La maîtrise de l’énergie, la priorité énergétique du siècle
Par deux fois, ces deux derniers siècles, l’humanité s’est prise à rêver : enfin l’approvisionnement en énergie n’allait plus brider le développement des peuples.
D’abord, avec la révolution industrielle, la valorisation des ressources fossiles avec la machine à vapeur repoussait la contrainte de la rareté, car jusqu’alors le bois avait constitué la ressource de base. Mais guère plus d’un siècle après le début de leur exploitation, l’Europe a déjà épuisé ses ressources en charbon, en pétrole et en gaz. Les exercices de prospective mettent aujourd’hui en évidence un déclin progressif des ressources mondiales en hydrocarbures. Depuis trente ans déjà, les découvertes annuelles de pétrole sont inférieures à la consommation. Dès lors, on s’attend à une décroissance de la consommation pétrolière dans une à trois décennies (les experts hésitent), puis épuisement progressif des gisements les plus accessibles, donc les moins chers. Parallèlement, la dégradation du climat par l’émission de dioxyde de carbone à partir des combustions vient maintenant lourdement contraindre l’utilisation des combustibles fossiles.
Ensuite, le développement du nucléaire a fasciné. La si petite quantité d’uranium qui permet la production d’un kWh a nourri l’impression d’un potentiel quasi infini. Mais trois limites sont progressivement apparues. Il a fallu reconnaître que malgré la qualité des personnels et la redondance des systèmes de sécurité le risque d’accident majeur ne peut être considéré comme totalement nul. Plus généralement, la durée des effets de la radioactivité, d’une portée temporelle inédite par rapport aux substances chimiques, pose des défis quant à la pérennité de la prise en charge des sites à décontaminer et du stockage des déchets. En outre, les progrès technologiques rendent de plus en plus facile l’accès à l’arme atomique et accentuent le risque de prolifération nucléaire.
On ne doit toutefois pas tirer de ces deux limites rencontrées dans la valorisation des combustibles fossiles et dans le développement du nucléaire des conclusions philosophiques absolues et se garder de tout malthusianisme qui s’alimente de la peur de l’avenir. Il faut seulement prendre conscience que le rêve d’une corne d’abondance énergétique illimitée est illusoire. Toutes les ressources sont limitées, présentent des difficultés d’utilisation, des impacts sociaux et environnementaux négatifs et bien sûr ont un coût. Ces limites varient selon les contextes historiques. La technologie et la culture les déplacent.
Le système cyclique de la production et de la consommation
Pas étonnant dans ces conditions que le secteur de l’énergie soit marqué par des cycles de grande amplitude.
Au départ, la découverte de ressources nouvelles ou les progrès technologiques permettent un accroissement de l’offre d’énergie et une baisse des prix. Il en résulte une augmentation de la consommation d’énergie. Mais cette baisse des prix se traduit par un ralentissement des efforts de prospection. Elle ne permet pas non plus la mise en place de nouvelles filières technologiques. Alors la demande d’énergie tend progressivement à rattraper puis dépasser la capacité de production, ce qui déclenche à la fois des tensions géopolitiques et provoque une hausse des prix. Ce retour des tensions sur l’approvisionnement entraîne à la fois de nouveaux efforts de prospection, la diversification de l’offre par l’émergence de nouvelles filières, des innovations et des investissements massifs pour maîtriser les consommations d’énergie à l’utilisation. Ces efforts et ces progrès permettent à leur tour de détendre de nouveau le marché. Et le cycle recommence.
La période récente a connu plusieurs phases de ces cycles. Après la pénurie d’énergie provoquée par la Seconde Guerre mondiale, les investissements massifs de reconstruction et l’arrivée du pétrole à bas prix du Moyen-Orient ont permis une hausse très forte des consommations dans les années soixante. Une hausse que la mobilisation des ressources n’a pas complètement suivie, ce qui a provoqué les chocs pétroliers de 73 et 79. Pour y répondre, les efforts engagés de maîtrise de l’énergie et de diversification d’approvisionnement (gaz naturel, nucléaire, renouvelables) ont nécessité près de quinze ans pour trouver leurs effets. Ce délai correspond à la période de renouvellement de la majorité des équipements de la vie courante (voitures, appareils de chauffage, électroménager) et au temps de mise en place des équipements les plus lourds (nouveaux gisements, centrales électriques, infrastructures lourdes de transport).
Le succès de ces politiques a permis la baisse des prix du pétrole et des autres énergies de 1986. Ce contre-choc pétrolier a donné l’impression d’une abondance d’énergie retrouvée pour une longue période. Ce mouvement a encore été amplifié par l’effondrement de l’appareil industriel vétuste des anciens pays communistes à partir de 1989 et donc de leur consommation d’énergie. L’énergie est apparue perdre de son caractère stratégique et redevenue un marché de matière première comme un autre.
En conséquence, le débat politique sur l’énergie s’est complètement déplacé. La forte rentabilité permise par les investissements publics massifs consentis auparavant en réponse aux chocs pétroliers a alimenté une demande d’ouverture et surtout de libéralisation des marchés. Les espoirs de rentabilité à court terme des nouveaux entrants ont primé par rapport aux préoccupations de service public et de stratégie de long terme des opérateurs publics nationaux historiques. Cette dominante des questions de gestion a été d’autant plus marquée que seuls les opérateurs privés, habitués à un marché ouvert dépassant les frontières, ont pris en charge le passage d’un marché limité à un cadre national étroit à celui d’un vaste espace européen avec des réductions possibles de coûts par les synergies qu’il permet. L’abondance de l’offre d’énergie et les bas prix qui ont marqué la période récente depuis 1986 ont alimenté un recul progressif de la régulation publique du secteur énergétique, mais ce ne sera qu’en 2007 avec l’ouverture à la concurrence de la totalité du marché de l’électricité que cette restructuration sera achevée. Là encore, il aura fallu près de vingt ans.
L’importance des rythmes de consommation
Mais déjà un nouveau cycle se profile. Un niveau faible d’investissement dans la production d’énergie, l’augmentation très rapide de la consommation d’énergie des pays émergents notamment du Sud-Est asiatique, le redressement des pays en transition, l’accroissement soutenu des consommations pétrolières par le secteur des transports modifient petit à petit la donne. Depuis 2000 déjà, l’offre a de plus en plus de mal à suivre la demande. D’où une nette hausse des prix du pétrole. D’autres facteurs alimentent le sentiment d’un retour proche de période de tension sévère. Le premier est que les investissements massifs mis en place en réponse aux chocs pétroliers vont bientôt arriver en fin de vie et donc nécessiter des besoins importants de capitaux, donc des niveaux de prix qui aient reconstitué les marges pour les dégager.
De plus l’épuisement de gisements de pétrole hors OPEP (États-Unis, mer du Nord) accroît la dépendance vis-à-vis d’un Moyen-Orient politiquement de plus en plus instable. En même temps, les tensions internationales brident fortement le développement du nucléaire civil par crainte de prolifération incontrôlée. Le changement climatique vient en outre profondément modifier la donne en exigeant une refonte profonde des modes de production et de consommation d’énergie et donc imposant des investissements massifs et donc une hausse des prix unitaires. Ce contexte nouveau va exiger une régulation plus forte de l’énergie notamment au niveau international alors que l’on s’est attaché patiemment à déréguler depuis près de vingt ans.
Voilà pour les cycles récents. D’autres enjeux se profilent à plus long terme : un accroissement considérable à venir de la demande d’énergie des pays en développement, une indispensable division moyenne par quatre des émissions de dioxyde de carbone des pays industrialisés pour laquelle les exigences du protocole de Kyoto apparaissent déjà bien timides et la déplétion des ressources pétrolières progressive mais inexorable.
Ce nouveau siècle se présente donc sous un jour moins clair que le précédent. À l’amorce du XXe siècle, les disponibilités en combustibles fossiles et les progrès scientifiques rapides ouvraient la perspective d’une amélioration fantastique des conditions de vie. On peut toutefois avec le recul constater que le XXe siècle fut marqué par un échec politique grave : les progrès technologiques n’ont ni empêché un accroissement des inégalités entre le Nord et le Sud après la fin de la décolonisation ni été encadrés par un progrès des comportements et des institutions pour réduire la violence depuis les deux guerres mondiales. Le XXIe siècle devra faire face à ces deux défis, à savoir assurer le développement d’une population mondiale qui atteindra le seuil de 10 milliards d’habitants dans des conditions d’équité qui puissent réduire les tensions.
Mais en même temps, les prospectives énergétiques aujourd’hui élaborées décrivent toutes la même impasse : les ressources énergétiques fossiles à mobiliser sont à la fois insuffisantes pour permettre la généralisation à tous les peuples du standard de vie des pays industrialisés et en même temps si massives qu’elles déclencheraient une perturbation de l’environnement telle qu’elle dégraderait profondément les conditions de vie sur terre.
L’amélioration de l’efficacité énergétique : quel potentiel ?
Partant de ce constat, réfléchir à un projet énergétique pour ce siècle de portée planétaire revient à mettre la maîtrise de l’énergie au centre du débat.
Si l’on regarde avec recul les deux siècles écoulés, l’accroissement quantitatif des consommations d’énergie a masqué un accroissement inouï de la productivité de l’énergie. L’amélioration des rendements a été générale sur toute la chaîne qui va de l’extraction, la transformation à l’utilisation de l’énergie. C’est ce mouvement qu’il faut à la fois prolonger et intensifier.
Après trente ans d’expérience, le panorama des potentiels d’amélioration de l’efficacité énergétique s’est contrasté. L’industrie, qui a spectaculairement amélioré son intensité énergétique (- 45 % depuis 1973), bute maintenant parfois sur des limites de rendement. Une amélioration nouvelle de l’ordre de 20 % sera accessible à travers essentiellement des changements de procédés, un recyclage des matières premières réduisant le poids si énergivore de la première transformation des matières premières et des passages à l’électricité en remplacement de combustibles fossiles.
Les potentiels de maîtrise de l’énergie sont plus considérables dans les usages thermiques liés aux bâtiments résidentiels et tertiaires. Progressivement depuis 1973, la qualité de la construction a permis de diviser par 2,5 la consommation d’énergie moyenne de chauffage d’une maison neuve identique (isolation thermique, modulation électronique du chauffage, optimisation des chaudières, pose de doubles-vitrages). Une nouvelle division par deux apparaît encore à portée grâce à la conception de vitrages peu émissifs, le traitement des ponts thermiques, la mise au point d’isolants de faible épaisseur et la valorisation des apports solaires directs.
Mais la réhabilitation du parc bâti ancien constitue une tâche considérable. Puisque le rythme de renouvellement des bâtiments est proche du siècle, il faudra un effort rapide et continu. Comme la croissance des besoins est faible vu la stabilité démographique prévisible, on peut viser une réduction de plus d’un tiers des consommations d’énergie pour les usages thermiques. Les besoins d’électricité liés à l’électroménager, à l’informatique et aux appareils de communication sont, eux, davantage en forte croissance. Les enjeux d’amélioration de l’efficacité énergétique dans la conception des appareils grand public sont d’autant plus décisifs que les consommations d’électricité sont presque insensibles à l’usage.
Le secteur des transports présente, lui, un défi d’une tout autre ampleur. La mondialisation de l’économie, la construction européenne comme l’aspiration individuelle au voyage sont les moteurs de l’accroissement des trafics. Le transport présente donc la triple caractéristique d’un taux de croissance des trafics équivalent à celui de l’ensemble de l’économie, une dépendance du pétrole à 95 % et une montée en gamme des véhicules (poids, vitesse maximale) qui a jusqu’à présent absorbé les améliorations des consommations unitaires des véhicules obtenues grâce aux progrès technologiques réalisés. Maîtriser les consommations d’énergie va impliquer de progresser dans cinq voies indissociables : adapter les véhicules à leur usage réel, c’est-à-dire les alléger et les adapter aux limitations de vitesse, améliorer les rendements des véhicules notamment via la technologie hybride, progresser dans les alternatives énergétiques (véhicules électriques, biocarburants), développer les transports publics et ferroviaires et adopter de meilleurs comportements de conduite. Cette mutation de grande ampleur doit être engagée sans tarder car elle implique la construction d’infrastructures lourdes. C’est aussi le secteur déterminant pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Desserrer la contrainte de l’approvisionnement en énergie
Le développement des énergies renouvelables est l’autre composante décisive de la politique de maîtrise de l’énergie. Les avis les concernant sont exagérément contrastés. Certes certaines filières nécessitent des progrès techniques encore importants pour connaître une diffusion massive à bas coût : le photovoltaïque (réduction du coût des cellules, intégration dans les composants du bâtiment), la géothermie grande profondeur pour la production d’électricité comme de chaleur, la fabrication de biocarburants à partir des plantes entières ou de matières ligneuses ; ce qui est alors déterminant, c’est la constance dans l’effort de recherche et le soutien dans la phase d’expérimentation.
Mais d’autres filières sont technologiquement mûres et nécessitent plutôt une optimisation des matériels et l’intégration dans des productions industrielles en grandes séries : le chauffage au bois, l’éolien, le solaire thermique, l’habitat bioclimatique, la microhydraulique et le biogaz issu des déchets. Il en résultera d’autant plus une réduction décisive des coûts que seront résolues des disparités économiques vis-à-vis des combustibles fossiles et de l’électricité (primes commerciales, récupération de TVA sur les investissements, taxation sur les abonnements, accès à des capitaux avec de bas taux d’intérêt). Ce développement des énergies renouvelables revient à éviter des sorties de devises pour importer des combustibles fossiles au profit de la valorisation de ressources locales et le développement de l’emploi national.
Il implique un soutien public affirmé en phase d’émergence, comme en ont d’ailleurs bénéficié par le passé les autres énergies ; il devra ensuite décroître au fur et à mesure que les coûts baisseront. La contribution des énergies renouvelables qui est aujourd’hui de 18 Mtep (6 %) pourrait être portée à 80 Mtep d’ici une génération pouvant alors assurer entre 30 et 40 % de l’approvisionnement énergétique total.
Une stratégie énergétique de long terme doit être décomposée en deux parties. Un consensus devrait être trouvé pour engager toutes les politiques qui desserrent les contraintes pesant sur l’approvisionnement énergétique qu’elles découlent de la dépendance énergétique, des impacts environnementaux ou des risques technologiques. Ce sont les progrès d’efficacité énergétique, la valorisation des ressources renouvelables, une réorientation profonde des priorités dans les transports ainsi que la généralisation de comportements d’usage plus sobres. Toutes ces politiques ont en commun d’accroître l’indépendance énergétique et de réduire la fragilité du système.
Bien évidemment toutes ces politiques d’intérêt commun ne suffiront pas à boucler le bilan énergétique. Il faudra ensuite arbitrer entre l’utilisation des combustibles fossiles et le nucléaire. Chaque énergie a ses atouts et ses inconvénients. Ils sont difficilement comparables. On doit d’ailleurs se préparer pour les décennies à venir à des révisions régulières de leur classement. Le gaz tient actuellement la corde, puisque ses parts de marché grimpent tant dans les applications industrielles que dans les usages thermiques domestiques et la production électrique, mais cet engouement pourrait rapidement induire des tensions sur les marchés d’approvisionnement.
Aujourd’hui le charbon est très décrié à cause de son mauvais bilan environnemental (émissions de soufre, de dioxyde de carbone), mais il reste la ressource la plus abondante au monde, donc celle dont le prix restera le plus stable. La volonté de réduire la consommation de pétrole va de son côté devenir de plus en plus difficile au fur et à mesure que l’on s’attaquera aux usages où il est prédominant (transport, pétrochimie).
Le développement du nucléaire reste conditionné à sa capacité à éviter tout accident majeur, à trouver un accord collectif sur la gestion des déchets nucléaires et le démantèlement des installations. En outre son avenir va être déterminé par sa capacité à s’adapter aux réseaux électriques des pays en développement. Mais la donnée nouvelle est l’émergence depuis le 11 septembre d’un fanatisme désespéré qui interdit toute prolifération des matières nucléaires. Au-delà de l’opposition de principe entre pronucléaires et antinucléaires, le nucléaire doit être compris comme une stratégie de second choix puisqu’il substitue un risque à un autre.
Repenser la gouvernance énergétique
Les enjeux vont aussi exiger l’émergence enfin d’une politique européenne coordonnée. Comme les politiques nationales restent fortement contrastées (recours au nucléaire, rôle des collectivités locales, place de la cogénération), le seul axe d’accord possible est de s’accorder d’abord sur le premier niveau de choix : efficacité énergétique, valorisation des renouvelables, réorientation des transports et sobriété des comportements.
Mais les choix énergétiques ne sont pas que technologiques, ils sont aussi politiques. Le débat récent sur la libéralisation de l’énergie a contourné une crise plus profonde de la gouvernance du secteur énergétique. Les acteurs qu’ils soient privés ou publics échouent tous dans la prise en charge sérieuse d’objectifs ambitieux de maîtrise de l’énergie et dans celle des contraintes de long terme quant à la disponibilité des ressources et quant aux impacts environnementaux.
Les États se sont désengagés du secteur de l’énergie en le justifiant par la libéralisation du secteur alors qu’en fait ils sont avant tout confrontés à une grave crise financière. Leur gestion est totalement dominée par une réduction de la pression fiscale sur les entreprises et le travail compte tenu d’une concurrence accrue liée à la mondialisation de l’économie tandis qu’un fort chômage endémique et une croissance économique faible aggravent le poids des budgets sociaux dans les charges de l’État.
L’État a de fait renoncé à agir dans le secteur énergétique par la dépense publique en réduisant la voilure de son effort de recherche et de soutien à la maîtrise de l’énergie en même temps qu’il proclame ne pas vouloir utiliser davantage l’outil fiscal après le rejet de l’élargissement de la TGAP à l’énergie. Par ailleurs, la suppression des monopoles publics va définitivement réduire ses capacités de pilotage des tarifs de l’énergie et d’intervention en matière de politique industrielle.
Cette crise de l’intervention publique est aujourd’hui commune à tous les pays. Les expériences d’ouverture du marché déjà acquises sous différentes latitudes montrent les limites préoccupantes des marchés libéralisés. La baisse des prix liée à l’accroissement de la concurrence est plus que compensée par le remplacement de l’actionnaire public par des actionnaires privés, plus gourmands en rémunération du capital.
L’instabilité de l’actionnariat des compagnies dans un mouvement généralisé de concentration vers la constitution d’un oligopole impose des critères de gestion de court terme. La faiblesse des investissements engagés va progressivement fragiliser le secteur (difficulté à assurer les pointes de consommation électrique, insuffisance des investissements dans la logistique gazière, vieillissement progressif de l’appareil de production, vulnérabilité des réseaux de transports d’énergie, insuffisance des efforts de recherche et de mise en place de nouvelles filières) et probablement dégrader sa capacité d’adaptation à des changements brusques de contexte (approvisionnement énergétique, prix, risques technologiques). Le secteur privé ne peut étendre l’accès de tous à l’énergie et prendre en charge l’extension des réseaux sans péréquation tarifaire alors que c’est l’enjeu majeur des pays en développement.
Ces difficultés ne sauraient pourtant pas remettre en cause le dépassement irrémédiable des monopoles nationaux et la nécessité d’en appeler aux capitaux privés pour relayer le désengagement de la puissance publique. Mais ces insuffisances du secteur privé comme celles des États rendent indispensable un progrès considérable dans la gouvernance du secteur de l’énergie à travers une mise à jour des missions de service public et un renforcement de la régulation.
Les quotas échangeables : une voie pour impliquer le privé et le public dans les économies d’énergie
Le seul lieu de débat où ces questions ont été clairement mises sur la table a été finalement le protocole de Kyoto. La régulation du climat par l’ensemble de la communauté humaine implique en effet la mise en place d’objectifs de long terme avec des quotas impératifs vis-à-vis de chaque pays. Cette régulation devant couvrir les acteurs publics et privés a posé la question majeure des instruments d’intervention. Les tenants d’une intervention publique forte ont vite buté sur l’impossibilité de dégager un accord international sur l’harmonisation des fiscalités et des efforts publics d’investissement et d’aide au développement. Les tenants d’un marché ouvert ont dû concéder que les quotas d’émissions fixés sur les États devaient d’une façon ou d’une autre redescendre en cascade sur les acteurs économiques.
De ce débat a émergé une nouvelle catégorie d’instruments : les quotas échangeables. Ces instruments allient la puissance de l’autorité régalienne par la fixation de quotas impératifs vis-à-vis des acteurs privés ou publics sous peine d’amende, avec la souplesse du marché en permettant des transactions entre ceux qui dépassent leurs quotas et ceux qui ne parviennent pas à les respecter, directement sur le marché sans passage par les finances publiques. Ce concept général connaît déjà différentes déclinaisons : la directive européenne sur les quotas échangeables portant sur 6 grandes branches industrielles et le secteur de l’énergie, le mécanisme de développement propre prévu dans le protocole de Kyoto pour les pays en développement et la création de marchés de certificats d’économies d’énergie au Royaume-Uni et maintenant en France avec leur inscription dans la récente loi d’orientation sur l’énergie. Ces derniers permettent à l’État de fixer des taux d’économies d’énergie à atteindre par les vendeurs d’énergie, sous peine d’amende, à charge pour eux de pousser leurs clients aux économies quitte à les rémunérer pour ce faire. Leur métier passe ainsi d’un intéressement à accroître leurs ventes à la recherche d’une meilleure qualité de service final pour le client.
Le problème lancinant auquel la maîtrise de l’énergie est confrontée depuis trente ans – à savoir comment déclencher des investissements massifs par une myriade d’acteurs dans une capacité budgétaire publique inévitablement limitée – trouverait ainsi une issue positive. L’État peut en effet, à partir d’exercices de prospective largement débattus, répartir les objectifs à atteindre par énergies et grandes catégories d’acteurs, élaborer une programmation de moyen et long terme et articuler pour y parvenir différents instruments de politique publique : la réglementation, l’investissement public dans des secteurs clés (la recherche, les transports collectifs, l’émergence de filières nouvelles), la fiscalité et, comme terme de bouclage, le marché de quotas échangeables.
Il faut toutefois comprendre que cette nouvelle génération d’instruments d’économie mixte va demander près d’une décennie pour être maîtrisée. À côté de ceux-ci, la fiscalité reste un outil précieux par sa simplicité de mise en œuvre et sa stabilité. Il faut toutefois se dégager de conceptions soit trop punitives soit trop rémunératrices pour l’État en lui fixant un rôle central clair : accroître la qualité du fonctionnement du marché en rapprochant les prix pratiqués de la vérité des coûts. La fiscalité doit ainsi introduire dans les prix une prise en compte sincère des externalités sociales et environnementales qui doivent être payées par le consommateur plutôt que renvoyées sur le contribuable pour couvrir les dépenses publiques de réparation.
La nécessité d’une évolution massive des comportements
Cette qualité de la régulation couvrant à la fois le secteur public et le secteur privé est probablement indispensable à une évolution massive des comportements. La société davantage transparente qui émerge est caractérisée par un souci d’équité dans la répartition des efforts. Si chacun reconnaît dans un élan du cœur, lorsque sollicité, que les comportements doivent être améliorés (choix d’achat, économies d’énergie, préférence pour les énergies renouvelables, comportements de conduite…), c’est aussitôt pour souligner que son passage à l’acte doit être soutenu par celui des autres à commencer par les collectivités publiques et les entreprises. En clair, je fais si tu fais.
Mais on aurait tort d’assimiler une amélioration forte des comportements avec le basculement dans une société moralisatrice et d’autosurveillance. Des progrès technologiques pourront soulager le consommateur d’une vigilance quotidienne trop pénible pour peu qu’il ait été attentif lors de l’achat (électroménager performant, logement bien isolé, régulation du chauffage). Des prix davantage sincères car intégrant via la fiscalité la contrepartie des impacts environnementaux des consommations d’énergie in fine à la charge de tous pourront mieux guider les choix en clarifiant la hiérarchie entre différentes options. Des mécanismes de quotas échangeables imposant au vendeur d’impliquer son client dans une plus grande efficacité de l’usage de l’énergie modifieront aussi la perception collective globale de l’enjeu de la maîtrise de l’énergie. En appui, à tout cela, il faudra bien sûr que le système éducatif et surtout les médias de masse se voient fixer en la matière des missions de culture scientifique, d’éducation populaire et de formation des comportements.
En trente ans, il faut ainsi constater un déplacement considérable du jeu d’acteurs. Au départ, la figure centrale du système énergétique était celle de l’ingénieur qui par son savoir-faire domine les forces de la matière et assure l’accroissement de l’offre d’énergie indispensable au progrès social, le consommateur d’énergie étant, lui, cantonné dans le rôle passif d’un usager sans cesse plus gourmand. Maintenant, l’acteur déterminant est devenu ce consommateur dont la qualité des décisions d’achat et des comportements d’usage va déterminer le niveau de l’approvisionnement en énergie.
Les opérateurs énergétiques sont, eux, maintenant confrontés à une difficile optimisation entre des sources d’approvisionnement aux contraintes, risques et pollutions multiformes (et donc avec une acceptation sociale faible des nouveaux équipements). Le secteur de l’énergie, en même temps qu’il s’est restructuré à la dimension européenne, doit simultanément se décentraliser, s’inscrire dans le développement local notamment en valorisant les ressources renouvelables, associer tous les acteurs territoriaux jusqu’aux ménages et se relégitimer à travers l’offre d’emplois. L’énergie était depuis la Libération avant tout l’affaire de l’État, elle est maintenant celle de la société tout entière.
Pour une culture collective mondiale de l’énergie
Cette question majeure d’une culture collective en matière de maîtrise de l’énergie se pose aussi à l’échelle internationale. Le fossé entre les États-Unis et l’Europe ne cesse, semble-t-il, de s’élargir. Pour des niveaux de vie tout de même assez comparables, un Français consomme deux fois et demi moins d’énergie qu’un Américain et émet trois fois moins de gaz à effet de serre. Explication : des deux côtés de l’Atlantique, l’histoire récente de l’énergie a été vécue complètement différemment.
L’Europe, de plus en plus dépourvue de combustibles fossiles, a été fortement frappée par les chocs pétroliers des années soixante-dix. Pour parvenir à assurer la progression des niveaux de vie en étant de plus en plus dépendante de ses importations elle s’est petit à petit engagée vers une efficacité plus grande de l’usage de l’énergie et plus récemment dans le développement des énergies renouvelables ; par tradition, elle a maintenu un niveau élevé de services publics notamment dans le domaine des transports. Quand la question climatique a émergé dans les années quatre-vingt- dix, les Européens ont accepté cette contrainte nouvelle car elle était du même type que celle à laquelle ils avaient été confrontés vingt ans plus tôt. La diminution des émissions polluantes a ainsi partout légitimé une volonté accrue de maîtrise de l’énergie. D’où un engagement volontariste dans le protocole de Kyoto (au moins au plan du discours).
L’évolution américaine fut tout autre. Les États-Unis, riches en énergies, n’ont pas été frappés aussi fortement par les chocs pétroliers. La faible densité de population y induit aussi des comportements énergétiques plus dispendieux (taille des logements, distances à parcourir). Le style de vie américain est perçu comme rendant indispensable une consommation importante et croissante d’énergie. Dès lors le débat posé lors du protocole de Kyoto de la fixation d’une réduction des émissions de gaz à effet de serre a bien constitué pour ce pays la première limitation historique de ce type à laquelle il ait eu à faire face. En conséquence, les pays en développement ont bien devant eux deux modèles de développement qui divergent. Ils perçoivent de plus en plus clairement que le mode de vie américain n’est pas généralisable à toute la planète à la fois en termes de disponibilité en ressources et de capacité d’absorption par l’environnement. Les pays émergents notamment du Sud-Est asiatique présentent des caractéristiques de densité, de dépendance énergétique et de pression environnementale similaires à l’Europe.
La négociation sur le climat a donc clairement fait émerger un axe stratégique central entre d’un côté l’Europe et le Japon et de l’autre côté les pays en développement. En effet, le développement des pays du Sud sera d’autant plus facile qu’il sera sobre en énergie et évitera la dégradation de l’environnement. Les pays industrialisés ont pour leur part à développer des technologies efficaces à la fois pour eux-mêmes et dans la perspective des marchés du Sud. Les États-Unis sont de fait à l’écart de cet enjeu central, et pas seulement à cause de la décision de retrait du protocole de Kyoto par G. W. Bush.
Et finalement, ce qui place la maîtrise de l’énergie au centre des choix énergétiques, c’est la modestie qu’imposent les enjeux vertigineux de ce siècle. Elle est indéniablement source de flexibilité et de liberté.