La simplification du langage administratif
Vieux et vaste problème… La communication écrite entre l’ensemble étatique et l’ensemble des personnes à qui elle s’adresse semble n’avoir jamais été vraiment satisfaisante, nulle part.
La tentative la plus spectaculaire jamais menée en France pour tenter de résoudre ce problème remonte à François Ier. Au moment où la Réforme met la Bible en français à la portée des laïcs, les conseillers de François Ier prennent conscience que la langue de l’Église catholique, le latin, que ne comprend qu’une part très restreinte des sujets du roi, ne peut demeurer la langue de l’État et les conduit à prendre, en août 1539, la fameuse » Ordonnance générale en matière de justice et de police « , dite de Villers-Cotterêts. Destinée à » pourvoir au bien de sa justice, abbreviation des procès et soulaigement de ses subjectz « , elle décide que les arrêts soient dorénavant » faictz et escritz si clerement qu’il n’y ayt ne puisse avoir aucune ambiguïté ou incertitude, ne lieu a en demander interpretacion » et, à cette fin, qu’ils soient » prononcez, enregistrez et delivrez aux parties en langaige maternel françois et non autrement. »
On observera que l’Ordonnance n’instaure pas comme langue administrative la langue du roi, mais celle (ou celles) de ses sujets. On discute encore si l’expression » langaige maternel françois » visait l’ensemble des langues maternelles de France ou le seul français.
En effet, selon l’enquête de l’abbé Grégoire, deux siècles et demi plus tard, en 1793, un tiers seulement des Français parlaient le français : sous François Ier, le pourcentage des francophones maternels était, évidemment, encore bien moindre.
En pays de langue d’oc, l’ordonnance de Villers-Cotterêts a parfois été interprétée en faveur des parlers locaux, mais la domination croissante de l’écriture en français, dans la littérature notamment, allait rapidement imposer le français, en lieu et place des » langaiges maternels » des Français, parce que la transmission maternelle du langage est orale et que l’Ordonnance ne s’appliquait qu’à l’écrit.
Ainsi, François Ier a instauré le français comme langue de l’État à la place du latin, mais, de ce fait même, les textes juridico-administratifs sont restés incompréhensibles à la plupart de ses sujets. Du moins la préoccupation royale proclamée était-elle démocratique et la République l’a-t-elle prolongée, à sa manière, en se donnant pour objectif de faire du français la langue maternelle de tous les citoyens. Pourtant il ne suffisait pas de quitter le latin pour passer à la langue commune des francophones de France : déjà Michel de Montaigne se plaignait, quelques décennies plus tard seulement, de ne rien comprendre à la langue des notaires… Et aujourd’hui, le langage de l’administration de la République est, pour une grande partie des Français, une sorte de nouveau latin et pose de graves problèmes d’interprétation même aux spécialistes : testant moi-même les membres d’un cabinet ministériel, tous issus des grandes écoles, j’ai constaté que pas un seul ne pouvait sans incertitude remplir un des formulaires les plus répandus, et je n’y réussissais pas davantage.
Cette situation n’est en rien particulière à la France, et la plupart des États européens, confrontés au même problème, tentent eux aussi de simplifier le langage de l’administration. Au Royaume-Uni, l’action est partie, il y a un quart de siècle, de la société civile : l’Association Plain English Campaign s’est fait connaître en réclamant au ministère de la Santé les millions de livres correspondant aux sommes non versées du fait de l’obscurité des formulaires de demande d’aide… En Suède, à la même époque, le travail de simplification a été initié par le Parlement. En Italie, depuis une dizaine d’années, divers outils, imprimés et informatiques, ont été préparés par des linguistes à l’attention des fonctionnaires.
En France, régulièrement les Premiers ministres ont déploré l’état des choses, mais la simplification était renvoyée au bon vouloir des agents. En 2001, après la publication du rapport L’Observatoire de la pauvreté et de l’exclusion sociale, qui constatait qu’environ quinze pour cent des aides sociales ne sont pas demandées par ceux qui y auraient droit – qui préfèrent y renoncer plutôt que d’affronter l’hermétisme des dossiers et formulaires -, le ministre de la Fonction publique et de la Réforme de l’État, Michel Sapin, créait le Comité d’orientation pour la simplification du langage administratif (COSLA) dont il assumait ès qualités, avec le ministre de la Culture, la présidence, le chargeant » de proposer au gouvernement des mesures concrètes pour améliorer la qualité du langage courant de l’administration « .
En charge du dossier de mai 2002 à mars 2004, Henri Plagnol, secrétaire d’État chargé de la Réforme administrative, assura une vraie continuité de l’État en s’engageant personnellement dans la voie tracée par son prédécesseur, faisant sienne l’affirmation que c’est à l’administration de s’adapter à l’usager et non à l’usager de s’adapter à l’administration, quoique le langage et l’attitude de cette dernière laissent souvent à penser le contraire.
Le COSLA s’est donc mis au travail, avec l’aide constante et efficace de la Commission pour la simplification administrative (COSA), puis, à partir de 2003, de la Délégation aux usagers et à la simplification administrative (DUSA).
Nous avons choisi d’avancer dans deux directions principales, en prenant en charge à la fois la question des dossiers et formulaires administratifs et celle des courriers administratifs, deux domaines qui sont les seuls lieux véritables d’échanges linguistiques entre l’État et l’usager (terme peu satisfaisant mais qu’il n’était pas dans les responsabilités du COSLA de remplacer) : les formulaires administratifs sont de ce point de vue exemplaires, où la langue de l’État, imprimée, officielle, légitime, s’entrecroise sur le papier avec l’écriture manuscrite, hésitante, humiliée de l’usager malheureux, incertain de ce qu’on lui demande.
Le problème dépasse de loin la question de l’étrangeté du vocabulaire et des formes syntaxiques employés par l’administration. Certes, on trouve couramment dans ses textes des emplois qu’ignore le dictionnaire. Par exemple, » renseigner » pour » remplir » : » veuillez renseigner le tableau ci-contre « , ou encore, comme on trouvait jusqu’en 2002 dans la demande de carte d’identité nationale, » la taille est renseignée par le service émetteur « , formule à la fois incompréhensible pour le commun des mortels (dont les personnels des guichets des mairies) et empiriquement fausse, car il n’y a plus de toise dans les » services émetteurs « .
On y rencontre aussi, bien sûr, des milliers de mots ou expressions linguistiquement corrects mais n’appartenant pas au français courant : » veuillez prendre l’attache de « , » revenu fiscal de référence « , » surface hors œuvre bâtie « , » bonus de communauté « , » denier « , ou encore la distinction entre » ressources » et » revenus « , bref tout ce qui constitue le langage de l’administration en langue savante, dont l’emploi est légitime à l’intérieur de l’administration mais non dans ses rapports avec les usagers. Car on parle trop vite de » jargon » à propos de ce langage. C’est plutôt une » langue de spécialité « , comme il y en a dans tous les domaines d’exercice fermé du langage : les linguistes ont leur » langue » tout comme les philosophes ou les informaticiens, ou les aviateurs. Rien de répréhensible à cela, rien à simplifier.
Mais l’administration ne sait pas quitter sa langue propre quand elle se tourne vers le public. Au contraire, tout laisse croire que les rédacteurs administratifs, loin de s’exprimer comme ils font dans la vie courante, quand ils s’adressent à tous les Français (comme pour la carte d’identité) semblent se draper dans leur identité administrative, leur différence, leur distinction. Aux usagers de se débrouiller pour comprendre ! » Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » est une règle de langage qui n’avait pas souvent cours en 2001 dans l’administration française, à en juger par les formulaires nationaux et les milliers de lettres que nous avons étudiés.
Car, au-delà de l’emploi de mots, expressions et tournures savants, figés ou archaïques, ce qui est en cause c’est une posture, une attitude de l’administration qui paraît toujours soucieuse de faire entendre au simple citoyen que, contrairement au principe républicain, le souverain, ce n’est pas le peuple, c’est elle. L’administration utilise, à dessein, un langage qui intimide, qui tient à distance. Elle le fait en toute bonne foi, parce qu’elle croit représenter, ce faisant, l’intérêt général face aux intérêts particuliers. Elle se trompe : quand elle s’adresse aux usagers de manière à ne pas être comprise, ou sans souci d’être comprise, elle n’est dépositaire que d’un intérêt particulier : le sien, celui de conserver un pouvoir sans contrôle extérieur.
Dans une enquête préalable au début de nos travaux, la Sofres a testé auprès du grand public un certain nombre de formulaires de très grande diffusion (carte d’identité, RMI, demande de retraite, etc.).
La réaction la plus générale, dans les milieux les plus divers, devant un de ces formulaires les plus courants est toujours d’abord l’anxiété : le langage administratif est anxiogène, il a pour résultat, sinon pour objectif, d’inquiéter celui à qui il s’adresse.
Pour les usagers les plus démunis face à l’administration, ceux qui pensent qu’ils ne seront jamais » en règle « , qu’ils n’auront jamais » les bons papiers « , qu’ils ne rempliront jamais » la bonne case « , l’angoisse est telle qu’elle surgit là où on ne l’attendrait pas : ainsi, après avoir réécrit entièrement la demande de RMI nous l’avons fait tester auprès d’usagers de trois grands organismes d’aide aux personnes en difficulté : Emmaüs, le Secours populaire français, le Secours catholique. Les réponses ont toutes mis en cause une des rares phrases qui nous paraissait ne devoir poser aucun problème : » Merci de bien remplir ce formulaire en noir, en lettres majuscules et avec les accents. » Pour les usagers consultés, cette phrase, en haut de la page, était insupportable, insinuant immédiatement qu’ils pourraient » remplir mal » le formulaire, ce qui les décourageait d’essayer…
Il s’agit donc d’autre chose que de simplifier, au sens où on passerait du complexe au simple. Il s’agit d’un changement radical du type de relation établi, d’une sorte de conversion. Pragmatiquement, le but est de passer d’une relation de langage relevant de l’interrogatoire autoritaire et infériorisant à une conversation égalitaire entre les agents de l’État et le public auquel ils s’adressent. C’est l’intérêt de la démocratie et du citoyen mais c’est aussi celui de l’administration car les dossiers mal remplis sont une source importante de temps perdu, de travail inutile et de dépenses absurdes.
L’exemple symbolique le plus illustratif de ce renversement positif du comportement de l’administration pourrait se trouver dans les courriers concernant ce que l’administration nomme les » trop perçus » et qui sont en réalité des trop versés. Généralement le bénéficiaire d’une générosité involontaire d’un service administratif finit par recevoir un courrier du type : » Vous avez reçu à tort au titre du RMI une somme de x euros. Vous devez donc les rembourser au plus tard le… » Le COSLA aurait atteint son but si, comme nous l’avons proposé, le courrier reçu dans ce cas relevait désormais du type : » Nous vous avons versé par erreur, au titre du RMI, la somme de x euros. Nous vous prions de nous en excuser et de bien vouloir prendre contact avec nous pour envisager ensemble vos possibilités de remboursement de cette somme. » Ce qui est » simplifié « , en l’occurrence, ce n’est pas le langage au sens étroit, mais les formes mêmes de la coopération entre deux sujets parlants pour établir un échange langagier conforme au respect mutuel : la relation, de compliquée et retorse, est devenue simple et directe. Elle n’est plus génératrice d’anxiété et d’insécurité, mais de liberté, d’égalité et de fraternité… si l’on ose encore employer sans crainte de faire sourire la devise inscrite dans l’article deuxième de la constitution de la République.
Parmi les formulaires nationaux, au nombre d’environ 1 500, dûment homologués par la COSA ou la DUSA, le COSLA s’est donné pour objectif de réécrire directement les cent les plus distribués (dont tous ceux qui dépassent le million d’exemplaires annuels). Nous en avons à ce jour réécrit un tiers et espérons atteindre la moitié à la fin de l’année.
À terme, nous aurons fixé une sorte de méthode dont les diverses administrations concernées pourront se servir pour leurs nouveaux formulaires et dont la DUSA pourra se réclamer lors du processus d’homologation. Nous avons notamment reformulé, ou sommes en train d’achever la reformulation des demandes de carte d’identité nationale et de passeport (un seul formulaire pour les deux documents désormais), de RMI, de CMU, de retraite, de bourses des lycées et collèges, d’aide juridictionnelle, de permis de construire, la déclaration de succession, la DADS (Déclaration annuelle des données sociales), l’ensemble des formulaires de la Caisse nationale d’allocations familiales, l’ensemble des feuilles de maladie (encore cinq cents millions d’exemplaires annuels malgré le développement rapide de la carte vitale) et cetera.
Dans ce travail, l’originalité du COSLA aura sans doute été d’associer, à toutes les étapes du travail, à la fois des représentants des administrations rédactrices, des experts de la langue et des représentants des usagers concernés (qui diffèrent selon les cas : CMU versus permis de construire). Ce qui nous a amenés à prendre position sur la variété de langue française que nous devions utiliser ou préconiser. Après beaucoup de réflexion, il nous a paru légitime d’exiger de l’État que, dans sa relation écrite avec les citoyens, il utilise la variété de langue commune qu’il enseigne dans les classes de français de l’enseignement secondaire, qui est aussi celle de la grande presse et des médias.
Cette variété de langue est d’un niveau élevé (elle relève du style surveillé et non pas du style relâché), mais échappe à la spécialisation : il s’agit du français commun général (ou scolaire). Mais nous avons travaillé » à droit constant « , comme on dit en français administratif. Ce qui implique, dans bien des formulaires, l’emploi inévitable de mots ou expressions étrangers à la langue commune générale mais juridiquement nécessaires.
Dans ces cas, nous avons établi dans la notice des formulaires un lexique où ces termes sont définis et expliqués ; c’est le cas, par exemple pour l’aide juridictionnelle, ou la déclaration de succession (lexique de 80 mots). Il s’ensuit que nous récusons à bon droit tout soupçon éventuel d’appauvrissement du langage administratif : non seulement toute la richesse de son vocabulaire est conservée dans l’usage interne à l’administration (production considérable), mais encore, dans les emplois à l’adresse des usagers ordinaires, nous avons préservé toutes les précisions linguistiques présentes dans les formulations antérieures, tout en les rendant accessibles à tous.
Quant au courrier administratif, lettres personnalisées envoyées individuellement aux usagers, nous avons construit trois outils d’aide aux rédacteurs.
D’abord un Guide d’aide à la rédaction administrative, réalisé (sous forme imprimée et numérique), sous l’autorité du COSLA, par le Centre de linguistique appliquée de l’université de Besançon sous la direction de Blandine Rui-Souchon. Ce guide, fondé sur l’analyse d’un important corpus de lettres réelles, propose une analyse des problèmes et une série de règles simples pour les résoudre, en insistant particulièrement sur la structuration de la » conversation » avec l’usager.
Ensuite, nous avons confié aux Dictionnaires Le Robert la réalisation, sous la direction de Dominique Le Fur, d’un Lexique administratif, fondé sur l’analyse de plus de cinq mille lettres différentes envoyées par l’administration, qui propose aux rédacteurs, pour chaque mot (ou emploi) n’appartenant pas à la langue commune générale, soit le recours à un synonyme, soit le maintien du mot mais en l’accompagnant d’une périphrase explicative.
Ce Lexique en est à sa seconde phase de réalisation et, dans la version diffusée en mars 2004, comporte déjà 3 500 termes et devrait en comporter environ 5 000 dans sa version finale, prévue pour octobre 2004.
Enfin, nous avons demandé à Vivendi Universal Education France, en la personne de Didier Larrive, de réaliser un logiciel d’aide à la rédaction administrative (LARA), qui, installé sur un traitement de texte, permet au rédacteur, alerté par LARA comme il peut l’être par un correcteur orthographique, de recourir ou non aux suggestions du Lexique ou du Guide (ces outils sont accessibles sur le site www.fonction-publique.gouv.fr).
Le COSLA a été nommé le 3 juillet 2001, pour trois ans. Il arrive donc au terme de son mandat. Il a eu le bonheur de ne pas connaître le destin des » Comités Théodules « , que déplorait le fondateur de la Ve République, mais, efficacement soutenu par ses ministres de tutelle, d’avoir pu tracer un sillon d’innovation dans le champ inépuisable de la complexité du langage de l’administration.
À dire vrai, pour aller plus loin, il faudrait pouvoir se situer en amont et effectuer, comme c’est, par exemple, le cas dans la Confédération helvétique, un travail de simplification dès l’élaboration des projets de loi et des décrets d’application, dont, sinon, l’obscurité dévale ensuite sur les formulaires ou courriers. Et s’attaquer au massif redoutable de la langue de la justice, comme a commencé à faire le gouvernement du Royaume-Uni. Ce qui supposerait, non pas un comité de bénévoles, mais des organismes dotés de personnels spécialisés et de moyens. Reste que la voie, désormais, est ouverte.