Thalès, entreprise citoyenne en Australie
En novembre 1993, il y a juste dix ans, je me trouvais à Canberra, avec notre équipe, devant une entreprise difficile, pour gagner un très important projet, relatif à la rénovation du système de contrôle du trafic aérien de ce continent (qui représente 11 % de la surface du globe…).
Deux ans auparavant, nous avions été sélectionnés pour ce projet, mais un puissant concurrent (américain !) avait contesté la procédure d’acquisition, nous entraînant dans un pénible processus politico-juridique, avec une forte emphase médiatique, comme il est fréquent en Australie.
La Commission d’enquête parlementaire désignée sur ce litige avait reconnu le caractère irréprochable de notre approche, mais nous devions reconstruire notre image, exprimer positivement la vision de notre présence en Australie.
Certes, notre entreprise Thomson-CSF disposait de bons antécédents, en tant que fournisseurs de radars ; surtout, nous avions dès 1986 constitué une société locale pour intégrer des systèmes de sonars destinés aux nouveaux sous-marins de la classe Collins. Cet investissement nous avait valu de gagner ensuite des contrats significatifs dans le domaine naval, en 1990, et en 1994, dans un contexte de compétition traditionnellement très vive ; les compétences techniques locales que nous avions rassemblées s’imposaient de manière croissante.
Méditant sur cette expérience, nous nous efforcions de répondre à trois préoccupations très présentes chez les décideurs du Commonwealth :
- les grands programmes d’investissement australiens, qu’il s’agisse de défense ou d’infrastructures diverses, motivaient les entreprises américaines et européennes, mais ne généraient pas de retombées locales, au-delà des traditionnelles sous-traitances de faible intérêt technologique ;
- les entreprises petites et moyennes australiennes, dans ces domaines techniques précisément, faisaient preuve de compétence et d’innovation, mais peinaient à gagner une part de marché sur les marchés de référence, trop éloignés, d’Amérique et d’Europe ;
- l’expansion commerciale naturelle de l’Australie devait se confirmer sur la zone Asie-Pacifique en pleine expansion ; mais la faiblesse de la structure industrielle australienne ne lui donne vocation, ni à concurrencer l’offre des pays occidentaux pour les systèmes complexes, ni à concurrencer l’offre des pays asiatiques pour les composants et équipements à très bas coûts.
Répondant à ces préoccupations, nous avons élaboré une réponse, elle-même fondée sur trois engagements :
- nous n’allions pas exporter depuis l’Europe le futur système de Contrôle du trafic aérien, mais le développer sur place, à Melbourne, en créant une société d’une centaine d’ingénieurs, reliés à l’Europe par un laboratoire » virtuel » (un premier exemple de collaboration intensive via Internet) ;
- nous n’allions pas établir un » chantier provisoire » (pour trois ou quatre ans, la durée de développement de ce système) mais instituer notre base australienne avec une double mission pérenne (a sustainable industrial basis ) : promouvoir les solutions de notre groupe dans toute l’Asie-Pacifique (nous avons établi à cette occasion une holding, Thomson-CSF Pacific Holding, avec le concours d’éminents directeurs australiens) ; constituer un centre d’excellence technique pour un ensemble d’applications nouvelles expérimentées en Australie (par exemple, la navigation des avions pour les vols transocéaniques, hors de portée des radars).
- enfin, nous nous engagions à sous-traiter le maximum de prestations aux entreprises locales dans les domaines techniques identifiés.
Préparant la présentation de notre offre, fondée sur ces concepts, nous cherchions un titre, une devise, concrétisant cette ambition. Notre conseiller, spécialiste des relations publiques (en abrégé » a P.R. « , très important en Australie !) me suggéra le terme de stratégie » multidomestique « .
Cette approche fut un succès, et le terme » multidomestique » fit florès, et s’inscrit aujourd’hui comme un des principes stratégiques majeurs de notre groupe, aujourd’hui dénommé Thalès.
Nous sommes implantés industriellement dans 17 pays, dans des circonstances et selon des configurations différentes, mais, partout, s’exprime la volonté de maintenir des capacités techniques proches de nos clients, gérées strictement dans le respect des politiques locales (ce qui est important dans des domaines de souveraineté, tels que la Défense), et assurées d’une pérennité grâce au fonctionnement du réseau technique et commercial du groupe.
En Australie, nous avons tenu nos engagements. Pour s’en tenir au domaine du contrôle du trafic aérien, nous avons réalisé, en temps et en heure, l’important projet de rénovation des infrastructures, jugé indispensable pour les jeux Olympiques de Sydney ; surtout, avec le support des autorités australiennes, nous avons gagné avec notre équipe locale, grâce à la qualité de cette référence exceptionnelle, un important contrat en Chine continentale en 2001, illustrant l’ambition d’origine, qu’une capacité technique, projetée en Australie, pouvait apporter le bénéfice d’une seconde projection, essentielle, dans la région.
Portés par ces succès, nous nous sommes déclarés candidats à l’acquisition de l’industrie australienne de Défense, encore détenue par l’État et proposée à la privatisation, en 2000.
Nous avons acquis cette société (Australian Defence Industries) en partenariat 50–50 avec la société australienne Transfield.
Présence de Thalès en Australie
Cet investissement, joint aux précédentes initiatives conduites en Australie, positionne désormais Thalès comme le principal acteur australien dans nos domaines d’activité (Défense-Sécurité), et l’Australie comme une des principales entités de notre groupe parmi nos implantations » multidomestiques « .
Cette expérience développée depuis vingt ans s’est avérée extrêmement riche ; les échanges d’ingénieurs, de dirigeants, entre nos entités australienne, française, anglaise, néerlandaise, américaine ou canadienne sont fréquents et faciles ; nombre de nos » expatriés » européens en Australie ont d’ailleurs adopté la double nationalité ; beaucoup de nos collègues australiens conduisent des carrières très positives en Europe.
Cette success story rejoint les témoignages de nombreuses entreprises françaises qui ont développé leurs activités en Australie de manière très satisfaisante, avec le support d’un gouvernement généralement très accueillant et pragmatique (je me souviens de la période critique des derniers essais nucléaires français dans la région, au cours de laquelle le dialogue resta sûr et sincère sur les sujets d’intérêts économiques et stratégiques communs).
Le Commonwealth encourage de manière efficace, et subventionne, le développement des nouvelles technologies ; la formation des ingénieurs, les méthodes de collaboration avec les universités et les centres publics de recherche sont alignés sur les meilleurs standards ; le coût de revient, dans nos activités techniques, est significativement inférieur aux coûts enregistrés en Europe et aux USA.
Certes, toute belle histoire comporte des aléas. Dans le domaine de la défense et de la sécurité, où nous opérons, nous subissons depuis mi-2002 les conséquences des débats politiques opposant l’Australie, associée aux USA, et la » vieille Europe » représentée par la France.
Dans un amalgame flou, invoqué par certains fonctionnaires, tout ce qui est » français » deviendrait suspect, en matière de sécurité.
Notre groupe qui se pose aussi bien en » citoyen » australien qu’américain, anglais, canadien, néerlandais, allemand, ou norvégien (parmi d’autres…) est bien convaincu que nous saurons préserver, en Australie, le climat de confiance, et les formes de coopération qui ont fait leur preuve pour le plus grand bénéfice de ce pays, où nous avons inauguré cette approche » multidomestique « , il y a dix ans.
Pour preuve de notre conviction et de notre engagement, nous nous sommes fixé pour objectif cette année d’établir en Australie un centre de recherche du groupe, à l’instar de ce que nous venons d’établir à Singapour.
Réalistes pour le court terme, ambitieux pour le long terme, nous ne pouvons qu’inciter les grandes entreprises françaises à nous suivre sur cette aventure australienne, qui suscite chez nos cadres et dirigeants confiance et enthousiasme, avec un grand respect pour la qualité de cette démocratie, la transparence de ses pratiques, la qualité des professionnels rencontrés, et l’excellente convergence culturelle entre nos sociétés.
Notre groupe a investi en Australie pour le long terme, avec la conviction que ce continent saura gérer avec intelligence et équilibre sa position de carrefour entre l’Amérique, l’Europe et l’Asie.