Délégué de la promo 30
Dans beaucoup de grandes écoles, ce sont les majors de promotion qui s’occupent des relations avec le commandant de l’école, comme avec l’extérieur. À l’X, le major – les majors puisqu’il y a deux promotions présentes – sont parfois consultés par le Géné ou le Colo commandant en second ou le directeur des études. Mais, son rôle est infime par rapport à celui des caissiers. Ceux-ci sont vraiment les gardiens élus de l’âme d’une promotion.
De mon temps, il y avait, dans chaque promo, deux caissiers, dits » la grosse Kès » et » la petite Kès » ; ce duo constituait » la Kès « , qui siégeait dans un local – » binet » dans notre argot – situé près de nos salles d’études.
Mais, voyons d’abord comment étaient désignés les caissiers. Au printemps de chaque année se déroulait » la campagne de Kès » : chaque tandem de candidats de la promo alors en première année (deux, comme sur un tandem) rivalisait avec les autres candidats, directement ou par l’intermédiaire de ses partisans, pour montrer sa supériorité. Il n’était pas rare qu’un tandem fasse venir un après-midi quelques dromadaires pour offrir des montures inédites, dans la cour de l’École, ou, telle ou telle vedette du rire ou de la chanson, pour distraire les électeurs, en même temps que leurs anciens qui n’étaient plus concernés.
Passons au système électoral. Les candidats se présentaient par tandems. Mais, les électeurs pouvaient, dans leur vote, choisir deux candidats, sans qu’il soit obligatoire de les prendre dans le même tandem. Étaient alors élus : » grosse Kès » celui qui avait obtenu le plus de voix, » petite Kès » le suivant. Dans ma promotion, deux tandems étaient en compétition : BTL, c’est-à-dire BOURDOS-LEGENDRE, tandem dont j’avais dirigé la campagne électorale, et PTV, c’est-à-dire PORTALIS-VAN DEN PERRE. Ce dernier fut élu grosse Kès et LEGENDRE petite Kès.
Une fois élus, les nouveaux caissiers rejoignaient les caissiers de la promo précédente pour s’initier à leurs fonctions. Ils pouvaient sortir de l’École quand bon leur semblait ; ils avaient, en effet, à exercer, à l’extérieur, des fonctions représentatives de notre collectivité.
Parmi ces fonctions, je me souviens qu’ils s’occupaient de venir en aide aux gens pauvres du quartier de Paris qui nous entourait. Ils envoyaient ceux de leurs camarades, volontaires évidemment, le mercredi après-midi, jour de sortie, visiter telle ou telle famille nécessiteuse, par exemple, dans la rue Mouffetard ou dans la rue du Cardinal Lemoine, enquêter sur les besoins puis porter les secours en espèces ou en nature (vivres, médicaments, etc.). Je me souviens avoir souvent participé à de telles démarches dont on peut imaginer les répercussions qu’elles avaient sur notre popularité dans tout le quartier.
Les caissiers n’avaient pas le temps d’assister aux cours ni d’étudier les feuilles qui en contenaient l’essentiel. Ils devaient cependant, pour le classement de sortie, passer les colles et faire » les compals « . Pour les colles, cela se passait à l’amiable : les colleurs, prévenus, leurs mettaient une note moyenne sans se montrer trop curieux de leur connaissance des sujets. Pour les compositions, deux de leurs camarades venaient, à la fin de l’épreuve (on admettait que les caissiers remettent leurs copies avec un peu de retard) leur dicter une solution résumée. La grosse Kès, VAN DEN PERRE, écrivait ce que lui dictait le major, DESROUSSEAUX. Moins chanceux, LEGENDRE, la petite Kès, écrivait fidèlement ce que je lui indiquais. Faut-il vous avouer que, dans toutes les » compals « , VAN DEN PERRE eut des notes supérieures à celles de LEGENDRE ? Je m’y attendais… Après cette » séance de dictée « , DESROUSSEAUX et moi allions déjeuner avec les deux caissiers dans une petite salle à manger qui leur était réservée, où l’on nous servait un menu nettement amélioré. Je pensais que je l’avais bien mérité !
J’ai dit plus haut – et cette formule me semble conforme à la réalité – que les caissiers étaient les gardiens élus de l’âme d’une promotion. Une âme ne meurt pas et il résultait de l’élection de nos caissiers qu’ils devaient s’occuper de leur promotion pendant toute leur vie.
Ce fut vrai pour mon ami LEGENDRE qui se montra, jusqu’au terrible accident d’automobile qui lui coûta la vie en juillet 1973, un remarquable caissier.
Il avait créé une caisse de secours de la promo qui, indépendante de la Caisse de secours des anciens X et s’y ajoutant, venait en aide, dans la plus grande discrétion, aux camarades en difficulté ou aux veuves dont les moyens financiers étaient un peu faibles pour élever leurs enfants. Pour gérer cette caisse, dont il collectait les fonds dans toute la promo, il s’était entouré d’un comité de 3 ou 4 camarades, qui se réunissait périodiquement chez lui. D’autre part, il réunissait la promotion chaque année – c’est le rôle minimum des caissiers – pour un repas amical, nous convoquant à la Maison des X, rue de Poitiers, à Paris, par l’intermédiaire de La Jaune et la Rouge.
Pendant les quelques années qui suivirent la mort de LEGENDRE, il n’y eut plus de vie de promotion. Puis, quelques camarades convoquèrent à la Maison des X, pour des cocktails, ceux d’entre nous qui habitaient la région parisienne.
Dans les années 80, je me suis dit que cette situation ne pouvait durer, et je me suis obstiné à organiser un déjeuner annuel à la Maison des X. L’AX me fournissait toutes les adresses de mes camarades.
Mes efforts furent assez vite couronnés de succès, et je fus très heureux de sentir que ma promotion était en train de retrouver » une âme « . Je fus aidé par HUBLOT et par EHRHARD.
J’appris alors que, sur l’ancien emplacement de notre École, maintenant transférée à Palaiseau, étaient regroupés les services ministériels concernant les Universités et la Recherche, et que, pour les besoins du personnel de ces services, avait été créé un restaurant administratif, situé au premier sous-sol de notre Pavillon Joffre, c’est-à-dire à l’emplacement même de notre » magnan » d’autrefois. J’ai pris contact avec son gérant et, depuis une dizaine d’années, les Magnans de la promo 30 se tiennent donc chaque année sur la Montagne-Sainte-Geneviève, à l’emplacement où nous prenions nos repas quand nous avions 20 ans.
C’est en 1994 que je suis devenu officiellement délégué de promo. Cette année-là eurent lieu à Palaiseau les fêtes du bicentenaire de l’École polytechnique. Le Comité d’organisation remarqua, paraît-il, que de nombreuses questions émanant de la promo 30 venaient toujours de moi, ce qui était normal, mes camarades et les veuves de mes camarades disparus ayant pris l’habitude de s’adresser à moi. Ce Comité incita donc le secrétaire général de l’A.X. à m’inscrire dans les pages bleues de l’annuaire parmi ceux que l’on appelle les Y, à la rubrique A‑IV- Caissiers et délégués de promotion. Beaucoup de mes camarades l’ayant remarqué, m’écrivirent ou me téléphonèrent qu’ils trouvaient cela très bien, ce qui m’a incité à continuer, donc à accepter ce titre.
Je me suis consacré de plus belle à cette fonction, d’abord avec l’aide du ménage HUBLOT ; puis, mon camarade MULTRIER m’offrit son aide.
Nous sommes ainsi trois à assumer cette agréable charge, trois qui s’entendent on ne peut mieux. Nous formons le » trio des organisateurs « .
Avec un minimum d’organisation, j’ai peu à peu apporté certaines améliorations au déroulement de nos réunions. J’ai, en particulier, créé Les nouvelles de la promo. Dans la lettre de convocation adressée à mes camarades vivants et aux veuves dont je connais les adresses, je demande à chacun, qu’il vienne ou qu’il s’excuse, de me donner quelques nouvelles le concernant (santé, événements familiaux…). Dans l’intervalle de temps séparant la date limite des réponses et la date du magnan, je rédige sur 3 ou 4 pages un résumé de ces nouvelles. Ces pages sont distribuées aux présents dès la fin du magnan et, c’est le plus important, envoyées quelques jours après aux excusés. Cette innovation a eu d’emblée beaucoup de succès. Elle a provoqué beaucoup de correspondances entre camarades, des coups de téléphone entre les uns et les autres, et j’ai été heureux de constater qu’elle soudait vraiment la promotion. La tradition des Nouvelles de la promo sera respectée tant que je pourrai m’y consacrer.
En 1998, mon camarade GARDET, le musicien de la promo, a apporté le violon dont il jouait en 1930 et a ravi nos oreilles. Je ne désespère pas qu’il recommence, apportant, cette fois, son alto.
Mon camarade MULTRIER eut, il y a quelques années, l’idée de faire écrire par chacun de nous le récit de sa jeunesse, de sa carrière, de sa retraite. J’ai immédiatement accueilli chaleureusement cette idée et, grâce à MULTRIER, fut ainsi lancée l’opération Vies et carrières d’X 30.
Je vais, afin de vous montrer ce que peuvent faire l’action d’un caissier et la solidarité d’une promotion, vous raconter une histoire concernant mon camarade iranien Riahi TAGHI.
Il y avait, dans notre promotion, sept élèves étrangers dont je tiens à souligner qu’ils avaient subi les épreuves du même concours d’admission que nous et qu’ils devaient, pour être admis, avoir acquis plus de points que le dernier d’entre nous.
Parmi ces étrangers, il y avait trois Iraniens et, parmi eux, Riahi, celui dont je vais vous parler.
Né à Ispahan, y ayant appris le français… et les maths, il était venu en France à 17 ans et avait été élève de taupe au lycée Louis-le-Grand. Admis à l’X en 1930, il s’intégra très vite à la promotion. À la sortie, se destinant à la carrière militaire, il fut, avec nous, élève à l’école d’application d’artillerie de Fontainebleau. Il repartit ensuite vers son pays où une brillante carrière fit de lui un général qui, en 1953, avait sous ses ordres la garnison de Téhéran.
Une démonstration massive de la population de cette capitale l’amena, sur l’ordre du Shah, à faire sortir les chars pour dissuader les manifestants. Cela ne suffisant pas, le Shah ordonna de faire tirer sur la foule. Bien que sachant ce qu’il risquait, Riahi refusa. Il fut alors arrêté puis jugé, en même temps que le Premier ministre Mossadegh qui avait approuvé sa décision.
Il encourait évidemment la peine capitale et tel fut d’ailleurs le premier jugement du tribunal. Avant même que celui-ci fût prononcé, notre caissier Pierre LEGENDRE l’apprit et réagit sans tarder. Il écrivit au Shah une lettre lui demandant, au nom de la promo, de se montrer clément. Cette lettre contenait une très belle phrase qui m’aurait décidé (si j’avais été Shah !) : Notre camarade Riahi TAGHI nous a révélé les grandeurs d’une patrie qu’il aimait profondément et qu’il a su nous faire aimer.
Cette supplique, accompagnée d’une lettre du général MAURIN, ancien ministre de la Guerre et président de l’Amicale des anciens élèves de l’X, obtint l’effet souhaité : la peine capitale fut commuée par le Shah en trois années d’emprisonnement.
Ce succès de la camaraderie polytechnicienne n’est-il pas merveilleux ? Après sa libération, Riahi monta à Téhéran une société qui travaillait en liaison avec l’Institut Géographique National français et s’entoura d’ingénieurs ayant étudié en France.
Sa femme, une Française originaire de Lyon, vint quelquefois à notre réunion annuelle puis, m’envoya quelques documents qu’elle souhaitait voir passer à la postérité.