Bulles spéculatives et gestion de portefeuille
Près de trois ans et demi se sont écoulés depuis le début, en mars 2000, de l’éclatement de la « bulle Internet ». Les niveaux de valorisation boursière atteints à l’époque apparaissent désormais comme totalement irrationnels. Un nombre important de sociétés créées dans l’euphorie du moment ont depuis disparu privant ainsi définitivement de tout espoir de récupération les investisseurs qui y avaient investi leur épargne.
Le phénomène peut surprendre par son ampleur : entre mars 2000 et janvier 2003, plusieurs trillions d’euros de valorisation boursière, c’est-à-dire d’épargne individuelle ou collective, ont été détruits, de par le monde, du fait de la baisse des marchés financiers.
Si cette crise se distingue par son caractère global et sa dimension, elle partage cependant un certain nombre de caractéristiques avec d’autres phénomènes du même ordre tels que, par exemple, la spéculation sur le bulbe de tulipe (Hollande, 1636), le krach de l’Union Générale (France, 1882), ou la première bulle technologique (USA, 1962).
Le processus de bulle spéculative
Un processus de bulle spéculative se déroule le plus souvent en trois phases et concerne généralement une classe d’actifs bien définie (immobilier résidentiel ou commercial, instruments de dettes en provenance de telle ou telle zone, actions cotées appartenant à tel ou tel secteur économique).
- Pendant la première phase, un certain nombre de facteurs clés arrivent à maturité. Leur combinaison constituera le réel catalyseur de la bulle. Ainsi au début des années 1980, plusieurs innovations en matière de biotechnologie (insuline génétique, interféron…) se conjuguent qui soulignent à la fois le potentiel de croissance du secteur et ses besoins en capitaux. Le même engrenage se met en place au milieu des années 1990, cette fois centré sur les dernières innovations en matière de technologies de la communication (fibres optiques, compression du signal…) et de l’information (protocoles de plus en plus efficaces permettant à des systèmes d’information différents de communiquer, microprocesseurs de plus en plus rapides et capacités de mémoire des PC de plus en plus importantes…).
- La deuxième phase voit généralement le prix des actifs financiers liés à la bulle atteindre des niveaux de plus en plus élevés. Les taux de rentabilité ainsi générés provoquent, alors, des transferts de fonds massifs hors des secteurs dits traditionnels et en direction de la classe d’actifs concernée. Ainsi de la bulle « électronique » de 1957–1962, dont la ressemblance avec la bulle Internet est particulièrement étonnante. Suite aux premières applications industrielles du transistor et du circuit intégré, le secteur de l’électronique en Amérique du Nord connaît, à partir de la fin des années 1950, une période d’effervescence qui voit la création puis la mise sur le marché de sociétés, dont certaines se révéleront de réelles réussites économiques (ainsi par exemple Fairchild Semiconductors), mais dont beaucoup d’autres resteront des sociétés-concepts, sans chiffres d’affaires ni clients.
- La troisième phase est celle de l’éclatement de la bulle. Les flux de liquidités s’inversent provoquant un effondrement des cours, parfois d’autant plus irréversible que certaines sociétés, fortement endettées, disparaissent. Les facteurs déclenchants peuvent être multiples. En 2000, la dégradation par les agences de rating des notations des émetteurs dits TMT (télécommunications, médias et technologies) a déstabilisé l’équilibre spéculatif, conduisant les acteurs financiers les plus réglementés (banques et compagnies d’assurances) à réduire leur exposition globale au secteur provoquant ainsi les premières baisses significatives de cours (mars 2000).
Comment identifier une bulle spéculative ?
Les bulles spéculatives partagent un certain nombre de caractéristiques structurelles.
- Le remplacement des techniques traditionnelles de valorisation par d’autres plus « accommodantes ». Ces nouvelles techniques présentent l’avantage de permettre de justifier les niveaux de cours déjà atteints et d’anticiper des taux futurs de rentabilités toujours élevés. Initialement utilisées par quelques-uns, ces techniques sont rapidement adoptées par les « experts » que ceux-ci soient économistes ou analystes financiers. Très vite relayées par la presse, ces « innovations » méthodologiques se transforment en étalons de valeur indiscutables. On peut penser ici au prix payé par abonné téléphonique ou visiteur de site Internet futur, unité communément utilisée de 1997 à 2000 et figurant dans nombre de prospectus d’introduction en Bourse de l’époque. Le leitmotiv de ces périodes est celui de « l’ère nouvelle » nécessitant le recours à de nouveaux principes et méthodes de valorisation.
- La démocratisation du savoir-faire et de la décision en matière d’investissement financier. Ce processus se déroule généralement en plusieurs étapes. Le succès rencontré par les premières introductions en Bourse conduit les sociétés de capital-risque à traiter les dossiers de plus en plus rapidement. Des sociétés de moins en moins mûres sont mises sur le marché, à charge pour les gérants de portefeuille « traditionnels » de les analyser et de décider ou non d’y investir. On comprend dès lors les erreurs commises par des gérants qui en quelques mois se transforment en « capital-risqueurs » sur des domaines à contenu technique élevé tels que les TMT, l’électronique ou la biotechnologie. L’étape suivante consiste en la désintermédiation de la démarche d’investissement. Désormais tout un chacun se considère compétent non seulement pour investir une partie de son épargne directement dans telle ou telle action mais aussi pour conseiller et discuter à tout propos des dernières évolutions boursières.
- L’absence de réels projets d’entreprise. Des dossiers d’investissements sont constitués non pas pour proposer un produit ou un service en direction d’une clientèle à définir mais dans la seule perspective de réussir son entrée en Bourse. On pense ici à des sociétés conçues au sommet de la bulle Internet et dont, aujourd’hui, il ne reste quasiment plus rien, tels Boo.com ou Webvan.com
- L’exacerbation des conflits d’intérêts. Devant l’ampleur des gains à se partager, les différents acteurs financiers s’allient de manière explicite ou implicite trahissant ainsi pour certains leurs engagements « fiduciaires » vis-à-vis de leurs clients finaux. Ces conflits d’intérêts ne constituent pas un phénomène nouveau. Ils étaient déjà à l’œuvre lors de la plupart des autres grandes crises financières. Peut-être ont-ils simplement atteint un nouveau sommet d’intensité à la fin des années 1990.
- La dictature de la pensée unique. Encore une fois, ce phénomène se déroule à plusieurs niveaux. Au fur et à mesure que la bulle spéculative prend de l’ampleur, il est de plus en plus difficile aux gérants de portefeuille d’imposer leurs points de vue, tant auprès de leurs clients, que de leurs employeurs ou de leurs commerciaux. Tous ne veulent désormais plus entendre qu’un seul discours, celui de la poursuite indéfinie de la hausse en cours : hors de la classe d’actifs concernée par la bulle, point de salut. Les médias amplifient cette dérive, provoquant le phénomène dit de la « prophétie autoréalisée » : plus les transferts de fonds hors des secteurs « traditionnels » et en direction de la classe d’actifs concernée sont importants, plus ces mêmes transferts apparaissent justifiés du fait de l’action qu’ils exercent sur les valorisations relatives des différents secteurs en jeu.
- L’assouplissement des réglementations boursières et financières par les autorités de tutelle. Les bulles sont souvent accompagnées d’évolutions réglementaires favorables au développement à court terme des marchés financiers. Ces évolutions peuvent être ponctuelles. On se souviendra de l’admission à la première liste de la Bourse de Paris de valeurs telles que Liberty Surf ou Wanadoo, malgré l’absence de comptes passés représentatifs. Les évolutions peuvent être, aussi, plus structurelles. Il en a été ainsi des modifications des règles prudentielles appliquées aux caisses d’épargne nord-américaines au début des années 1980 (Garn-Saint-Germain Act, 1982). Il en fut probablement de même de la remise en cause à la fin des années 1990 du Glass Steagall Act qui avait contraint, après la crise de 1929, les institutions financières nord-américaines à se spécialiser par métier. Son remplacement par un nouvel appareil législatif beaucoup plus libéral a sans doute joué un rôle dans l’exacerbation des conflits d’intérêts déjà évoquée.
Que faire face à la bulle ?
Les caractéristiques décrites dans les précédents paragraphes peuvent servir de signaux d’alerte. Quand tous clignotent, il est raisonnable de penser que les marchés financiers se trouvent probablement en situation de bulle spéculative.
Face à une telle situation, le gérant professionnel peut difficilement procéder à une conversion intégrale de son portefeuille en produits sans risques de type monétaire. En effet, une telle décision reviendrait à parier sur l’inéluctabilité du phénomène en cours. Or toutes les bulles spéculatives n’éclatent pas. En outre, du fait des termes du contrat qui le lie à son client, le gérant peut ne pas avoir toute latitude pour procéder à une telle conversion.
C’est pourquoi il apparaît préférable d’adopter une approche plus pragmatique et prudente.
La validité de l’approche décrite ici a pu être testée par l’auteur de cet article dans le cadre de ses responsabilités au sein de Pastel & Associés. Cette société de gestion de portefeuille est en activité depuis 1998. Tous ses portefeuilles sous gestion sont gérés selon cette même approche. Sur la période janvier 1998-octobre 2003, le taux de rentabilité annualisée des comptes gérés par elle et ouverts depuis janvier 1998 a été de plus de 12,8 % soit une performance cumulée depuis l’origine supérieure à 99 %.
Marge de sécurité et valeur intrinsèque
Plutôt qu’essayer d’anticiper le mouvement général des marchés financiers, il est souvent plus prudent et plus lucratif de concentrer ses recherches et décisions sur des entreprises spécifiques en procédant d’une manière essentiellement microéconomique.
Dans le contexte d’une telle approche, la notion de marge de sécurité développée initialement par Benjamin Graham (Security Analysis, Graham & Dodd, 1934) est sans doute la plus importante. Elle consiste à exiger préalablement à tout investissement qu’un certain nombre de conditions soient réunies en termes de :
- performances financières passées,
– niveaux minimums de connaissance et de compréhension que l’on peut avoir concernant le fonctionnement du dossier considéré,
– pérennité du modèle de génération de profit…
La notion de valeur intrinsèque est, elle aussi, clé. Car comment décider d’investir de manière durable dans un titre si on ne peut en estimer sa valeur économique indépendamment de ce que les opérateurs boursiers à un instant donné en pensent ? C’est pourquoi il est indispensable avant tout investissement d’estimer, sur la base d’un taux de rentabilité attendu satisfaisant, ce que la société dans son ensemble vaudrait pour un investisseur prêt à l’acquérir et à la conserver dans la durée. Un programme d’investissement ne peut commencer que lorsque la valeur intrinsèque ainsi calculée est supérieure au cours de Bourse du dossier considéré.
Il est intéressant d’observer que l’application rigoureuse de ces principes a préservé nos portefeuilles sans nous empêcher de détecter et d’investir dans de nombreux titres dont les cours, en pleine euphorie boursière, reflétaient des décotes importantes. En effet en période de bulle, les marchés financiers connaissent souvent un phénomène de segmentation. Les actifs individuels sont, avant tout, valorisés sur la base de leur appartenance ou non-appartenance à la classe d’actifs privilégiée par la spéculation. Dans le premier cas, l’actif « bénéficiera » d’une survalorisation excessive et irrationnelle. Dans le second cas, son cours de Bourse souffrira d’une décote élevée par rapport à sa valeur intrinsèque.
De la prochaine bulle
Les idées développées dans cet article ne sont pas nouvelles, en particulier les notions de marge de sécurité et de valeur intrinsèque développées par Benjamin Graham dès 1934. Et pourtant depuis lors, le phénomène des bulles spéculatives s’est reproduit à maintes reprises, provoquant toujours les mêmes types de comportements et de réactions.
S’il est difficile de prévoir le contexte dans lequel la prochaine bulle se développera, on peut cependant penser avec un degré de confiance élevé que d’autres bulles spéculatives affecteront, dans un avenir probablement guère éloigné, les marchés financiers. Il faudra alors se souvenir des différents principes évoqués dans ce texte et tenir le cap. En matière de spéculation financière, « l’ère nouvelle » n’est pas pour demain.