durable. Les entreprises qui considèrent la gestion des prix comme une discipline à part entière s’organisent pour définir, mesurer, mettre en œuvre leur stratégie en la matière. Cela semble peut-être élémentaire, pourtant, rares sont les entreprises qui le font. Quand c’est le cas, leur démarche se porte en général sur quatre domaines clés.
1) Structures et responsabilités
À quelques très rares exceptions près, c’est à la direction qu’incombent l’élaboration et la mise en œuvre de la stratégie en matière de prix. Les entreprises les mieux gérées confient ces tâches à un comité des prix composé, en général, de membres du Comité exécutif.
Ce groupe est chargé d’établir la stratégie de prix au plus haut niveau ; de suivre attentivement les changements importants survenant sur les marchés (par exemple le coût des composants de leurs propres produits ou les changements de stratégie des concurrents en matière de prix) ; d’assigner des rôles et des responsabilités clairs à tous les managers concernés ; d’arbitrer les problèmes de prix opposant diverses directions, fonctions ou implantations géographiques et enfin de vérifier au quotidien quels prix sont effectivement pratiqués et quel en est l’impact sur l’ensemble de l’entreprise. Chacun doit savoir précisément qui est responsable de quoi, de l’établissement du tarif à celui du prix net.
En outre, ce comité supervise souvent le travail d’un groupe d’experts qui coordonnent au quotidien les décisions de prix des divers services de l’entreprise, testent et évaluent l’impact des nouvelles stratégies avant leur mise en application, influencent (et parfois prennent eux-mêmes) les décisions de rabais au bénéfice des grands comptes ou lors des commandes importantes et suivent l’évolution des prix réellement pratiqués.
Dans le secteur bancaire, c’est parfois la direction du risque qui joue ce rôle ; les compagnies aériennes et les groupes hôteliers font plancher leurs spécialistes sur le « yield management », certains constructeurs automobiles en font autant, mais dans ce secteur on parle plutôt de « revenue management ». Ces équipes spécialisées peuvent créer énormément de valeur : elles s’appuient sur une connaissance des tendances du marché en matière de prix et des décisions prises au jour le jour par la concurrence, et elles ont les compétences techniques qui leur permettent d’optimiser réellement les prix pratiqués.
2) Politiques et processus
Les entreprises les plus performantes en matière de gestion des prix développent également des politiques et des processus solides, ce qui leur permet de gérer à la fois les événements à long terme (par exemple la fixation du prix des nouveaux produits et les changements saisonniers intervenant dans les tarifs) et les décisions au jour le jour concernant les réductions (par exemple les contrats négociés et les rabais accordés ponctuellement pour réagir aux offres de la concurrence). Elles précisent clairement qui est habilité à accorder des réductions et à quel niveau ; elles déterminent également les informations qu’il faut avoir collectées en amont, les analyses à conduire pour en évaluer l’impact sur les clients, les concurrents et le chiffre d’affaires.
Non seulement elles s’imposent un processus discipliné de prise de décision, mais elles gèrent également avec soin la façon dont ces décisions sont communiquées à la force de vente, aux clients et indirectement aux concurrents sur le marché. Elles appliquent également des processus d’audit rigoureux afin de mesurer l’exécution et les résultats de toutes les modifications de prix, promotions, incitations et programmes. Cette capacité à isoler et à quantifier l’impact des décisions de prix crée un retour itératif des informations qui permet à ces entreprises d’améliorer régulièrement leurs décisions.
3) Donner à la force de vente des objectifs cohérents avec la stratégie en matière de prix
Il est essentiel que les incitations données à la force de vente aillent dans le même sens que les objectifs de la politique de prix. Il s’agit d’éviter le piège où tombent tant d’entreprises dont les pratiques traditionnelles – par exemple des objectifs posés simplement en termes de volume ou de chiffre d’affaires brut – poussent en réalité à l’érosion ou au dérapage des prix. La force de vente se trouve ainsi souvent poussée à baisser les prix pour faire du volume et même si, individuellement, les commerciaux ou les régions atteignent leur objectif et touchent leur prime, les marges fondent, la rentabilité décline, l’érosion des prix s’installe et risque d’être contagieuse. Sans compter qu’il s’avère souvent très difficile de faire marche arrière.
En revanche, les entreprises qui excellent dans la maîtrise des prix gèrent les objectifs proposés à la force de vente, ainsi que leurs indicateurs clés, en mettant l’accent sur la contribution apportée à la marge et sur le respect des prix. Elles suivent la performance de chaque commercial, ce qui leur permet d’identifier très rapidement les meilleures pratiques et de les diffuser à l’ensemble de l’entreprise, d’éliminer les comportements de francs-tireurs et de faire en sorte que la politique de prix soit réellement appliquée.
4) Plates-formes informatisées et autres outils de gestion des prix
Il est important de relier tous ces éléments et d’intégrer les mécanismes de gestion des prix au sein des principales fonctions de l’entreprise. De nombreuses grandes sociétés se sont dotées d’outils intégrés de gestion des prix plus ou moins complexes. Ces outils permettent de gérer plus efficacement les tarifs, les rabais consentis, les objectifs des forces de vente, les retours et les réclamations.
Autre avantage tout aussi important, ils permettent d’institutionnaliser un arsenal standardisé et très visible d’indicateurs de la performance en matière de prix.
Souvent, les outils contribuent aussi à faire respecter la stratégie et les processus. Ils peuvent également aider à mesurer l’élasticité des prix et permettent d’optimiser les négociations commerciales. Enfin, si les outils de maîtrise des prix sont efficaces, ils délivrent l’information indispensable à ceux qui en ont besoin au moment précis où ils en ont besoin, de sorte qu’ils prennent leurs décisions avec un maximum de précision.
En conclusion, quelles questions les entreprises doivent-elles se poser aujourd’hui pour déterminer si elles ont ou non un problème de prix ?
George Stalk : Qui assume la responsabilité des prix dans votre entreprise ? Les personnes concernées en maîtrisent-elles le processus ? Mesurez-vous rigoureusement les résultats de votre stratégie de prix ? L’optimisez-vous ? Avez-vous le sentiment que des dérapages se produisent ? Où ? Combien vous font-ils perdre ? Quelle est la surface de votre « nuage de prix » ? En connaissez-vous les causes ? Ces quelques questions permettent de poser le diagnostic et peuvent aider les dirigeants à déterminer s’ils ont, oui ou non, un problème de prix.