L’Afghanistan
Afghanistan, pays lointain… dont tout le monde se fout, ou presque.
Ainsi commençait le film tourné en 1997 par Christophe de Ponfilly et intitulé Massoud, l’Afghan.
Vallée du Panjshir. PHOTO DANIEL COULMY
L’Afghanistan aujourd’hui
Avant le terrible attentat du 11 septembre 2001, la plupart des observateurs de la vie internationale s’intéressaient peu à un État qu’on situait mal sur le planisphère et dont on ignorait tout d’une histoire longue et souvent prestigieuse. Qui connaissait vraiment le jeu subtil et complexe auquel s’étaient livrées la Grande-Bretagne et la Russie tsariste tout au long de la deuxième partie du XIXe siècle et au début du XXe, aux confins du Moyen- Orient, de l’Asie centrale et de l’espace indien ? Seule l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique le 29 décembre 1979 avait frappé les esprits. Alors que cette invasion semblait mettre un terme à ce que Rudyard Kipling avait appelé « The Great Game », le Grand Jeu, par un retour de situation dont l’histoire a le secret, l’Union soviétique, au lieu d’emporter la mise, allait signer sa perte. Après le départ, dix ans plus tard, des forces d’occupation soviétiques, qui s’était vraiment intéressé à la tentative de mise en place, en 1992, à Kaboul, d’un gouvernement d’union nationale et à l’avènement, en 1996, du régime des talibans imposé par la force à l’instigation du Pakistan ?
Deux événements allaient, en 2001, faire émerger à nouveau l’Afghanistan dans la conscience de nos concitoyens. À partir du mois de mars, des islamistes extrémistes détruisirent à coup de canon les grands bouddhas de la vallée de Bamyan et, le 30 avril, un magazine féminin parisien osa mettre en page de couverture une femme afghane recouverte d’un voile grillagé appelé tchadri par les iranophones et burqa en langue pashtoune. L’attentat du 11 septembre allait faire le reste. L’Occident prenait alors conscience que, pratiquement à son insu, l’Afghanistan était devenu la base arrière d’une organisation criminelle qui le menaçait dans ses œuvres vives. Une riposte s’imposait. Dès le 7 octobre, les forces américaines et britanniques déclenchèrent les premières opérations militaires ; les forces françaises les rejoignirent quelques semaines plus tard. Mais un appui décisif était apporté par la résistance intérieure soudée grâce à l’action énergique et persévérante du commandant Massoud. Kaboul était libéré du joug taliban le 13 novembre. Un nouveau régime se mettait alors en place sous l’autorité d’Ahmid Karzaï.
En dépit de cette issue favorable, rien n’est encore réglé de façon définitive : des mouvements islamistes proches des talibans restent actifs dans toute la partie sud-est du pays, avec le soutien occulte du Pakistan ; le nouveau régime afghan est encore provisoire, la nouvelle constitution étant en cours d’élaboration. De plus, le pays est exsangue après avoir connu vingt-trois années de guerres incessantes : lutte contre l’envahisseur soviétique, affrontements intérieurs opposant, au sein de la communauté musulmane, les nationalistes afghans aux internationalistes islamistes. Tout est à reconstruire, l’aide internationale est mal utilisée et les projets d’envergure inexistants.
L’Afghanistan : le pays, son histoire
L’Afghanistan est un pays qui dispose depuis 1893 de frontières sûres et reconnues en dépit de la contestation permanente formulée par les gouvernements afghans successifs en ce qui concerne le tracé de la frontière orientale imposée par les Britanniques (la ligne « Durand »). La superficie de son territoire est de 650 000 km2, voisine de celle de la France. Mais sa population est beaucoup plus faible : 21 millions d’habitants environ, sans compter les personnes déplacées, encore nombreuses, et une diaspora importante qui hésite à revenir dans la mère patrie. Une grande partie du pays est constituée soit de zones montagneuses difficilement accessibles, soit de zones désertiques ou marécageuses difficilement cultivables. On trouve, à l’est, l’extrémité de la chaîne himalayenne de l’Hindu Kush dont les sommets dépassent sept mille mètres. Au nord, la frontière suit en partie le cours de l’Amou-Daria, l’Oxus des Anciens, créant ainsi un lien avec trois des États de l’Asie centrale devenus indépendants après l’éclatement de l’Union soviétique : le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan.
Le mausolée du Commandant Massoud à Bazarak, vallée du Panjshir. PHOTO DANIEL COULMY
L’Afghanistan a été de tout temps une plaque tournante : zone de passage entre l’Iran et l’Asie centrale d’une part, l’Inde (par la rivière de Kaboul, laquelle se jette dans l’Indus, et le » Khyber Pass ») et la Chine (par le corridor de Wakhan qui, séparant l’Hindu Kush du Pamir, donne accès au Xinjiang). Néanmoins, la géographie impose un cloisonnement de la population et l’organisation tribale de la société afghane.
Plusieurs ethnies cohabitent plus ou moins facilement. Les quatre plus importantes sont : les Pashtouns (38%), présents principalement dans le Sud et le Sud-Est ; les Tadjiks (25%), dans le Nord et le Nord-Est ; les Hazaras (19 %), d’origine mongole, confinés au centre du pays ; les Ouzbeks (6%), dans le Nord. Toutes ces ethnies sont présentes à Kaboul, la capitale de l’Afghanistan.
La population afghane se rattache à une longue histoire, plus ancienne que la nôtre, puisque nous savons qu’une partie du territoire afghan était administrée par l’Empire perse achéménide fondé au VIe siècle avant notre ère par Cyrus le Grand. Les provinces perses de cette région, et notamment la Bactriane1, sont conquises par Alexandre le Grand deux siècles plus tard. Après la mort prématurée de l’illustre conquérant se constitue de part et d’autre de l’Hindu Kush un royaume, appelé tantôt gréco-bactrien, tantôt gréco-bouddhique, qui allait opérer une incroyable synthèse entre les civilisations hellénistiques et bouddhiques : c’est la civilisation du Gandhara.
L’Afghanistan connaît ensuite des invasions nombreuses : scythes, parthes, turques, arabes. Des dynasties autochtones se constituent à partir du IXe siècle, dont certaines régneront sur l’Inde du Nord avant l’arrivée, au XVIe siècle, des » Grands Moghols » d’origine ouzbèke. À partir de cette période le pays est soumis à une double influence : celle des « Grands Moghols » indiens à l’Est, celle des Perses séfévides à l’Ouest. Au XVIIIe siècle, de nouvelles dynasties afghanes réussissent à s’imposer. Elles sauront tenir tête un siècle plus tard aux visées expansionnistes de la Russie tsariste et aux pressions des autorités britanniques soucieuses de protéger leurs possessions indiennes. Trois guerres anglo-afghanes ne viendront pas à bout de la résistance d’un pays appelé à juste titre Yâghestân, le » Royaume de l’Insolence « .
L’émir Abd al-Rahman Khan gouverna l’Afghanistan d’une poigne de fer de 1880 à 1901 et devint le premier roi afghan de l’époque moderne. Il sut recouvrir le territoire d’un réseau administratif suffisamment dense pour contribuer de façon décisive à l’unité du pays. Son fils Habibollah, qui régna de 1901 à 1919, a donc pu gouverner dans le cadre de structures étatiques fortes. Il sut se tenir dans une stricte neutralité pendant la Première Guerre mondiale, évitant ainsi d’être entraîné dans la chute de l’Empire ottoman.
C’est dans le cadre de l’État édifié par Abd al-Rahman Khan que s’inscrivent les réformes audacieuses instaurées par les successeurs d’Habibollah : Amanollah (1919−1929), Nader Chah (1929−1933) et Zaher Chah (1933- 1973). En 1973, ce dernier fut renversé par son cousin, le prince Daoud, qui mit fin à la monarchie. La république fut proclamée avec le soutien d’officiers gagnés à la cause communiste. Daoud, le » prince rouge « , a régné en dictateur de 1973 à 1978. Par son action imprudente, il plaça l’Afghanistan sous l’emprise de l’Union soviétique. On connaît la suite.
Pourquoi s’intéresser à l’Afghanistan ?
Le verrou d’accès à la vallée du Panjshir. PHOTO DANIEL COULMY
Il y a, me semble-t-il, trois raisons majeures pour que nous nous intéressions à l’Afghanistan.
La première est la dette de reconnaissance que nous avons contractée à l’égard des résistants afghans qui, par leur intelligence, leur persévérance, leur audace ont réussi à déstabiliser l’Union soviétique et à provoquer sa perte. Nous autres Français, placés à proximité de la frontière occidentale du monde soviétique, avons été libérés d’une menace mortelle par des hommes courageux qui n’ont pas plié. Au cœur de cette résistance, il y a un personnage d’une exceptionnelle valeur, le commandant Massoud, Ahmad Shah Massoud, le chef tadjik de la vallée du Pandjshir qui réussit à unifier les forces de la résistance afghane. Ce héros de la lutte antisoviétique qui, après avoir tenté vainement de prendre en mains la reconstruction de son pays, refusa la tutelle que le Pakistan imposa à l’Afghanistan par le biais des talibans. Bien que profondément croyant et viscéralement attaché à la foi musulmane, il reprit les armes et combattit de toutes ses forces un régime islamiste qu’il jugeait dangereux. Massoud constituait pour la mouvance islamiste une menace telle qu’il était impensable que l’attentat du 11 septembre puisse avoir lieu, lui vivant. Un attentat-suicide le fit mourir le 9 septembre 2001, deux jours avant la date fatidique. C’était incontestablement un signal fort qu’en Occident personne n’a entendu.
Comment honorer cette dette de reconnaissance sinon en aidant le pays à se reconstruire. Or que voyons-nous ? La profonde ingratitude de plusieurs États occidentaux, et notamment des États-Unis, qui, les opérations afghanes à peine entamées, se lancent dans l’aventure irakienne. Il est à craindre que l’ampleur des tâches à entreprendre pour recoller ce qui a été cassé en Irak ne replace l’Afghanistan dans l’oubli et l’indifférence. Il y a un risque réel dont nous devons bien être conscients.
Raison de plus pour la France de rester présente dans cette terre lointaine et de contribuer avec d’autres à la sécurisation du territoire et à la reconstruction des infrastructures.
Les organisations non gouvernementales et les associations caritatives, elles, sont bien présentes et contribuent, dans leur domaine de compétence et dans la limite de leurs moyens, à des actions efficaces. C’est tout à leur honneur.
La deuxième raison est liée à la personnalité d’Ahmad Shah Massoud. Voilà un homme profondément religieux bien que laïc, musulman sunnite qui, au nom de sa foi, prend les armes pour combattre l’intégrisme islamiste. Passe encore qu’il prenne les armes pour combattre les Soviétiques qui incarnaient l’athéisme, la pire des aberrations pour un musulman ! Il est donc possible de trouver dans le monde musulman des hommes qui refusent les tendances wahhabites ou salafistes et qui sont prêts à les combattre les armes à la main. On peut expliquer ce comportement si l’on considère que la pensée de Massoud était imprégnée de textes religieux et poétiques d’ori- gine iranienne exprimant des sentiments d’ouverture aux autres auxquels nous sommes tout naturellement très sensibles. Selon le témoignage d’un de ses amis, l’écrivain Michael Barry, Massoud avait découvert la sève mystique, tolérante, soufie de l’islam, méditant quotidiennement la philosophie médiévale d’al-Ghazali ainsi que les poèmes de Hafez. On peut rattacher à cette école de pensée un mystique afghan du nom de Rumi (Jalal al-Din Rumi) que le monde musulman désigne, par respect, comme » notre Maître » (Mawlana, Mevlana en langue turque2). L’attitude du commandant Massoud peut nous aider dans notre démarche visant à établir avec le monde musulman des relations empreintes d’une meilleure compréhension mutuelle.
Une échoppe de boucherie à Charikar. PHOTO DANIEL COULMY
La personnalité d’Ahmad Shah Massoud nous invite également à prendre en considération une troisième raison pour que notre pays s’intéresse à l’Afghanistan. Massoud avait suivi de 1964 à 1971 des études secondaires au lycée français franco-afghan de Kaboul où il avait appris la langue française. Il comprenait parfaitement notre langue et la parlait fort correctement3. » L’Afghanistan royal des années soixante apparaissait alors comme l’unique pays au monde encore sensible à la mouvance francophone sans avoir jamais, historiquement, appartenu à l’espace politique d’une forme quelconque de pouvoir ou de domination directe ou indirecte de la France4. »
L’ouverture de l’Afghanistan à la francophonie remonte au début du XXe siècle, à une époque où le roi réformateur Amanollah, par méfiance envers ses voisins russe et anglais, s’était pour la première fois tourné vers Paris pour former sa future élite.
En 1921 était créé à Kaboul un premier lycée franco-afghan de jeunes filles ; appelé à l’origine Emat (« Pureté ») et rebaptisé en 1950 Malalaï, du nom d’une héroïne nationale. L’année suivante s’ouvrait un lycée franco-afghan de jeunes garçons portant le nom de Esteqlal (« Indépendance »)5. Ces deux lycées accueillent encore aujourd’hui de nombreux élèves. Néanmoins, la place de la langue française dans la vie intellectuelle et économique de l’Afghanistan n’est plus ce qu’elle était il y a moins d’un demi-siècle. Une pénétration de la langue russe se développant sur plusieurs décennies (l’influence soviétique a largement anticipé l’invasion de 1979) et une présence américaine très forte actuellement ont mis à mal la francophonie afghane.
Il apparaît donc utile, si nous voulons à la fois aider à la reconstruction de l’Afghanistan et reconquérir des positions francophones largement entamées, de favoriser l’implantation, en Afghanistan, d’un enseignement scientifique et technique d’inspiration française et d’accueillir dans nos universités et dans nos grandes écoles des étudiants afghans qui, aujourd’hui, y sont pratiquement absents. C’est une tâche de longue haleine, pleine de difficultés, tant la formation de base des écoliers et des écolières est encore très largement insuffisante.
Dans ces conditions, l’Afghanistan peut-il encore rester ce pays lointain… dont tout le monde, ou presque, se désintéresserait ? À chacun d’entre nous de répondre à cette question .
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P.-S. : Daniel Coulmy (48) et Jacques Bouttes (52) ont créé l’association » Renouveau Afghanistan » pour apporter une aide à la formation des cadres scientifiques et techniques qui font cruellement défaut à l’Afghanistan. Les camarades qui souhaiteraient en apprendre davantage sur ce pays et accompagner sa reconstruction sont invités à prendre contact avec ces deux camarades.
1. Bactre, la capitale de la Bactriane, est située en Afghanistan ; c’est l’actuelle ville de Balkh, située non loin de Mazar‑é Charif.
2. Jalal al-Din Rumi est enterré en Turquie dans la ville de Konya.
3. Par contre, Massoud ignorait l’anglais et ne pouvait, de ce fait, se faire connaître du monde anglo-saxon. Ce handicap l’a certainement desservi dans son action politique.
4. Massoud – De l’islamisme à la liberté, Michael BARRY, Audibert, Paris, 2002.
5. Georges Pompidou, alors Premier ministre, était allé y poser la première pierre d’un nouveau bâtiment le 8 mai 1968, alors que la contestation étudiante agitait Paris.