Jean-Jacques LEVALLOIS (31) 1911–2001
Jean-Jacques Levallois, ingénieur général géographe honoraire, secrétaire général honoraire de l’Association internationale de géodésie, est décédé à Paris le 31 août 2001 dans sa quatre-vingt-onzième année à la fin d’une carrière professionnelle exemplaire, toute consacrée à la géodésie.
Pendant près d’un demi-siècle, il fut à la fois, en France, chercheur, théoricien, praticien, professeur et un guide sûr et un modèle pour des générations de jeunes géodésiens. Au plan international, il se consacra pendant plus de trente ans, dont quinze comme secrétaire général, aux activités de l’Association internationale de géodésie et travailla ainsi en étroite coopération avec les géodésiens du monde entier.
Né le 26 juin 1911 en région parisienne, il fit de bonnes études scientifiques et intégra l’École polytechnique en 1931. À la sortie de l’École, en 1934, il fit pendant quelques années carrière dans l’armée. De tempérament assez indépendant et se sentant attiré par une carrière plus scientifique, il opta en 1937 pour le Service géographique de l’armée (SGA). L’influence de Georges Perrier, professeur de géodésie-astronomie à l’École polytechnique, n’était sans doute pas étrangère à ce choix et à la naissance de la vocation de géodésien du jeune officier Levallois. Ce dernier profita alors en arrivant au SGA des cours de géodésie et d’astronomie professés par Georges Laclavère et Pierre Tardi. Il mit immédiatement en pratique ses fraîches connaissances dans ces disciplines lors des travaux de constitution du réseau géodésique de 1er ordre en France, sur le terrain, puis au bureau pour les calculs en découlant.
Lorsqu’en juillet 1940 le Service géographique de l’Armée fut dissout et donna naissance à l’Institut géographique national (IGN), le capitaine J.-J. Levallois souhaita intégrer ce service civil et fut nommé ingénieur géographe. Pendant la durée de la guerre il put continuer à participer aux travaux de géodésie en France (parallèle de Toulouse et stations de Laplace, de Belus et Chadenac, comme adjoint à G. Laclavère). À la Libération, il rejoint Paris et est affecté au Bureau technique de la géodésie, comme responsable des études. Il se consacre notamment à des travaux d’adaptation des réseaux géodésiques européens, pour lesquels il donne rapidement d’excellentes solutions. Ces travaux sont fort appréciés des armées alliées dont le haut commandement adresse à l’IGN et à M. Levallois ses satisfactions » pour l’ardeur, la grande compétence scientifique déployée dans diverses études d’un grand intérêt géodésique, auxquelles il a donné les solutions les plus remarquables « . Il faut voir là un des traits de la personnalité de J.-J. Levallois : il conçoit et il réalise.
Ses premiers travaux scientifiques seront également remarqués par l’Académie des sciences qui lui décerne – ainsi qu’à son jeune assistant, Michel Dupuy, – le Prix Saulces de Freycinet en 1948. J.-J. Levallois va continuer à diriger et animer les travaux de traitement des données géodésiques dans lesquels il sait impliquer des jeunes ingénieurs de talent enthousiasmés par l’ambiance de travail et la qualité des résultats (c’est le début des calculs électroniques !).
En 1962, il est nommé directeur de la géodésie à l’IGN. À ce niveau, il applique toujours les mêmes principes : organiser le travail, impliquer tout le personnel et développer les méthodes et les outils. La Direction de la géodésie se réforme de l’intérieur : les différentes unités communiquent mieux entre elles, des passerelles permettent des échanges de personnels et le niveau scientifique s’élève. Elle se tourne aussi vers l’extérieur, son directeur invite des spécialistes français et étrangers à venir discuter avec ses ingénieurs. Il organise avec le Centre national de la recherche scientifique et le Centre national d’études spatiales des colloques internationaux sur les sujets nouveaux qui préoccupent les géodésiens, géodésie spatiale entre autres. Dans ce dernier domaine, il pousse l’IGN à s’impliquer dans les études et travaux.
C’est sous son impulsion et avec la collaboration des ingénieurs des laboratoires techniques de l’IGN que sont mises au point des chambres photographiques balistiques. Elles permettront, de 1960 à 1967, de résoudre les problèmes de liaison géodésique à grandes distances : France-Afrique du Nord, Europe-Açores, Europe-Afrique, et de développer le savoir-faire des géodésiens français dans ce domaine, théorie, travaux et calculs, sans oublier la discussion des résultats. Des compétences existent donc dans quelques centres français : géodésiens, géophysiciens, astronomes. J.-J. Levallois pense alors faire travailler ensemble tous ces spécialistes de la géodésie spatiale naissante et il va mener, pour l’IGN, des négociations avec les représentants des organismes concernés. Elles aboutiront, en 1971, à la création du Groupe de recherches de géodésie spatiale (GRGS) formé par le Bureau des longitudes, le Centre national d’études spatiales, l’Institut géographique national et l’Observatoire de Paris. Désormais la géodésie française est bien présente dans toutes les activités spatiales nationales et internationales.
Les travaux de géodésie » terrestre » ne sont pas négligés pour autant : les observations du réseau de 1er ordre de la Nouvelle Triangulation française s’achèvent en 1957. Pour obtenir les meilleures coordonnées possibles différentes méthodes de calculs des grands systèmes sont mises au point avec la participation active du chef de direction. Puis ce réseau est intégré dans l’ensemble des réseaux de l’Europe de l’Ouest et du Nord pour constituer le nouveau Datum européen.
Un autre grand chantier de géodésie national a été également entrepris à l’initiative et sous la responsabilité de J.-J. Levallois, il s’agit de la reprise du réseau de nivellement de 1er ordre en France. Le réseau existant (réseau Lallemand observé dans les années 1880) ne répondait plus aux exigences modernes : précision insuffisante, disparition de nombreux repères, affaissement de terrain sous certaines zones, surrection dans d’autres. Avec l’accord du directeur de l’IGN, le réseau de 1er ordre fut donc repris, de 1962 à 1967, avec de nouvelles normes de précision, des mesures de pesanteur associées et la fermeture des mailles de bordure. Ce nouveau réseau a été intégré aisément au Réseau européen unifié de nivellement (REUN). Des comparaisons avec les réseaux antérieurs (Lallemand, Bourdaloue) montrent des phénomènes qu’il y a lieu d’approfondir (niveau des mers, surrection des zones montagneuses…). J.-J. Levallois n’a pas manqué de lancer ces études, tant au plan national qu’européen.
Il a aussi voulu doter la France d’un canevas astronomique afin d’étudier les déviations de la verticale sur le territoire national. Il a fait observer un canevas d’environ 500 points communs au réseau géodésique. Il a ensuite, à partir de ces données, calculé un géoïde astro-géodésique pour la France, qu’il étendra à toute l’Europe à l’aide des déviations de verticales collectées par le brigadier Bomfoul.
J.-J. Levallois ne s’est pas uniquement contenté de faire vivre et progresser la géodésie, il l’a enseignée dans différentes écoles françaises spécialisées dans la formation professionnelle (École nationale des sciences géographiques, IGN, École supérieure des géomètres et topographes, Conservatoire national des arts et métiers, École nationale du génie rural, ministère de l’Agriculture) et à l’université (diplôme d’études approfondies d’astronomie et de mécanique céleste). En ces occasions, il a rédigé des cours adaptés aux buts poursuivis par ces formations. Il s’est inspiré de ses expériences professionnelles, de ses discussions avec des collègues français et étrangers et de l’étude des publications de leurs travaux (il a appris le russe pour lire les ouvrages des géodésiens russes comme Molodensky).
Pour couronner sa carrière d’enseignant il met un point d’honneur à rédiger et publier, en 1969, un ouvrage, en langue française, intitulé Géodésie générale, faisant le point, trente ans après la parution du Traité de Géodésie de Pierre Tardi et Georges Laclavère, des connaissances » générales » en géodésie. Pour la partie » mécanique céleste et mouvement des satellites artificiels « , Jean-Jacques Levallois a reçu le concours de Jean Kovalevsky, grand spécialiste en la matière. Inutile de préciser que cet ouvrage a eu un grand succès auprès des géodésiens, étudiants et professeurs, français et étrangers (il a été traduit en anglais et espagnol).
Pour toute cette activité, ses travaux et services, J.-J. Levallois a reçu de nombreuses distinctions françaises, on note particulièrement : la croix de guerre, les palmes académiques, le grade d’officier de la Légion d’honneur. Il a aussi été membre correspondant de l’Académie des sciences et du Bureau des longitudes où il apporta son concours quasiment jusqu’à ses derniers jours.
Mais la carrière de Jean-Jacques Levallois a largement débordé du cadre national, ses qualités d’organisateur méticuleux et bienveillant, ses travaux de géodésie pratique et théorique l’ont fait apprécier de ses collègues étrangers et particulièrement au sein de l’Association internationale de géodésie. Dans le sillage de Georges Perrier et de Pierre Tardi il entre à l’Association dès 1951 comme secrétaire adjoint, puis en devient secrétaire général à partir de 1960 jusqu’en 1975. Pendant toute cette période, poursuivant l’œuvre de ses prédécesseurs, il affirme le rôle du Bureau central de l’AIG, véritable cœur qui irrigue tous les organes de ce grand corps, sections, commissions, groupes spéciaux d’études.
Tout d’abord, il remet sur de bons rails le Bulletin Géodésique, véritable outil de liaison entre les membres de l’Association : officiels, membres individuels, comités nationaux. La reprise en main du Bulletin par le Bureau central, après une période quelque peu chaotique, se traduit vite par la remontée du nombre des abonnés et la satisfaction des lecteurs et des auteurs d’articles de bonne qualité. J.-J. Levallois s’intéresse aussi à l’amélioration du fonctionnement de l’AIG : notant la nécessité d’une prise en compte de l’apport des techniques spatiales à la géodésie, il suggère une évolution des structures internes de l’Association. Un comité de sages (comité Cassini) se réunit à Londres en 1970 et met au point cette nouvelle structure qui est adoptée par l’Assemblée générale, à Moscou en 1971.
De même, le secrétaire général, se faisant l’écho des préoccupations de nombreux géodésiens, propose que l’Association revoie, sans retard, les » constantes fondamentales de référence » du modèle terrestre adoptées en 1924 et 1930. En conséquence, à l’Assemblée générale de Lucerne (1967), l’UGGI et l’AIG formulent des vœux pour de nouvelles valeurs de a, GM et J2 et la publication dans le Bulletin Géodésique des paramètres de l’ellipsoïde équipotentiel (ellipsoïde de référence 1967) correspondant à ces valeurs.
Un groupe d’experts est alors désigné pour mettre au point ces paramètres, il comprend, outre J.-J. Levallois, J. Kovalevsky, H. Moritz et S. Milbert. Les résultats des calculs menés séparément par ces quatre spécialistes, à partir de leurs propres formules et méthodes, sont parfaitement en accord. Le secrétaire général publie les détails et résultats de cette magnifique opération dans la » Publication spéciale n° 3 du Bulletin Géodésique : Système géodésique de référence 1967 « . Des mesures ultérieures plus précises résultant d’observations nouvelles et plus nombreuses permettent de définir un nouveau système de référence en 1980 qui, lui-même, sera encore amélioré par la suite. Mais ce seront toujours les formules et méthodes élaborées par le groupe de 1967 qui seront utilisées pour le calcul des paramètres du système de référence évolutif.
Cet épisode montre bien que J.-J. Levallois se révélait comme un excellent administrateur soucieux de maintenir l’Association dans son rôle de référence des connaissances physiques et dynamiques du solide-Terre, mais aussi comme un géodésien désireux de faire avancer ces connaissances. Aussi a‑t-il apporté de nombreuses contributions : champ extérieur de la pesanteur, potentiel terrestre, déviation de la verticale, géoïde astro-géodésique en France et en Europe, géoïde gravimétrique, et aussi études expérimentales sur la réfraction géodésique menées avec ses élèves ingénieurs de l’École nationale des sciences géographiques au cours des années 1950.
Après avoir quitté sa charge de secrétaire général de l’AIG, J.-J. Levallois prendra en 1975 celle de directeur du Bureau gravimétrique international. Il en maintiendra l’activité pendant quatre années difficiles à Paris, tout en préparant le transfert à Toulouse où le nouveau directeur, G. Balmino, trouvera de meilleures conditions de travail. Et en 1980, l’AIG confie à J.-J. Levallois la direction d’un groupe spécial d’études (GSE n° 067) : Histoire de la Géodésie. Il était tout désigné pour ce nouveau poste en raison de ses hautes compétences en géodésie et de sa parfaite connaissance de l’histoire géodésique. Il venait en effet de publier dans le Bulletin Géodésique une » Notice historique » sur l’Association internationale de Géodésie, depuis la création de la » Mitteleuropäische Gradmessung « , en 1864, jusqu’en 1979. Ce document a révélé les talents d’historien du secrétaire général honoraire de l’Association et a fourni ainsi une référence historique bien documentée et très complète.
Après 1984, J.-J. Levallois n’a plus de fonction officielle à l’AIG, mais il revoit avec plaisir les membres du Comité exécutif lors des réunions à Paris. Il continue encore quelques études sur la pesanteur et le géoïde, ne négligeant pas les apports de l’outil GPS en géodésie. Poursuivant ses recherches historiques sur la géodésie, il publie, en 1988, une importante histoire de la géodésie française intitulée Mesurer la Terre – 300 ans de géodésie française : de la toise du Châtelet au satellite.
Pour couvrir tout le spectre des activités géodésiques françaises il a su faire participer à cette œuvre C. Boucher, pour la géodésie spatiale récente, et les ingénieurs J. Bourgoin, A. Comolet-Tirman et A. Roubertou du SHOM, pour l’apport des hydrographes et des marins. C’est encore un ouvrage fort complet, riche de considérations sur l’apport des géodésiens français à la connaissance de la Terre que J.-J. Levallois livre à un très large public.
Pour une œuvre aussi importante, pour une carrière aussi bien remplie tout entière consacrée à la géodésie, J.-J. Levallois a reçu de nombreuses récompenses nationales et internationales. Ce sont ces dernières qui l’ont le plus touché, la plus importante de toutes est sûrement » la médaille Levallois » créée en 1979 par l’Association internationale de géodésie en hommage à Jean-Jacques Levallois pour son œuvre valeureuse au sein de l’Association, en particulier pendant la longue période où il en fut le secrétaire général, de 1960 à 1975.
La médaille Levallois est alors décernée tous les quatre ans en reconnaissance d’éminents services rendus à l’Association ou à la géodésie en général. Et le premier récipiendaire de cette médaille fut Charles Whitten, président de l’AIG de 1960 à 1963. Quelle chance pour l’AIG d’avoir eu pendant la période 1960–1980 ces deux grands géodésiens à son service !
Michel Louis (51)
et Claude Boucher (69)
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Ancien Élève de Jean-Jacques Levallois
Je me suis appuyé personnellement sur les connaissances que m’avait inculquées Jean-Jacques Levallois, mon maître à penser en matière de géodésie et astronomie, durant mes deux années à l’École Nationales des Sciences Géographiques 1949–51.
En particulier lorsque, ayant enseigné ces matières au Liban à l’École Supérieure d’Ingénieurs de Beyrouth, j’entrepris de compenser le réseau géodésique Syro-Libanais ainsi que celui de Nivellement avec l’aide de mes élèves devenus ingénieurs à la Direction des Affaires Géographiques Libanaises et de la puissance des nouveaux moyens de calcul électronique de l’I.G.N. (CAB 500 puis IBM 1130).
Partant des travaux du Mémorial de l’Ingénieur en Chef Lejeune, je pus constater que la notion de déviation de la verticale n’était pas encore très bien assimilée dans les années 1920, époque de la création de la géodésie des Établissements Français du Levant. En particulier les corrections à appliquer aux points de Laplace de l’observatoire de Ksara et de la base de Bab en Syrie du nord avaient été omises, d’où une erreur, non comprise à l’époque, de plus de 2 minutes d’orientation de la chaîne géodésique.
Cet écart était dû au fait que Ksara, situé sur le flanc est du Mont Liban, se trouve en une zone mal choisie en matière d’orientation de la verticale du fait des masses montagneuses à proximité (Vallée de la Bekaa et l’Anti-Liban en face).
De même le nivellement n’appliquait que la correction orthométrique, alors que nous nous étions servi des travaux de gravimétrie sur tout le Liban que venait de réaliser Jean Thiberghien pour sa thèse de doctorat en introduisant les altitudes normales pour faire fermer les traverses de premier ordre. Les écarts atteignaient jusqu’à 40 cm.