Courrier des lecteurs
À propos de l’article de Marc Flender intitulé » Pour qui roulent les polytechniciens ? » !
À propos de l’article de Marc Flender intitulé » Pour qui roulent les polytechniciens ? » !
Sensible aux » libres propos » exprimés par notre jeune camarade Marc Flender dans le numéro de mai 2003, j’avais l’intention de lui répondre : non pas parce que mon engagement pour la création d’entreprises avec XMP-Entrepreneur était implicitement mis en cause dans son article (cf. mon article » Osons l’essaimage ! » pages 36 et 37 du numéro d’avril sur le thème » Créer des entreprises »), mais parce qu’il pose de bonnes questions, et que les commentaires dont il les accompagne sont parfois maladroits, masquant mal quelques préjugés, mais illustrent souvent fort à propos des interrogations hygiénistes.
J’avais caressé l’intention de vous écrire pour l’encourager dans l’ouverture d’un tel débat, en lui donnant quelques conseils de tolérance et de crédit d’intention…
Quelle n’a pas été ma surprise en lisant la réponse de Lionel Stoléru dans le numéro d’août/septembre, puis de Gérard Dréan dans le numéro d’octobre !
Lionel, dois-je me présenter comme tu le fais (je suis fils de paysans très pauvres des monts de Lacaune entre Mazamet et Lodève, orienté par un professeur communiste et fils de mineurs de Carmaux, vers la préparation du concours d’entrée à Polytechnique dont mes parents ignoraient l’existence…) pour te dire combien je suis étonné par le ton de ta réponse à Marc ?
Je ne partage pas tes certitudes parce que, à l’échelle des millénaires (la vision philosophique de l’humanité il y a deux mille cinq cents ans était déjà très complète, avec les Égyptiens Imhotep et Ptahhotep, Socrate et ses disciples grecs, Confucius et ses élèves asiatiques…), rien ne permet d’affirmer que le système économique libéral contemporain, lui-même enrichi par le droit concurrentiel européen en construction (que je défends) sera dans quelques siècles le système qui bénéficiera de la reconnaissance de nos descendants. Je ne partage pas, Lionel, ton refus de l’invitation au débat de Marc en limitant au communisme l’alternative au libéralisme : tu as bien invité Jacques Nikonoff, président du mouvement Attac dans un de tes récents petits-déjeuners !
Gérard, j’ai apprécié ta volonté pédagogique exprimée dans un texte très long : mais comment peux-tu espérer convaincre en agressant ton interlocuteur dès le premier paragraphe ? Un professeur ne doit- il pas aimer les qualités de son élève pour lui communiquer son enthousiasme ? Franchement : Marc n’est pas inculte en économie ! Et je me demande si mes trois aînés de mes six enfants (dont l’un est camarade de promo à l’X de Marc) m’auraient écouté si je leur avais tenu ton discours ! Reconnais Gérard que (Dieu merci !) la richesse des relations entre les humains et tout ce qui fait notre attachement à notre vie d’hommes et de femmes ne reposent pas que sur l’économie ; et tout ce qui a fait progresser l’humanité dans les millénaires précités n’est pas redevable à l’entreprise !
Sachons, Lionel, Gérard, Monsieur le rédacteur en chef, faire preuve de tolérance, ouverture d’esprit et sens du dialogue en accueillant dans notre revue (qui est celle de tous les anciens élèves de l’École polytechnique) les propos de Marc et de ceux qui comme lui, comme moi parfois, se posent des questions de bon sens et cherchent des réponses qui ne sont pas celles d’une idéologie, sans pour autant renier leurs origines et la reconnaissance au système éducatif ou sociétal qui leur a permis d’acquérir une conscience nouvelle et une certaine maturité. Pratiquons le doute constructif si cher à Spinoza, et dialoguons…
Denis OULÈS (64)
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Libéralisme
Reconnaissons à notre jeune camarade le mérite d’avoir courageusement ouvert ou réouvert un débat. Les premières réactions de nos camarades Lionel Stoléru et Gérard Dréan montrent à l’évidence que les questions posées touchent le cœur du système de pensée de chacun. Dans la mesure où leurs réponses, teintées de réprobation, ne me paraissent pas répondre suffisamment à son interrogation sur » le libéralisme économique « , je propose cette réflexion.
D’abord, afin d’éclairer le lecteur sur mes présupposés (chacun est fortement influencé par sa propre histoire), je vous propose de me présenter (X promo 70), avant de rentrer dans le vif du sujet.
A) Chercheur et entrepreneur
Mon père était autodidacte . Il a démarré une imprimerie après la guerre, avec sa mère, pour la porter trente ans plus tard à 400 personnes ; manquant de fonds propres, cette PME n’a pas survécu à la crise de 1973 et a été rachetée par un groupe qui la fait toujours fonctionner pour le bien de ses clients, salariés et actionnaires. Après l’X, je n’ai eu de cesse de vouloir comprendre l’économie, ses règles, sa justice ; ce désir était à la fois motivé par une interrogation sur le système (j’ai participé à la contestation soixante-huitarde) et un profond besoin de comprendre ce pour quoi mon père s’était battu toute sa vie.
Un doctorat d’économie à Paris Dauphine, une thèse sur » les comportements d’entreprise et l’inflation » (c’était le sujet de l’époque !) et un travail dans un centre de recherche socioéconomique m’ont ainsi permis de beaucoup débattre tant avec les libéraux, très minoritaires à l’époque, qu’avec les économistes keynésiens ou marxistes qui étaient intellectuellement dominants . J’ai aussi enseigné l’économie monétaire internationale à Paris Dauphine.
Ensuite l’atavisme familial et le besoin d’action concrète ont repris le dessus, et j’ai mené une carrière dans l’industrie et le privé : DAF dans une entreprise textile de 200 personnes ; consultant dans une société de développement régional, directeur d’une PME de la métallurgie (250 personnes) fortement exportatrice, puis directeur et actionnaire dans un groupe de PME d’équipements agroalimentaires. En résumé : 6 ans dans l’enseignement et la recherche, 23 ans dans l’industrie, (dont 18 comme DG ou PDG).
J’ai vécu concrètement à un niveau microéconomique un bon nombre de problèmes de développement et de pouvoir : crises conjoncturelles, délocalisation d’emplois textiles, licenciements et sauvegarde d’outils de travail, choix entre pollution ou délocalisation (déjà !), prises de pouvoir par de nouveaux actionnaires ayant des objectifs radicalement différents des précédents, influence grandissante du pouvoir financier à la fin des années quatre-vingt (qui pouvait se traduire par des appétits de rendement de 25 %). Qu’ai-je vu ou fait ?
- J’ai constaté concrètement les effets positifs des orientations européennes qui ont permis à des pays de la périphérie, Portugal, Irlande et dans une moindre mesure Grèce, de rattraper rapidement nos niveaux de développement ; j’ai été tout aussi exaspéré par les excès de bureaucratie de Bruxelles : règlements et contraintes tatillons ou inutiles, interprétés avec un zèle bureaucratique en France alors que l’Espagne, l’Italie ou les Pays-Bas pratiquaient un laxisme fort opportun.
- J’ai vécu comme une anomalie (une aberration ?) les périodes pas si lointaines où l’on gagnait plus en plaçant sans risque sa trésorerie à 12 % qu’en investissant pour préparer l’avenir.
- J’ai été ulcéré par le corporatisme de certaines professions, le plus souvent les plus protégées par un statut monopolistique, ou par un État fort peu économe des prélèvements qu’il fait supporter aux autres et notamment aux plus laborieux. Le plus choquant dans le débat sur les retraites des quatre dernières années, c’est la déconcertante facilité avec laquelle on a évacué le sujet de » qui va payer ? « , préférant laisser aux autres ou à la génération suivante le soin de régler la note.
- Plus récemment, (et ce n’est déjà plus à la mode !), j’ai été sérieusement mobilisé par les 35 heures dans la mesure où il y avait, du moins à l’origine, un vrai débat sur des choix entre du revenu (pour les salariés) et la possibilité de créer collectivement de l’emploi, tout en donnant plus de disponibilités et de souplesse à notre service clients. Nous l’avons d’ailleurs mis en œuvre à l’issu de débats très constructifs dans des entreprises que je dirige avec un résultat jugé globalement positif par les clients, les salariés et les actionnaires !
- Durant ces années, j’ai entrepris, réalisé, ai essuyé des échecs, ai réussi ; j’ai beaucoup recruté et fait aussi des plans de licenciement, comme un entrepreneur, un patron dont je revendique le rôle !
Mais curieusement, ma culture macroéconomique m’a beaucoup aidé et éclairé dans ce métier de petit patron, » les pieds dans la glaise « .
B) En quoi ceci est-il susceptible de poursuivre le débat lancé par notre jeune camarade ?
Je retiens quelques idées-forces que je vous livre :
1. Nos choix économiques ne sont ni déterminés ni neutres : nous sommes des acteurs économiques possédant plus ou moins de pouvoir ; devant des choix, des contraintes, nous faisons des arbitrages, des compromis, et j’ajouterais que notre perception du temps est déterminante dans ces choix ; il n’existe pas une seule voie déterminée par des lois économiques, mais de multiples chemins de développement et de création ; ils diffèrent selon les options (et contraintes) de chacun : ils privilégient le court terme ou le long terme, ils respectent plus ou moins les hommes, l’environnement ou le simple droit.
2. Les théories économiques sont faibles pour anticiper la réalité : elles ont souvent recours à une modélisation très primaire des comportements des acteurs sociaux ; elles ont donc beaucoup de mal à prévoir les crises. Il n’empêche que leurs éclairages sont utiles et intéressants dans un monde de plus en plus interdépendant. Ainsi lorsque Schumpeter, un grand défenseur de l’économie libérale, décrit le capitalisme comme une » destruction créatrice « , et se révèle proche de certaines analyses de Marx sur l’origine des crises du capitalisme, il y a matière à réflexion ; lire en particulier les passages sur les périodes de suraccumulation monétaire qui nécessitent des dévalorisations pour que le système vive (baisse boursière, faillite, etc.). Même si c’est souvent a posteriori, ces théories permettent d’analyser les enchaînements de crise et nous obligent à s’interroger sur les fondements d’une société : son rythme d’accumulation global, individuel, sur la rente qui demeure ou pas derrière cette accumulation.
3. Il est abusif de présenter l’économie libérale comme » un package « , où tout doit être pris et accepté en bloc sans examen : le marché des biens ou services, la libre circulation de tous les capitaux, la création monétaire et sa régulation par une autorité dite non politique (qui ne se préoccuperait que des taux d’intérêts et de l’inflation), les règles d’échange (en Bourse ou pas) de biens éminemment complexes et par nature peu liquides que sont les entreprises et les hommes qui les font vivre.
4. Et pourtant, l’économie de marché possède une grande qualité, qui l’a rendue supérieure aux autres : » elle inscrit dans ses principes des notions de liberté économique « .
Toutefois ses propres défenseurs soulignent que cette organisation n’a de fondement et de justification que si l’on exclut les situations de monopole ou de position dominante ; ces mêmes principes sont d’ailleurs contenus dans les textes des lois américaines ou européennes, et sont applicables à tous, aux petits (PME, petits pays), comme aux grands… ! en théorie du moins, car les dominants ont souvent de bonnes raisons pour ne pas se les appliquer à eux. La réalité est donc très loin du principe de ce marché libre et l’on observe des relations de dépendance durable entretenue : le contrôle des richesses minières ou pétrolières d’un pays, par exemple. Aussi, dans un discours libéral, me paraît-il très important de déployer la même énergie à défendre la liberté économique qu’à dénoncer les abus de positions dominantes.
5. L’économie libérale de marché a absolument besoin d’un État…
Si le modèle libéral a des vertus autorégulatrices potentielles propres, son application ne peut se résumer à la liberté » du loup dans la bergerie « , il faut des contre-pouvoirs indépendants et forts qui garantissent l’autonomie des individus et des groupes sociaux. Comme ces contre-pouvoirs ont besoin de moyens pour exister, on arrive à la nécessité d’un État de droit qui garantisse leur existence ; or, l’État est en crise, en France en particulier : il est perçu par la grande majorité de nos concitoyens comme ayant été détourné au profit immédiat de certains : soit par nos dirigeants actuels ou passés qui ont confondu la caisse de l’État avec leur poche, soit aussi par ses propres salariés, dont les comportements parfois uniquement centrés sur la préservation de leurs acquis leur font oublier leur mission.
Comme il n’existe pas de marché autorégulateur pour l’État, ses ressortissants peuvent pratiquer durant de longues années l’abus de position dominante et devenir un boulet à la charge des autres.
L’état doit donc redéfinir ses missions premières… et abandonner les autres.
En économie libérale, à horizon national, l’histoire et l’expérience lui en ont assigné au moins trois :
- faire respecter les règles du jeu économique de marché (concurrence, abus de position), garantir l’existence de contre-pouvoirs, en étant au-dessus des intérêts particuliers,
- s’occuper du long terme qui n’est jamais bien pris en charge par l’homo economicus isolé : recherche fondamentale, infrastructures, moyens de communication, éducation, défense…
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enfin, et ce n’est pas la moindre mission, réguler à l’aide des instruments macroéconomiques adéquats les crises de demande, mais aussi de suraccumulation, qui peuvent bloquer une économie. (Je pense d’ailleurs que la réflexion économique a toujours été faible sur ces thèmes ; en particulier si le développement économique a besoin d’accumulation, la concentration des pouvoirs économiques qui en résulte nécessite sans cesse de renforcer les règles du jeu pour éviter les abus de position dominante et faire fonctionner l’économie de marché.)
6. Une économie mondiale
Toutefois, cette vision sur la nécessité d’un État national, qui inspire encore nos cadres de pensée, devient dépassée : la globalisation, la mondialisation de l’économie avance à marche forcée, et nous ne savons pas la traiter. Ce n’est pas que le phénomène soit neuf, mais cela touche beaucoup plus de monde qui en vit les conséquences tous les jours : nous avons les moyens d’offrir à des coûts imbattables des montagnes de cadeaux à nos enfants, petits-enfants, parce qu’ils sont fabriqués en Chine ! La moindre PME se doit d’examiner ses approvisionnements au niveau européen ou mondial, et son marché est souvent occupé par des entreprises qui viennent de plus en plus loin et raisonnent en considérant la planète comme leur terrain de jeu !
Qui va faire respecter les règles du jeu ? Qui va assurer les contre-pouvoirs aux positions dominantes au niveau mondial ? Qui va réguler la macroéconomie mondiale ? Ces questions sont importantes, concrètes, essentielles à l’avenir de notre communauté planétaire et partagées par beaucoup, comme en témoigne d’ailleurs l’écho suscité par les rencontres altermondialistes.
Les mêmes questions que nous nous posions sur la mission de l’État se posent donc au niveau mondial.
- Les règles du marché : les questions débattues à l’OMC sont cruciales, protection ou pas d’une agriculture locale, subvention aux agriculteurs et dans quelle limite ? Qui édicte le droit et fait respecter les règles ? Suffit-il de déclarer que l’échange doit être ouvert et libre de taxes ? Non, pas plus ici qu’au niveau d’un État, et sans doute encore moins au niveau mondial, du fait des différences de développement et de culture. Il est donc tout à fait compréhensible qu’un groupe social ou un pays cherchent à se protéger si les règles du jeu économiques lui sont défavorables, en particulier si les contre-pouvoirs de cette économie libre n’existent pas, ou qu’il n’y a pas accès !
- Le développement à long terme, appelé aussi développement durable : il suppose des plans » Marshall « , des redistributions, des prélèvements de richesse sur les plus riches au profit d’investissement d’infrastructures pour ceux qui ont moins. Qui ? Et comment ?
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La régulation mondiale : pouvoir d’émission de la monnaie, d’accumulation, de transmission de patrimoine, etc. Le problème ne se limite pas à la prééminence d’un dollar sur l’euro ou le yen, mais à la gestion des crises mondiales. Qui ? Comment ? Chacun sent bien confusément que ceci ne peut être laissé au libre arbitre de l’économie dominante, (cette perception vient du fait que nous sommes cette fois en situation de dominés, dépendants de cette économie dominante) ; cette perception d’injustice est de même nature que celle ressentie par les plus faibles de notre société française qui paient le prix fort des restructurations économiques.
La tentation existe de rejeter l’économique (l’horreur économique ?) et de dénoncer la mondialisation. Mais, si nous en restons au niveau de l’incantation, cela ne sert strictement à rien, parce que notre vie de tous les jours est le produit de ces échanges économiques, de l’accumulation passée et des gains de productivité, fruit de cette division du travail au niveau mondial ; il n’est pas question de dénigrer tout ce que beaucoup d’entre nous ont déjà gagné à ce jeu mondial. Nous ne pouvons pas oublier les siècles d’effort pour atteindre ce niveau de développement et nous le devons aux générations précédentes (et pas seulement ceux qui nous lèguent un patrimoine de biens).
Sans rejeter le progrès des forces productives, nous ressentons le besoin de cadres, de règles…
C) L’économie, c’est du politique !
Construire des cadres et des règles du jeu, au niveau mondial, est une tâche gigantesque et difficile ; il y faudra encore des générations, et l’histoire nous réserve sans doute bien des surprises ; il n’est pas question d’être naïf, en faisant abstraction des rapports de force actuels ; mais c’est bien le cœur du problème posé : l’économie est faite de rapports de force, de pouvoirs, de dominations.
Le modèle libéral ne sera donc jamais une réponse apolitique à ces questions. L’économie libérale est au mieux un mode d’échanges, efficace, décentralisé, parfois équitable et même pacificateur (mais pas nécessairement) et c’est déjà pas mal ! Ne lui en demandons pas plus !
L’idéologie libérale, quant à elle, ne se justifie que s’il existe des contre-pouvoirs, des autorités régulatrices, des choix de priorités, (et j’ajoute, car c’est ma conviction, des règles du jeu sur l’accumulation et la rente). Ces règles du jeu sont en permanence à construire, au niveau local, national ou mondial. C’est tout l’intérêt…, et la difficulté du débat politique !
Je crois donc qu’il est toujours sain de s’interroger régulièrement pour qui ou pour quoi nous roulons !